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LES ECHOS DE SAINT-MAURICE Edition numérique Jean ERACLE La prière du coeur Dans Echos de Saint-Maurice, 1961, tome 59, p. 148-167 © Abbaye de Saint-Maurice 2012
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La prière du cœur

Jan 05, 2017

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  • LES ECHOS DE SAINT-MAURICE

    Edition numrique

    Jean ERACLE

    La prire du cur

    Dans Echos de Saint-Maurice, 1961, tome 59, p. 148-167

    Abbaye de Saint-Maurice 2012

  • UN ASPECT DE LA SPIRITUALITE ORIENTALE

    LA PRIERE DU CUR

    et sa technique

    Le dsir de l'Unit chrtienne s'affirme tous les jours davantage dans le monde. De tous cts montent vers Dieu les accents de la prire que Jsus pronona la veille de sa mort : Que tous soient un ! (Jean XVII, 21). Au cur de cet immense incendie de prire ardente pour l'Unit, des efforts nombreux s'accomplissent, afin que les mfiances et les prjugs soient consums par le feu de charit et qu'ainsi clate la Vrit du Christ qui seule peut rassembler tous les chrtiens.

    Pour apporter une petite contribution cet effort, es-sayons de porter nos regards sur le vaste trsor de la spi-ritualit de nos frres d'Orient et tentons de pntrer un peu dans ce domaine mystrieux, souvent mal compris, de la pratique de la prire du cur appele aussi prire de Jsus.

    A travers l'Histoire

    La spiritualit dont nous allons parler plonge ses racines dans les premiers sicles du christianisme et se prsente comme l'harmonieuse synthse de plusieurs courants mysti-ques trs anciens.

    Un intellectuel se fait ermite

    Au IVe sicle, un intellectuel d'Asie Mineure, Evagre le Pontique, disciple des saints Grgoire de Naziance, Basile de Csare et Grgoire de Nysse, se retire dans le dsert

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  • d'Egypte pour y mener la vie rmitique. Le premier, il es-saie d'laborer une doctrine de la prire telle qu'elle tait pratique par les Pres du Dsert.

    La prire, disait-il, est une conversation de l'intellect avec Dieu.

    Celui qui aime Dieu converse sans cesse avec lui comme avec un Pre, en se dpouillant de toute pense passionne.

    Ne te figure pas la divinit en toi lorsque tu pries, ni ne laisse ton intelligence accepter l'empreinte d'une forme quel-conque ; tiens-toi en immatriel devant l'Immatriel et tu comprendras.

    Cette prire, Evagre l'appelait la prire pure parce qu'elle ne pouvait se raliser que dans l'absence de toute pense passionne, autrement dit dans une totale impassibilit (apa-theia) l'intrieur de l'esprit.

    Il faut inspecter son cur

    A la mme poque, saint Macaire d'Egypte enseignait une prire trs facile : elle consistait en de courtes paroles in-lassablement rptes et qui jaillissaient du cur ; la forme la plus utilise de cette prire dite monologique tait le Kyrie eleison.

    La tradition attribua saint Macaire toute une srie d'Homlies spirituelles o tait enseigne une forme spciale de prire appele prire du cur.

    Approche-toi de la prire, inspecte ton cur et ton es-prit et prends la rsolution de faire monter vers Dieu une prire pure.

    La grce grave dans le cur des fils de lumire les lois de l'Esprit. Ils ne doivent donc pas seulement puiser leur assurance dans les Ecritures d'encre, car la grce de Dieu grave aussi les lois de l'Esprit et les mystres clestes sur les tables du cur. Le cur, en effet, commande et rgit tout le corps. La grce, une fois qu'elle s'est empare des pturages du cur, rgne sur tous les membres et les penses. Car c'est en lui que sont l'esprit et toutes les pen-ses de l'me et son esprance.

    Les marchands rassemblent de toute la terre des sources de profit terrestre. Ainsi, les chrtiens, par l'ensemble des vertus et la puissance du Saint-Esprit, rassemblent de toute la terre les penses disperses de leur cur. C'est la plus belle et la plus vraie des affaires...

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  • La puissance de l'Esprit divin a pouvoir de rassembler le cur dispers par toute la terre dans l'amour du Seigneur pour en transporter la pense dans le monde ternel.

    D'aprs ces textes, le cur tait considr comme le cen-tre de l'homme : en lui pouvaient se runir toutes les ner-gies du corps, de l'me et de l'esprit. La prire ne devait donc pas seulement tre pure de passions et sobre de pen-ses, mais encore tre le fruit d'une totale unification de l'homme dans son cur par l'action de l'Esprit-Saint.

