1 La misère est violence – Rompre le silence – Chercher la paix - Recherche action 2009- 2012 Présentation des intervenants Marie-Rose Blunschi Ackermann, volontaire-permanente ATD Quart Monde, directrice de l'institut de recherche au Centre international Joseph Wresinski Martine Le Corre, militante-permanente ATD Quart Monde, membre de l'équipe d'animation de la recherche-action Magdalena Brand, doctorante et enseignante-chercheuse, Université Paris 8, Laboratoire CRESPPA-CSU Introduction « 'Il y a des violences inoubliables qu'on est obligé de taire.' [...] Mettre fin au silence qu'on impose aux personnes qui vivent et luttent contre la violence de la misère, c'est reconnaître leur apport central de connaissance. C'est mettre en place les moyens permettant l'expression de cette connaissance et avoir la volonté de la croiser avec celle de l'université, de l'institution, de l'ONG, pour élaborer un nouveau savoir qui transforme les pratiques institutionnelles, les démarches de production de connaissance et la vie quotidienne des plus pauvres. » (Mouvement ATD Quart-Monde, 2012b, 7) Les extraits d'évaluation qui suivent - d'une militante du milieu de la pauvreté, d'une universitaire et d'une volontaire-permanente - peuvent indiquer la nature des changements opérés après cette recherche-action "misère-violence-paix" menée par le Mouvement international ATD Quart Monde : « C'était pour moi vraiment une expérience extraordinaire; et aussi d'avoir donné la chance à tout le monde de pouvoir s'exprimer. C'est une libération du cœur, de l'âme et de l'esprit. » «Certains protocoles de recherche peuvent engendrer de la violence : est-ce que l'on considère les gens comme des objets ou des sujets, des acteurs de la recherche ? Et dans nos pratiques, tout en voulant bien faire, ne produisons-nous pas nous-mêmes de la violence ?» «Je trouve que nous pouvons lancer davantage maintenant cette question de la paix, parce que nous avons mieux compris jusqu'à quel point ce mot de la paix peut être un mot violent pour des gens qui en sont exclus. ... Du temps que nous n'avions pas pris conscience de ça, nous aurions fait taire des gens sur la paix. » Prenant appui sur cette expérience, nous proposons une réflexion, de trois points de vues différents, dans un premier temps, sur le lien entre connaissance, action et engagement, puis sur les conditions indispensables au croisement des savoirs entre des personnes en situation de pauvreté, des personnes engagées à leur côté et des universitaires. Enfin, nous montrerons la nécessité d'une transformation de la production des connaissances et discuterons de ses implications épistémologiques, méthodologiques et éthiques pour la recherche universitaire.
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La misère est violence - Rompre le silence - Chercher la paix. Recherche-action 2009-2012
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La misère est violence – Rompre le silence – Chercher la paix - Recherche action 2009-
2012
Présentation des intervenants
Marie-Rose Blunschi Ackermann, volontaire-permanente ATD Quart Monde, directrice de
l'institut de recherche au Centre international Joseph Wresinski
Martine Le Corre, militante-permanente ATD Quart Monde, membre de l'équipe d'animation
de la recherche-action
Magdalena Brand, doctorante et enseignante-chercheuse, Université Paris 8, Laboratoire
CRESPPA-CSU
Introduction
« 'Il y a des violences inoubliables qu'on est obligé de taire.' [...] Mettre fin au silence qu'on
impose aux personnes qui vivent et luttent contre la violence de la misère, c'est reconnaître
leur apport central de connaissance. C'est mettre en place les moyens permettant l'expression
de cette connaissance et avoir la volonté de la croiser avec celle de l'université, de l'institution,
de l'ONG, pour élaborer un nouveau savoir qui transforme les pratiques institutionnelles, les
démarches de production de connaissance et la vie quotidienne des plus pauvres. »
(Mouvement ATD Quart-Monde, 2012b, 7)
Les extraits d'évaluation qui suivent - d'une militante du milieu de la pauvreté, d'une
universitaire et d'une volontaire-permanente - peuvent indiquer la nature des changements
opérés après cette recherche-action "misère-violence-paix" menée par le Mouvement
international ATD Quart Monde :
« C'était pour moi vraiment une expérience extraordinaire; et aussi d'avoir donné la chance à
tout le monde de pouvoir s'exprimer. C'est une libération du cœur, de l'âme et de l'esprit. »
«Certains protocoles de recherche peuvent engendrer de la violence : est-ce que l'on considère
les gens comme des objets ou des sujets, des acteurs de la recherche ? Et dans nos pratiques,
tout en voulant bien faire, ne produisons-nous pas nous-mêmes de la violence ?»