    Le conseil d'un vque

    Au Ve sicle, saint Diadoque de Photic en Epire appor-ta cette premire laboration un lment nouveau qui allait faire de la prire du cur la prire de Jsus.

    L'intellect exige absolument, quand nous avons bouch toutes ses issues par le souvenir de Dieu, une activit qui occupe sa diligence. On lui donnera donc le Seigneur Jsus pour unique occupation rpondant entirement son but. " Nul, est-il crit, ne peut dire Seigneur Jsus, si ce n'est sous l'action de l'Esprit-Saint ". (I Cor. XII, 3.)

    L'invocation du Nom de Jsus s'incorpora la prire mo-nologique l'intrieur du cur enseigne par les crits de Macaire et n'en fut plus jamais spare. Ainsi forme, la prire de Jsus gagna peu peu tous les milieux monas-tiques de l'Orient.

    Une chelle montant jusqu'aux cieux

    Au VIIe sicle, saint Jean Climaque, abb du Sina, re-commande dans son ouvrage remarquable l'Echelle l'emploi frquent de la prire monologique de Jsus laquelle il con-seille de joindre le souvenir de la mort.

    Point de recherche dans les paroles de votre prire, crit-il, que de fois les bgaiements simples et monotones des enfants flchissent leur pre!

    Ne vous lancez pas dans de longs discours afin de ne pas dissiper votre esprit dans la recherche des paroles. Une seule parole du Publicain a mu la misricorde de Dieu ; un seul mot plein de foi a sauv le larron. La prolixit dans la prire souvent emplit l'esprit d'images et le dissipe tan-dis que souvent une seule parole (monologie) a pour effet de le recueillir.

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  • La prire de la respiration

    Un peu plus tard un autre abb du Sina, Hsychius de Batos, n'enseigne pas une autre doctrine que l'auteur de l'Echelle ; il se plat dfinir le rle de la sobrit ou garde vigilante du cur :

    La sobrit est la voie de toutes les vertus et de tous les commandements de Dieu. Elle consiste dans la tranquil-lit du cur et dans un esprit parfaitement prserv de toute imagination.

    Par ailleurs il insiste sur un autre lment de la mthode : la liaison de la prire monologique avec la respiration. Les textes abondent. En voici un qui rsume bien toute sa doctrine :

    Au souffle de vos narines unissez la sobrit, le nom de Jsus, la mditation de la mort et l'humilit ; l'un et l'autre sont de la plus grande utilit.

    On peut dire que la mthode est maintenant constitue dans son ensemble ; l'exprience ne fera plus que la ren-forcer et la prciser toujours davantage. En particulier elle s'enrichira des enseignements de deux crivains du VIIe si-cle : saint Isaac le Syrien, vque de Ninive 1 et saint Maxime le Confesseur, qui souffrit pour la foi l'poque du monothlisme.

    Une vision de gloire

    Au XIe sicle, nous voyons la prire du cur pratique Constantinople par un des plus grands mystiques de tous les temps, saint Symon le Nouveau Thologien, higou-mne Abb de Saint-Mamas. Cet homme profond-ment spirituel livra son exprience de l'union Dieu dans plusieurs ouvrages et tout spcialement dans des hymnes rayonnants de joie o il chanta son amour pour le Seigneur. Partout la lumire clate dans ses enseignements, car sa doctrine fut surtout centre sur l'clatante lumire de la

    1 Nous donnons le titre de saint ceux qui le portent dans l'Eglise orthodoxe, sans nous prononcer videmment sur sa lgi-timit. Nous tenons le faire pour bien montrer que les auteurs cits jouissent d'une trs haute considration chez les chrtiens d'Orient.

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  • LES SAINTS DOCTEURS :

    Jean Chrysostome, Basile de Csare, Grgoire de Naz iance

    gloire divine se rvlant dans la contemplation au cur du spirituel. Lui-mme raconte ainsi une de ses expriences de la gloire :

    Un soir qu'il priait et disait en son esprit : " Mon Dieu, aie piti de moi qui suis un pcheur ", d'un seul coup une

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  • puissante illumination divine brilla d'en haut sur lui. Toute la pice fut inonde de lumire ; le jeune homme ne savait pas qu'il tait dans la maison ou sous un toit ; il ne voyait que la lumire de tous cts, il ignorait mme qu'il ft sur terre. Aucune crainte de tomber, aucun souci de ce monde... Il ne faisait plus qu'un avec cette lumire divine, il lui sem-blait tre devenu lui-mme lumire et entirement absent du monde, et il dbordait de larmes et d'une inexprimable joie.