«Je trouve que nous pouvons lancer davantage maintenant cette question de la paix, parce que
nous avons mieux compris jusqu'à quel point ce mot de la paix peut être un mot violent pour
des gens qui en sont exclus. ... Du temps que nous n'avions pas pris conscience de ça, nous
aurions fait taire des gens sur la paix. »
Prenant appui sur cette expérience, nous proposons une réflexion, de trois points de vues
différents, dans un premier temps, sur le lien entre connaissance, action et engagement, puis
sur les conditions indispensables au croisement des savoirs entre des personnes en situation de
pauvreté, des personnes engagées à leur côté et des universitaires. Enfin, nous montrerons la
nécessité d'une transformation de la production des connaissances et discuterons de ses
implications épistémologiques, méthodologiques et éthiques pour la recherche universitaire.
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1. Une démarche inscrite dans la nature du Mouvement ATD Quart Monde
Depuis ses débuts au camp de Noisy-le-Grand, le Mouvement ATD Quart Monde refuse la
violence faite aux pauvres. Dans cet esprit, depuis cinq décennies il contribue et s‘alimente à
la problématique des droits de l’homme, coopère aux recherches et aux actions pour les
promouvoir. Il développe des projets sur le terrain avec des personnes qui vivent en situation
de pauvreté ; il travaille pour sensibiliser l’opinion des citoyens et obtenir des changements
politiques ; il promeut le dialogue et la coopération entre différents acteurs sociaux en
participant à divers échelons, tant locaux qu'internationaux, aux efforts pour s'unir à cause de
la situation des plus pauvres. Il tire enseignement de l'action et implique des chercheurs
universitaires.
Dans toutes ses actions, deux principes majeurs sont mis en œuvre :
- Penser et agir avec les personnes en situation de grande pauvreté, ce qui permet d’établir
ensemble les conditions d’une véritable participation.
- Ne laisser personne de côté.
Mais la tradition du Mouvement est également de remettre en cause sa propre manière de dire
les choses, en essayant de se ressourcer dans la vie avec les plus pauvres. Il ne s’agit pas
simplement de leur demander de témoigner. Il s’agit de comprendre avec eux ce qui est utile
pour penser les réalités de la vie afin de pouvoir y faire face ensemble.
S'adressant, en 1980, à des chercheurs dans le domaine de la pauvreté, Joseph Wresinski
distingue trois "parties d'une connaissance globale":
- "la connaissance que les très pauvres eux-mêmes ont de leur condition"
- "la connaissance que peuvent avoir ceux qui vivent et agissent parmi et avec les plus
pauvres"
- "la vôtre, celle de l'observateur extérieur"
Une des fonctions des chercheurs serait "de faire place, de réhabiliter et d'aider à se
développer", respectivement "se consolider" la connaissance que portent les deux autres
groupes, considérant que la connaissance des plus pauvres est "unique et indispensable,
autonome et complémentaire à toute autre forme de connaissance" (Wresinski, 2007 [1980],
52.).
Dans une conférence à la Sorbonne, en 1983, Joseph Wresinski pointe deux erreurs de pensée
qui soutiendraient la reproduction de l’extrême pauvreté, malgré le progrès scientifique et
malgré la déclaration universelle des droits de l’homme.