    Son disciple Nictas Stthatos, qui crivit sa vie et rap-porte aussi cet vnement, prcise que tout au long de son illumination, Symon, saisi d'tonnement, criait haute voix sans se lasser : Seigneur, aie piti de moi !

    Il ne fait pas de doute que le Nouveau Thologien n'ait employ la prire suivant l'usage traditionnel, c'est pourquoi d'ailleurs on lui attribua un crit qui l'enseigne avec prci-sion : la Mthode de la sainte prire et attention.

    Des manuels pour apprendre prier

    Nous arrivons une poque o la prire de Jsus est ouvertement et systmatiquement enseigne et pratique par les moines de Mont Athos. Elle se transmet de pre spirituel disciple, elle parcourt toute la sainte montagne d'ermitages en ermitages, de monastres en monastres. Comme la vie que pratiquent ces moines s'appelle hsychia, terme traditionnel pour dsigner le repos de la contempla-tion, on en vient donner le nom d'Hsychasme cette forme de spiritualit.

    Avec cette expansion de la prire pure, on prouve le be-soin de la fixer par crit, d'o l'apparition de Mthodes compltes et dtailles. A part le mystrieux document attribu saint Symon et que nous avons mentionn, deux noms sont surtout retenir : Nicphore le Solitaire qui cri-vit la fin du XIIIe sicle le Trait de la sobrit et de la garde du cur, et saint Grgoire le Sinate qui au XIVe si-cle rdigea plusieurs crits o la technique de la prire du cur est abondamment enseigne. Plusieurs autres m-thodes paratront encore dans la suite, essayant de prciser toujours mieux les divers exercices capables de disposer l'esprit la contemplation.

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  • On finit par se battre

    Ces ouvrages, constitus dans les milieux athonites, pro-voqurent des remous. On accusa les moines, sur la foi de racontars et d'indiscrtions, d'enseigner des mthodes pro-duisant infailliblement et presque mcaniquement la vision de la lumire divine. On disait aussi que les spirituels par-venaient facilement, grce certains procds bizarres, comme celui qui consiste se regarder le nombril, voir de leurs yeux corporels la gloire de Dieu telle qu'elle tait apparue au Thabor. Une vive polmique s'engagea o brilla la personnalit de saint Grgoire Palamas ; celui-ci se fit le Dfenseur des Saints Hsychastes et labora cette occa-sion, en se basant sur l'enseignement des Pres Grecs, sa fameuse distinction entre l'essence incommunicable de Dieu et la gloire divine qui se communique dans les nergies ou oprations.

    La tradition hsychaste que dfendait Palamas finit par triompher dans l'Eglise grecque. Cette polmique, intres-sante plus d'un titre, eut le mrite de faire prciser par les moines leur conception de la prire du cur et ainsi de la prserver des dviations qui commenaient se faire sentir chez des adeptes mal prpars ou ignorants. A cette occasion, il fut manifest aussi que la pratique de la prire de Jsus n'tait pas rserve aux moines, mais qu'elle tait aussi un trsor de tout le peuple chrtien.

    L'amour de la Beaut

    L'Athos fut toujours ds lors le foyer de l'Hsychasme. C'est dans sa solitude que surgit au XVIIIe sicle saint Ni-codme l'Hagiorite qui, avec son ami Macaire, vque de Corinthe, publia sous le nom de Philocalie (amour de la Beaut) un immense recueil de textes patristiques se rappor-tant la prire du cur, telle qu'elle s'tait peu peu for-me depuis Evagre et Macaire jusqu' Symon le Nouveau Thologien et Grgoire Palamas.

    Dans la Sainte Russie

    L'Hsychasme ne fut pas seulement rpandu dans les mi-lieux grecs, il gagna aussi les pays slaves et la Roumanie. Ds la polmique du XIVe sicle, il passe en Bulgarie avec

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  • Grgoire le Sinate et de l se rpand jusqu'en Russie. Saint Nil de la Sora, une des plus solides colonnes du mona-chisme russe, enseigne au XVIe sicle dj, dans ses Instruc-tions, la prire de Jsus.

    Mais ce qui contribua le plus rpandre la prire du cur en Russie fut l'dition slavo-russe de la Philocalie, sous le titre de Dobrotolijubi, par le saint starets Paisij Velickovskij, qui enseigna la mthode galement en Roumanie.

    Au XIXe sicle, un encouragement fut encore apport en faveur de la mthode par l'influence de saint Sraphin de Sarov, de l'vque Thophane le Reclus et des monastres clbres d'Optino et de Valamo (Lac Ladoga). Le fruit de cette influence fut cet crit mystrieux appel Rcits d'un Plerin russe, ouvrage plein d'exquise fracheur o l'on sent vibrer l'me russe dans ce qu'elle a de plus pur. C'est en particulier par ce document que l'Occident entra largement en contact avec la tradition dont nous venons de retracer brivement et combien incompltement l'histoire, et qui demeure, aujourd'hui encore, un trs haut idal spirituel dans l'Eglise orthodoxe d'Orient.