La première erreur, selon lui, est de considérer que « toute humanité à son déchet ». Cette idée
que certains êtres humains, par nature, sont inégaux aux autres, contribue à maintenir à travers
les âges cette inégalité extrême qu’est la misère.
La deuxième erreur est de regarder l’histoire de l’humanité uniquement en rapports de force.
Ce qui exclut ceux qui n’ont aucun pouvoir comme acteurs de cette histoire.
« Nés d’une humanité considérée comme déchue, ils se sont pas censés posséder un savoir
utile. Et n’ayant ainsi apparemment pas de savoir à échanger, ni rien à nous apprendre, ne
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disposant d’aucun autre attribut du pouvoir, aucune porte ne leur est ouverte ni sur nos
champs d’intérêt, ni sur nos luttes, ni sur nos projets d’avenir. » (Wresinski, 2007 [1983], 93)
La démarche de « faire place » à la connaissance que portent les plus pauvres, faire place au
plus pauvre, en tant que connaissant, est d’abord une éthique qu’ATD Quart Monde s’impose
à lui-même. En effet, Joseph Wresinski nous a mis en garde :
« Le jour où le Mouvement érigerait une vérité sous-prolétarienne, il deviendrait un cancer
dans la chair des plus pauvres ; alors, il serait de trop. » (Wresinski, 1983, 204)
Pour les volontaires-permanents1 à l’institut de recherche dont le rôle est de porter, au sein du
Mouvement, le souci de la rigueur scientifique, faire place à la connaissance des plus pauvres
a signifié tout d’abord : ne pas prendre le devant dans cette recherche. Cela a signifié : ne pas
déranger les acteurs dans l’élaboration de leur propre pensée en imposant un questionnement
qui ne serait pas le leur. En même temps, il fallait préparer le dialogue avec des chercheurs
universitaires et des responsables institutionnels en explorant le contexte et la problématique
dans lesquelles cette recherche-action s’inscrivait, en argumentant la nécessité du point de vue
des plus pauvres et en expérimentant ce dialogue à petite échelle.
Cette recherche action s’inscrit dans un contexte où le sentiment que l'insécurité et la violence
augmentent est l'une des grandes préoccupations des pouvoirs publics, des agences
intergouvernementales, comme de la société civile dans le monde. Dans de nombreux cas, les
réponses données suivent la pente de la peur et de la méfiance de l'autre. Les programmes
destinés à répondre à l'insécurité et à la violence conduisent trop souvent à des politiques de
contrôle ou de sécurité, à l'application de sanctions plus drastiques, ou à la culpabilisation des
plus pauvres et, finalement, à une violence institutionnelle qui renforce l'exclusion.
Christian Mellon, directeur du CERAS, nous a donné la définition suivante de la violence :
« Est violence toute atteinte à la vie et à l’intégrité physique des êtres humains, dès lors
qu’une telle atteinte n’est pas imputable à la fatalité ou au hasard, mais qu'une responsabilité
humaine y est engagée. (...) Le mot "violence" peut donc désigner tout ce qui porte atteinte
aux droits fondamentaux des personnes humaines, à condition que cela ait des causes
humaines. » (Mellon 2009, 1)
Dans son rapport adopté en 1987 par le conseil économique et social français, Joseph
Wresinski a défini la grande pauvreté comme un cumul de précarités persistant qui empêche
les individus d’assumer leurs responsabilités et de jouir de leurs droits sans soutien extérieur.
Un tel état, par définition, fait violence aux personnes, puisqu’il les met dans une situation, où
elles ne sont plus protégées par le droit. Elles sont dans l’obligation d’assumer les devoirs
définis par la loi et par la coutume, sans en avoir les moyens. Plus encore, on leur dénie très
souvent tout sens de responsabilité pour elles-mêmes et pour les autres. Considérées comme
fautives, elles deviennent la cible de violences estimées légitimes.
Le colloque « La misère est violence. Rompre le silence. Chercher la paix », en janvier 2012 à
Pierrelaye a été un vrai colloque de recherche. Des personnes et des populations que la
1 Volontaires-permanents : personnes qui portent un engagement à long terme et à temps plein au sein du
Mouvement ATD Quart Monde.
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situation de pauvreté oblige tous les jours à faire face à des violations de leurs droits
fondamentaux l'ont construit avec d’autres qui n’ont pas les mêmes conditions de vie. Ce
colloque a élevé le niveau des connaissances en ouvrant un espace pour questionner et
réajuster nos différentes manières de penser la misère, la violence et la paix de façon à ce que
cela fasse sens pour les acteurs de premier rang. L'ambition était de construire une pensée qui
puisse être validée par tous les acteurs.
2. Démarche et résultats de la recherche-action « misère-violence-paix »
La démarche du « croisement des savoirs et des pratiques » crée les conditions pour que les
personnes confrontées à l'extrême pauvreté puissent élaborer leur propre connaissance en
autonomie au sein de leur groupe d'appartenance avant de la croiser avec d'autres groupes,
acteurs professionnels, associatifs ou universitaires. Ces conditions ont été expérimentées, de
1996 à 2001, au cours de deux programmes recherche-action-formation: « Quart Monde –
Université » et « Quart Monde Partenaire »
Les uns, professionnels, chercheurs, responsables institutionnels, politiques, occupent une
position haute. De par leur statut, leur fonction, ils disposent de certains pouvoirs. Leur savoir
est reconnu.
Les autres, les personnes vivant la pauvreté, l'exclusion occupent une position basse, leur
savoir n'est généralement pas pris en compte.
Le croisement des savoirs consiste à mettre à égalité et en dialogue ces savoirs
complémentaires, afin de produire de nouvelles connaissances nécessaires a la transformation
des réalités sociales.
Cette démarche suppose que chaque acteur impliqué (personne en situation de pauvreté,
professionnel, chercheur, ONG...) reconnaisse le savoir de l'autre et se mette en position de
co-chercheur, de co-production. Dans ce processus, les personnes qui ont l'expérience de la
pauvreté sont présentes et pleinement actrices à toutes les étapes.
Pour que les différents savoirs, savoirs de vie, savoirs d'action et savoirs académiques
puissent se croiser, il faut d'abord qu'ils puissent se construire chacun collectivement, en toute
liberté et autonomie. Une méthodologie rigoureuse est utilisée pour créer les conditions d'une
parité dans le travail.
Croiser les savoirs, c'est se confronter, c'est a dire s'exposer au savoir et a l'expérience de
l'autre et construire ensemble une meilleure compréhension mutuelle des réalités de la
pauvreté, des actions a engager a partir des apports de chacun.
La recherche-action « misère-violence-paix » s'est appuyée sur cette dynamique. Sur ces cinq
continents la démarche a pris vie. Partout des familles très pauvres ont été mobilisées et
chacun a pu se mettre en marche. 5 Séminaires de travail ont été organisés à l'île Maurice, en
Angleterre, au Pérou, en France et au Sénégal.
5
Dans chacun de ces séminaires de travail il y avait donc des militants2 du monde de la misère,
des alliés3 engagés professionnellement ou associativement, ou encore dans des universités,
des volontaires4. Tous nous étions membres du Mouvement ATD Quart Monde. En amont de
chaque séminaire, des dizaines d'interviews de personnes du milieu de la pauvreté ont été
réalisés. Dans ces séminaires environ 300 de 25 pays personnes ont participé de manière très
directe, physiquement en produisant chacun une vraie contribution! bien plus si l'on devait
compter ceux, celles qui ont participé à cette recherche par le biais de nos Universités
Populaires Quart Monde.
Pendant les travaux de chaque séminaire, les acteurs ont travaillé en groupes de pairs (les
personnes du milieu de la pauvreté ensemble, les volontaires permanents ensemble, les alliés
ensemble) de manière à ce que chaque groupe d'acteurs élabore sa pensée sans être influencé
par l'autre.