    Essai de prsentation de la prire du cur

    Avant d'entreprendre une sommaire description de la technique de la prire du cur, il est ncessaire de prciser certains points pour ne pas se laisser garer.

    Il convient d'affirmer avec vigueur que la mthode que nous allons exposer, et qui n'est pas l'unique mthode possible, ne constitue pas toute la prire, mais n'en est qu'un moyen. Par elle l'esprit se dispose la grce et la lumire de Dieu ; mais en dfinitive c'est Dieu qui agit dans l'me, l'attirant son amour et lui donnant tout ce qui est ncessaire pour parvenir la Connaissance et l'exp-rience de la Gloire. Peu peu d'ailleurs la mthode se sim-plifie, la prire devient constante et saisit toute la vie.

    Ensuite il est peine besoin de souligner que cette prire ne peut produire ses fruits dans un cur attach au pch :

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  • le dsir d'entrer en communion consciente avec Dieu implique aussi que toute la vie soit dirige vers l'accomplis-sement de la volont de Dieu, en particulier par la charit fraternelle 1. Sans cela, on risque fort d'encourir le re-proche dont le Christ lui-mme a parl quand il a dit : Ceux qui disent : Seigneur, Seigneur ! n'entreront pas tous dans le Royaume des cieux, mais celui-l seul qui fait la volont de mon Pre qui est dans les cieux. (Matth. VII, 21.)

    Par ailleurs, il faut rappeler que la prsente mthode ne remplace pas l'usage des Sacrements institus par le Christ Jsus lui-mme. Bien plus, elle aide en mieux vivre : en effet, si la technique vise l'exprience de la prsence de Dieu dans l'me par la grce, elle plonge ses racines dans le Baptme lui-mme et la Confirmation, et se lie trs troi-tement l'Eucharistie dont elle apparat comme un prolon-gement continuel. Il est significatif que ce soit dans les mi-lieux hsychastes du XIVe sicle qu'apparut l'uvre magni-fique de Nicolas Cabasilas, uvre si importante pour la comprhension de la Liturgie orthodoxe. D'autre part, n'ou-blions pas que les diteurs de la Philocalie furent aussi d'ardents partisans de la communion frquente.

    Enfin si l'on entend dire trop souvent en Occident que ces mthodes de contemplation sont faites pour les spiri-tuels avancs, il faut prciser que telle n'est pas la pense des Pres qui les ont enseignes. Ceux-ci, en effet, disent maintes reprises qu'elles sont en usage chez les dbutants et les recommandent ds le dbut de la vie spirituelle. Toutefois ils exigent une grande prudence dans l'applica-tion, soit cause des dangers d'exagration, soit cause des illusions ; c'est pourquoi ils insistent beaucoup sur le rle du Pre spirituel, qui doit enseigner pas pas la mthode et veiller ce que le disciple ne tombe dans aucune dviation.

    1 La pratique de la charit envers le prochain est de la plus haute importance pour le contemplatif : en effet, l'me ne peut reflter la pure lumire divine si elle n'est pas parfaitement cal-me : or, l'exprience le prouve, rien ne trouble autant le miroir de l'me que la rancune, la colre et par-dessus tout la haine, mme si elles ne sont pas totalement volontaires.

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  • La position du corps

    Les Pres hsychastes sont tous d'accord pour indiquer la position assise.

    Ds le matin, dit Grgoire le Sinate, assieds-toi sur un sige bas, d'une demi-coude... Tu resteras patiemment assis cause de celui qui a dit : " persvrant dans la prire ". (Act. I, 14.)

    A ces paroles font cho celles-ci tires de la Mthode de Calliste et Ignace Xanthopoulos :

    Au coucher du soleil, aprs avoir appel l'aide le Sei-gneur Jsus-Christ, souverainement bon et puissant, assieds-toi sur ton escabeau, dans une cellule tranquille et obscure...

    De plus les mmes Pres recommandent d'avoir le corps courb en deux, le menton tant appuy sur la poitrine. Saint Grgoire Palamas fournit l'explication de cette posi-tion trange en faisant appel une conception du mouve-ment de l'esprit qui remonte au Pseudo-Denys l'Aropagite :

    En se ramassant extrieurement en cercle, (celui qui prie) imite le mouvement intrieur de son esprit et, par cette attitude du corps, il introduit dans son cur la puissance de l'esprit que la vue rpand au-dehors.