Une quarantaine d'acteurs ayant pris part à ces travaux ont participé en janvier 2012 à un
colloque au centre international d'ATD Quart Monde à Pierrelaye.
- nous avons croisé les résultats de notre recherche dans un premier temps entres pairs venant
des différents continents du monde,
- puis dans un second temps les groupes ont été mixés et nous avons dialogué entre membres
du Mouvement pour
- dans un troisième temps, croiser nos savoirs avec un groupe de chercheurs et de praticiens
qui eux aussi avaient bien sûr travaillé et fait des apports sur ces questions de la violence et de
la paix. Et là il me semble que nous avons pris ensemble la dimension de ce que veut dire
croiser les savoirs et que pour réussir cela, un certain nombre de conditions sont à réunir.
- Le dernier jour, à la maison de l’Unesco à Paris, l’ensemble des participants au colloque a
restitué ce travail à un public plus large de 450 personnes.
Voilà les questions de recherche que nous avons travaillées pendant les séminaires: Qu'est ce
qui est le plus violent pour moi dans ma vie ? Quelles sont les conséquences de ces violences
? Et comment je résiste ? Comment je peux rompre le silence ? Puis, La paix pour moi qu'est
ce que cela veut dire ? De quelle paix je parle, de quelle paix j'ai besoin? Comment je suis
acteur de paix ?
Ce que ce travail nous a permis de mettre en lumière:
En milieu de pauvreté, dans mon milieu ce mot VIOLENCE est utilisé comme un qualificatif.
Il est souvent utilisé comme une accusation. Pour nous nommer, nous désigner, depuis
toujours, l'on parle des pauvres comme des personnes violentes qui font peur. On parle de
milieu de violences, de notre jeunesse qui est violente, du coup, nous en étions presque à
penser que ce mot violence était en fait un qualificatif qui collait à notre peau. Ce mot
n'entrait dans notre vocabulaire que pour parler des coups que l'on reçoit ou que l'on donne!
2 Militants: personnes en situation de pauvreté engagées durablement au sein du Mouvement ATD Quart Monde
dans la lutte contre la misère. 3 Alliés: personnes engagées, à partir de leurs professions ou positions sociales diverses, dans la lutte contre la
misère avec le Mouvement ATD Quart Monde. 4 Voir note 1.
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et, parce que nous avons cherché ensemble ce qui était le plus violent dans nos vies nous nous
sommes rendu compte que ce que nous vivions en milieu de pauvreté était en fait de multiples
violences, pourtant nous n'employions pas ce mot, nous n'osions pas le faire.
Un exemple : Après une Université Populaire dans ma région sur le thème de la violence une
maman a dit "Mon enfant est placé, je n'arrive pas à le récupérer, ça fait 10 ans que ça dure,
en fait, ça c'est violent "et elle a ajouté "avant j'aurais dit c'est pas juste, c'est pas normal,
aujourd'hui je veux m'autoriser a dire c'est violent car ça me détruit, et ça détruit aussi des
choses chez mon gamin"
Partout nous avons fait l’expérience que l'on pouvait s’approprier ce mot et qu'il correspondait
vraiment à ce que nous subissons en milieu de pauvreté. Ras le bol de parler seulement de
notre violence, il y a des violences que nous subissons qui jamais ne sont nommées en tant
que telles, on ne les nomme pas de cette manière là parce que ce serait dérangeant pour notre
société. On n'ose pas dire que ce que l'on fait vivre aux plus pauvres ce sont des violences, des
violences silencieuses, des violences sourdes et oui ce que l'on appelle des erreurs, des
dysfonctionnements, des ratés, des réponses mal appropriées, tout ça en fait ce sont des
violences. Des violences institutionnelles, des violences de déni de droit, ces violences qui
marquent et qui détruisent des vies.
Oui parfois en milieu de pauvreté nous pouvons avoir des réactions violentes mais il faut que
soit reconnu aussi que des gestes, des paroles, des réponses qu'elles soient politiques ou
institutionnelles sont aussi une extrême violence. Ça suffit ! La misère est violence, nous ne
pouvons plus accepter qu'en plus elle soit banalisée. Elle doit nous mobiliser, nous devons
refuser de nous y habituer.
Pour la question de la paix, nous avons tous été très impressionnés de voir comment chacun
aspire à la paix. Que la paix ce n'est pas seulement un joli mot, que la paix on ne la décrète
pas, on la construit, on la vit. Et on la construit, on la vit à partir d'un quotidien. Je pense à
notre ami Bouba en Afrique qui dit "On peut parler de Paix mais tant que je verrai mes
enfants crever de faim j'ai du mal à croire que la paix soit possible" la question c'est : que met-
on en action pour que demain les enfants ne crèvent pas de faim ? Que la paix s'installe dans
la famille, qu'elle se propage dans le quartier. Comme dit Bouba" la paix quand tu l'as au
quotidien tu la veux pour tes voisins puis pour tous les autres mais la paix elle passe par le
bien être de chacun".
Est-ce que ceux qui ne savent pas ce qu'est la vie des plus pauvres ou encore ceux qui ne se
questionnent même plus, tellement cette misère qui s’étale sous leurs yeux est devenue
courante qu’on a fini par la banaliser, est-ce que ceux-là ont conscience que ce qui leur permet
d‘être en paix et de penser la paix pour le monde c'est aussi et d'abord parce qu'ils n'ont pas à
se battre pour devoir vivre et penser leur paix au quotidien ? Cette réflexion nous oblige donc
à penser la paix à partir des plus pauvres.
Nous avons poursuivi par l'écriture commune des conclusions de ce travail. Cette écriture
commune est essentielle car l'écriture accentue la coupure sociale, du moins en ce qui
concerne les familles les plus pauvres car en règle générale: Dans l'histoire les pauvres
n'écrivent pas, les modèles d'écriture sont souvent imposés par la classe dominante, ou encore
7
dite "sachante".On écrit sur les pauvres, éventuellement on les fait parler, on les observe et
ensuite d'autres se chargent d'analyser, d'interpréter.
Des tensions, des désaccords nous en avons eu bien sur, mais nous avons réussi a y faire face,
chacun a du faire un effort pour aller sur le terrain, sur la connaissance de l'autre.
Nous avons vacillé ensemble, ensemble nous avons dépassé des peurs, peur de se faire avoir,
de ne pas être à la hauteur. Nous avons du dépasser des incompréhensions dues aux
différences de langage, de styles qui traduisent les méconnaissances des uns et des autres. Il y
a eu de part et d'autre des résistances, des blocages, mais la confrontation s'est réalisée dans la
clarté et l'honnêteté des positions.
Tout ceci a pu être surmonté grâce à la qualité des relations qui ont pu s'établir dans les temps
de travail mais aussi par les échanges téléphoniques, de courriers, de skype.
3. Implications épistémologiques, éthiques et méthodologiques pour la recherche
universitaire
La connaissance est produite sur la conversation : c'est là où le croisement des savoirs a
été le plus fort.
Je vais juste développer un exemple. Le mot silence a été discuté entre invités (universitaires
et professionnels du social) et acteurs de connaissance du mouvement (des militants, des
volontaires et des alliés), qui ont dans un premier temps développé leur réflexion dans des
groupes séparés Lors du partage des travaux de groupe, des désaccords ont été mis en
évidence sur la signification sociale du mot silence.
Pour les invités, les universitaires : c'est un mot qui signifie la soumission, la passivité,
l'inconscience, l'aliénation, l'acceptation.