    La descente de l'esprit dans le cur

    Une fois dans cette position, l'hsychaste doit s'efforcer de rassembler son esprit dans son cur.

    Pli en deux, recommande Grgoire le Sinate, tu ras-sembleras ton esprit dans ton cur, si toutefois il est ouvert, et tu appelleras Jsus-Christ l'aide. Les paules et la tte douloureuses, persvre laborieusement et ardemment, occup chercher le Seigneur au-dedans de ton cur.

    Ce conseil demande une explication. Interrogeons le P-lerin russe qui donne son compagnon aveugle de plus amples dtails sur ce mme exercice.

    Sans doute tu ne vois rien, mais par l'intelligence tu peux te reprsenter ce que tu as vu jadis, un homme, un objet ou un de tes membres, ton bras ou ta jambe ; peux-tu te l'imaginer aussi nettement que si tu le regardais et peux-tu, bien qu'aveugle, diriger vers lui ton regard ?

    Je le puis, rpondit l'aveugle.

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  • Alors reprsente-toi ainsi ton cur, tourne tes yeux comme si tu le regardais travers ta poitrine, et coute de toutes tes oreilles comment il bat coup aprs coup. Quand tu te seras fait cela, efforce-toi d'ajuster chaque batte-ment de ton cur, sans le perdre de vue, les paroles de la prire. C'est--dire avec le premier battement dis ou pense Seigneur, avec le second Jsus, avec le troisime Christ, avec le quatrime aie piti, avec le cinquime de moi, et r-pte souvent cet exercice.

    Comme on peut s'en rendre compte, la description du P-lerin n'est qu'un dveloppement du conseil de Grgoire le Sinate. L'exercice comprend deux temps : tout d'abord vi-sualiser son cur par l'imagination et le voir battre l'int-rieur de soi. Une fois ce but ralis, il faut ajuster au mou-vement du cur les mots de la prire en les faisant descendre par l'imagination l'intrieur du cur ainsi re-prsent.

    Mais ce n'est pas tout. On se souvient que depuis Hsy-chius les Pres recommandaient d'harmoniser les paroles de la prire monologique avec le rythme de la respiration. C'est pourquoi le Plerin continue en ces termes :

    Quand tu te seras habitu cette activit, commence introduire dans ton cur la prire de Jsus et l'en faire sortir en mme temps que la respiration, c'est--dire en inspirant l'air, dis ou pense : Seigneur Jsus-Christ, et en l'expirant : Aie piti de moi !

    Ces exercices paratront absurdes bien des lecteurs. Toutefois, si l'on y rflchit bien, ce nous est facile d'y d-celer une profonde connaissance de l'homme. En effet, ils n'ont pas d'autre but que de rassembler en un seul point toutes les nergies corporelles, psychiques et spirituelles de l'homme. Le mditant fixe son imagination sur un point du corps considr comme le centre symbolique de tout l'homme, c'est--dire le cur. Cet exercice est facilit par la douleur provoque au mme endroit par la position cour-be : les Pres savaient bien que l'esprit se porte sponta-nment sur la rgion du corps qui prouve une vive sensa-tion de plaisir ou de douleur.

    En fixant son imagination sur le cur, le mditant essaie ensuite de lier ensemble par le moyen de la prire les deux

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  • mouvements essentiels de la vie, la circulation du sang et la respiration. Que l'esprit avec toutes ses facults intel-lectuelles et volitives s'y harmonise son tour et l'on a r-alis l'union intrieure de l'homme, condition pralable pour pouvoir reflter en soi, comme les eaux calmes d'un lac, la lumire de la sainte Trinit.

    C'est prcisment cela que vise l'exercice suivant.

    La garde du cur

    Nous avons vu que les Pres ont enseign une vertu particulire qu'ils nomment garde du cur, vigilance ou sobrit. Cet exercice consiste uniquement chasser de son esprit et de son cur durant la prire, non seulement toute pense passionne ou mauvaise, mais aussi toute pense trangre la prire. C'est aussi ce que le Plerin recom-mande l'aveugle :

    Surtout garde-toi de toutes reprsentations, de toutes images naissant dans ton esprit pendant que tu pries. Re-pousse toutes les imaginations ; car les Pres nous ordon-nent, afin de ne pas tomber dans l'illusion, de garder l'esprit vide de toutes formes pendant la prire.

    Si la sobrit a pour but de prserver l'esprit de la disper-sion, elle a en vue galement certains phnomnes, comme les visions lumineuses par exemple, qui peuvent se produire pendant que le mditant est ainsi concentr. Les Pres sont unanimes mettre en garde contre ces manifestations illu-soires ; ils donnent cet avertissement qu'il est bon de rappeler :

    Dieu est en dehors de tout le sensible et l'intelligible, au-dessus de tout cela . (Nicodme l'Hagiorite).

    Le lecteur se demandera sans doute comment il est pos-sible de faire en soi le vide de toutes formes. Il faut r-pondre qu'il ne s'agit pas d'un vide absolu : la sobrit, d'aspect ngatif, ne va pas sans l'attention, d'aspect positif, qui consiste fixer son esprit sur le Seigneur et l'y main-tenir attach.

    L'attention et le rle de la volont

    La prire est tendue vers une prsence intime qu'il faut dcouvrir : il convient donc de fixer son esprit sur les pa-roles de la prire elle-mme et y placer en mme temps

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  • toute sa volont, toute son affectivit. C'est ainsi que le recommande saint Nicodme l'Hagiorite :

    Vous devez, en outre, mettre en mouvement la puissance volitive de votre me, en d'autres termes, dire cette prire de toute votre volont, de toute votre puissance, de tout votre amour. Plus clairement : que votre verbe intrieur applique son attention, tant avec sa vue mentale qu'avec son oue mentale, aux seules paroles, et bien plus encore au sens des paroles. Cela, en demeurant sans images ni figures, en n'imaginant ni pensant quoi que ce soit d'autre, sensible ou intellectuel, extrieur ou intrieur ft-ce quelque chose de bon. Que votre volont s'attache tout entire par l'amour aux paroles de la prire de sorte que votre esprit, votre verbe intrieur et votre volont, ces trois parties de l'me, soient un et que l'un soit trois. De cette manire, en effet, l'homme, qui est l'image de la sainte Trinit, adhre et s'unit son prototype .

    La puissance des mots

    L'effort de concentration des nergies du corps, de l'me et de l'esprit l'intrieur du cur n'est pas toute la prire, mais seulement son commencement. Cette concentration une fois obtenue, le mditant doit s'efforcer de faire rsonner dans les profondeurs du cur les paroles de la prire et de se mettre ainsi sous l'influence de l'Esprit-Saint.

    En effet, les mots qui forment la prire de Jsus ne sont pas arbitraires, ils correspondent une orientation int-rieure bien dtermine. Pour comprendre cela, il faut se rappeler que les mots que nous employons ne se limitent pas au sens que nous pouvons leur trouver dans les diction-naires ; ils sont entours comme d'une sphre d'vocation trs intense et sont porteurs de valeurs symboliques ca-pables d'agir trs profondment sur l'esprit et le cur, pourvu qu'on y soit attentif et qu'on ne vive pas la sur-face des tres et du monde.

    Dans le cas de la prire de Jsus, les mots employs voquent la ralit du Christ dans sa totalit et conduisent peu peu le mditant prendre conscience du trsor enfoui dans les profondeurs du cur, la perle uniquement pr-cieuse de la prsence de l'Esprit-Saint.

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  • La prire de Jsus

    Nous pouvons brivement numrer les diverses zones d'vocation de la formule traditionnelle.

    Seigneur Jsus-Christ, Fils de Dieu, aie piti de moi, pcheur !

    Chaque mot est en lui-mme riche de sens pour peu qu'on veuille bien s'y arrter.

    Seigneur : ce mot voque la gloire du Christ, le Nom de-vant lequel tout genou flchit dans le ciel, sur la terre et dans les enfers. Il est en lui-mme porteur de l'clatante lumire de feu qui brilla sur le mont Thabor et au matin de la Rsurrection, et qui clatera comme l'clair l'heure du Second Avnement.

    Jsus : ce Nom est propre voquer l'immense amour du Pre qui nous sauve par son Fils venu dans la chair et cru-cifi pour nous. Il rsonne dans les demeures intrieures comme une assurance de salut et rappelle l'affirmation de saint Pierre au jour de la Pentecte : Celui qui invoquera le Nom du Seigneur sera sauv . (Act. II, 21 ; cf aussi IV, 12 et Jol II, 32.)

    Christ: invoquer l'Oint du Seigneur, c'est se souvenir que sur lui repose l'Esprit de Dieu comme au jour du baptme dans le Jourdain et qu'il a pouvoir de communiquer cet Esprit divin tous ceux qui croient en son Nom. Ce mot voque aussi bien la dignit royale du Messie que le Sacer-doce ternel de Jsus.

    Fils de Dieu : si cette expression rappelle le rle messia-nique du Christ, il nous met surtout en prsence de la g-nration ternelle de Celui qui demeure auprs du Pre et Le rvle aux hommes par son Incarnation.

    Nul ne va au Pre que par moi et Qui me voit voit mon Pre (Jean XIV, 6, 9).

    Aie piti de moi, pcheur ! : la deuxime partie de la prire est un retour sur soi, non pas certes un retour or-gueilleux et goste, mais un retour dans l'humilit : c'est une affirmation confiante de la toute pauvret de l'homme qui ne peut que pcher sans la grce de Dieu. Ce retour que les Pres disent se manifester au-dehors par des larmes abondantes, voque l'ambiance des batitudes :

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  • SEIGNEUR JESUS

    Je contemple , c o m m e en un miroir, l 'clat de ta beaut S. Symon le Nouveau Thologien

    Bienheureux les pauvres en esprit... bienheureux ceux qui pleurent... bienheureux les misricordieux... bienheureux les pacifiques... bienheureux ceux qui ont le cur pur... (Matth. V, 3 et suiv.)

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  • Mais c'est aussi la prire du Publicain, la prire dont Jsus affirmait qu'elle justifie celui qui la prononce du fond du cur, les yeux baisss, humblement et avec une con-fiance totale dans l'infinie compassion du Seigneur. (Luc VIII, 13-14).

    Comme on le voit, chaque mot qui entre dans la prire a son pouvoir propre, sa sphre particulire d'vocation pour le mditant. L'ensemble de ces mots, c'est--dire la fa-on dont ils sont groups, est aussi dou d'un mystrieux pouvoir. En effet, c'est un acte de foi que de crier vers Jsus avec confiance, ou de dire simplement Seigneur en m'adressant au Misricordieux ; cependant cet acte de foi est plus complet si je lie ensemble ces divers Noms qui voquent sous l'un ou l'autre aspect la ralit du Sauveur. De ce fait, la rsonance intrieure de la prire est plus forte et m'ouvre toujours davantage la conscience de la plnitude du Christ. Et ici d'innombrables paroles de l'Ecri-ture apparaissent l'esprit du mditant et le conduisent l'exprience de la Prsence qui l'habite.

    Qui confesse le Fils possde aussi le Pre (I Jean, II, 23).

    Qui confesse que Jsus est le Fils de Dieu, Dieu de-meure en lui et lui en Dieu (ib. IV, 15).

    Quiconque croit que Jsus est le Christ est n de Dieu (ib. V. 1).

    Nul ne peut dire Jsus est le Seigneur, si ce n'est sous l'action de l'Esprit-Saint (I Cor. XII, 3).

    Simon Pierre rpondit : " Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ". Jsus, reprenant la parole, lui dit : " Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont rvl cela, mais c'est mon Pre qui est dans les cieux " (Matth. XVI, 16-17).

    La parole est tout prs de toi, sur tes lvres et dans ton cur (Deut. XXX, 14), entends : la parole de la foi que nous prchons. En effet, si tes lvres confessent que Jsus est Seigneur et si ton cur croit que Dieu l'a ressuscit des morts, tu seras sauv. Car la foi du cur obtient la justice et la confession des lvres le salut. L'Ecriture ne dit-elle pas : " Quiconque croit en lui ne sera pas confon-du ? " (Isae XXVIII, 16). Aussi bien n'y a-t-il pas de

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  • distinction entre Juifs et Grecs : tous ont le mme Seigneur, riche envers tous ceux qui l'invoquent (Romains X, 8-12).

    Enfin, les mots de la prire voquent certaines scnes de l'Evangile o le Seigneur apparat comme celui qui gurit et illumine ; c'est le cas du miracle des aveugles de Jricho : les paroles des deux aveugles sont presque les mmes que celles de la prire de Jsus (Matth. XX, 29-34 et paral.). Cela signifie clairement que celui qui se tient assis comme les aveugles pour crier vers le Seigneur est illumin par lui, les yeux de son cur s'ouvrent l'aveuglante lumire du Christ, suivant qu'il l'a lui-mme annonc : Celui qui m'aime sera aim de mon Pre et je l'aimerai et me mani-festerai lui (Jean XIV, 21).

    La prire dans l'Esprit-Saint

    Saint Diadoque de Photic mettait dj en relation l'invo-cation de Jsus avec l'action de l'Esprit-Saint. Cette ide va parcourir toute la tradition hsychaste et s'exprimer plus ou moins ouvertement. Or il ne fait pas de doute que ce soit bien ici le sommet de la technique de la prire du cur : prononcer la prire consciemment et volontairement dans l'Esprit-Saint, se laisser pntrer par Celui qui vient au secours de notre faiblesse et intercde lui-mme en nous par des gmissements ineffables (Rom. XIII, 26-27).

    En dfinitive le but de l'hsychaste est de prononcer le Nom du Seigneur Jsus dans l'Esprit-Saint, c'est--dire non pas se contenter d'une vague invocation du Christ, avec plus ou moins d'effusions affectives, mais bien se laisser tel point envahir par l'Esprit que ce soit lui qui forme dans le cur les mots de la prire.

    Cette activit spirituelle se fonde sur l'humilit exprime par la seconde partie de l'invocation : le mditant doit se vider de lui-mme, d'abord en reconnaissant que seul l'Esprit donne valeur sa prire, et ensuite en ralisant bien que c'est du Christ uniquement que peut venir en lui la descente de l'Esprit-Saint. Les deux parties de la prire de-viennent alors comme un dialogue entre le Fils et l'Esprit : le contemplatif invoque le Misricordieux pour mendier auprs de Lui le Don de l'Esprit qui vient du Pre, et

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  • ensuite il s'efforce de redire l'invocation Jsus dans la puis-sance vivifiante qui lui a t communique.

    De ce va-et-vient toujours plus intense, toujours plus fervent, toujours plus conscient, nat la mystrieuse com-munion avec le Pre, le Fils et l'Esprit s'unissant pour con-duire le mditant jusqu' l'Origine et au Principe de tout.

    La ressemblance avec le Fils unique

    Il est possible de cerner encore davantage les mystrieux effets de la prire du cur : en effet, de la rptition inces-sante de la prire prononce dans l'Esprit-Saint nat une assimilation du mditant avec le Seigneur qu'il invoque. Ainsi s'opre par l'nergie du Saint-Esprit une transforma-tion totale du chrtien. Il devient de plus en plus totalement semblable au Christ, l'Esprit de Dieu imprimant trs profon-dment dans son me l'image glorieuse du Sauveur plein de compassion.

    Nous qui rflchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurs en cette mme image, de plus en plus resplendissante. (II Cor. III, 18.)

    En mme temps que s'accomplit cette transfiguration de l'homme, celui-ci participe la connaissance que le Christ a de son Pre et s'entend mystrieusement dire au sein de cette lumire clatante : Celui-ci est mon Fils bien-aim : en lui je me suis complu. (Matth. XVII, 5.)

    On comprend qu' ce stade plus rien ne puisse compter en dehors de cette vie intrieure : elle est comme le fruit de ce que l'Orient chrtien appelle la dification de l'homme dans le Christ par l'Esprit-Saint.

    On se rend compte aussi du vritable fondement de la charit demande par le Matre ses disciples : elle n'est que l'coulement de l'amour puis dans la ressemblance avec le Seigneur Ami des hommes, et la surabondance de la grce lumineuse devenue objet de contemplation l'intrieur du cur.

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  • TRANSFIGURATION

    Tu resplendissais outre mesure

    et tu semblais m'apparatre tout entier en tout

    S. Symon le Nouveau Thologien

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  • Conclusion

    On ne peut cesser, croyons-nous, de contempler les ri-chesses spirituelles renfermes comme dans un crin trs prcieux au fond de la prire du cur. Nous avons essay d'en donner un aperu, sommaire sans doute, mais le plus objectif possible. Nous ne pensons pas avoir trahi l'idal mystique le plus lev de nos frres d'Orient, malgr l'im-perfection de notre expos. Il faut dire aussi que le sujet inspire le vertige... ne touche-t-on pas ici le cur mme du christianisme ? la ralit de cette promesse faite par Jsus tous ceux qui croient en son nom :

    Si quelqu'un m'aime il gardera ma parole, et mon Pre l'aimera et nous viendrons lui, et nous ferons chez lui notre demeure ? (Jean XIV, 23.)

    Jean ERACLE

    Bibliographie

    Tous les textes des Pres que nous avons cits sont tirs de la Petite Philocalie de la Prire du Cur, de J. Gouillard, La Baconnire, Neuchtel, 1953.

    Les paroles du Plerin russe sont tires des Rcits d'un Plerin, traduits par J. Gauvain, La Baconnire, Neuchtel, 1948.

    On peut consulter aussi les Ecrits d'Asctes russes, par S. Tyszkiewicz et Th. Belpaire, Soleil Levant, Namur, 1947.

    Etudes :

    Essai sur la Thologie Mystique de l'Eglise d'Orient, de Vl. Lossky, Aubier, Ed. Montaigne, 1944.

    La Prire de Jsus, par un moine de l'Eglise d'Orient, Che-votogne, 1959.

    Les ouvrages du P. J. Meyendorff, en particulier S. Gr-goire Palamas et la mystique orthodoxe, Le Seuil, Paris, 1959.

    Les trois clichs qui i l lustrent notre article nous ont t a imablement communiqus pa r Catholica Unio , August i-nianum, Fribourg. J. E.

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