Pour les militants et les acteurs de connaissance du mouvement le mot silence signifie deux
choses :
- la passivité : c'est le silence passif des gens indifférent à la misère
- et la résistance : c'est le silence actif des gens qui subissent la misère et qui décident de
garder le silence soit pour créer la paix là où il y a la violence (une mère dont l'enfant est tué
qui ne porte pas plainte contre le fils de sa voisine pou bâtir la paix dans sa communauté) soit
pour tenir face à des situations d'humiliations et d'exclusion (un homme qui décide de ne pas
réclamer son droit au travail pour éviter de se faire humilier). Et aussi par conscience : pour
ne pas être incompris (une femme qui décide de garder le silence lors de sa défense au
tribunal parce qu'elle sait que le juge bien que disant qu'il veut l'écouter n'a pas les codes pour
comprendre sa situation).
Il est apparu clairement que selon nos expériences le mot silence n'a pas le même sens selon
qu'on a ou non l'expérience de la misère.
Ce qui m'apparaît encore plus important, c'est que pour moi, en tant qu'universitaire et
personne extérieure à l'expérience de la misère, le mot silence n'a qu'une dimension : celui de
la soumission. Et si des fois je vais plus loin je dirai que c'est la soumission des pauvres et la
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mienne en tant que privilégiée. Alors que pour quelqu'un qui a l'expérience de la misère et de
la lutte contre la misère le mot silence a deux dimensions : la passivité et la résistance.
Parce que nous, universitaire, ne voyons qu'une seule dimension : la notre, celle de la
soumission que l'on pense aussi être celle des autres, celle des pauvres. Alors que les
personnes qui vivent la misère voient deux dimensions : la notre (la passivité) puisqu'ils
subissent les conséquences de notre passivité ; et la leur (la résistance) ce qui leur permet de
tenir face à la misère et face à notre passivité.
Cette connaissance sur le mot silence a été possible grâce à la méthode des croisements des
savoirs du Mouvement ATD Quart-Monde. Comme dit Joseph Wresinski : « sans autonomie
de la pensée pas de communication » possible (Wresinski, 2007 [1980]). Il s’agissait donc de
travailler dans un premier temps en groupe de non-mixité pour que la pensée de chacun ne
soit pas influencée par l'autre. Ensuite confronter les productions en prenant le temps de
comprendre les significations des mots et les différences.
Une question non pas seulement de méthode mais de position
« Il ne s’agit pas, ici, d’un problème de méthode, mais d’une question de situation de vie ; on
ne peut pas la résoudre en adoptant d’autres méthodes mais seulement en changeant de
situation.“ (Wrésinski, 2007 [1980], 56).
Le croisement des savoirs est une méthode de connaissance qui se rapproche d'autres
méthodes qui ont leur histoire à l'université bien que marginalisées : c'est l'épistémologie des
savoirs situés/ ou encore l'épistémologie du point de vue. Développé par des groupes
d'universitaires qui de par leur expérience se rendaient compte que les concepts universitaires
étaient en fait les points de vue de certains groupes sociaux. Par les études féministes, les
études afro-américaines, et les études subalternes. Les épistémologies du point de vue ont
apporté deux nouvelles perspectives dans la recherche universitaire :
- Les savoirs sont toujours situés de là où l'on est, de là où on regarde le social. Une
invitée universitaire soulève ce point dans son évaluation personnelle du colloque :
« Nous avons dû prendre le temps pour que des concepts tels que violence, extrême pauvreté
ou paix soient culturellement compris par chacun, à partir de sa conception du monde et de
ses expériences concrètes » (Mouvement ATD Quart-Monde, 2012a).
- La position et l'expérience des personnes exclues, opprimées ou à la marge est celle
qui est la plus riche pour voir les choses, car c'est une position qui exige pour vivre en
permanence une double-conscience : de soi-même, bien sûr, et de l'autre, car il nous
regarde, il nous juge et exige de nous que l'on s'adapte à lui et pas l'inverse. Ce point a
été expérimenté pendant le colloque, comme je l’ai montré en prenant comme exemple
la double signification du mot silence pour les acteurs de connaissance du mouvement.
C'est la première fois que je participais à une méthodologie concrète qui partait de ces deux
convictions. Des universitaires ont soulevé ce point lors de son évaluation suite au colloque:
« Le manque d'éducation ou l'abondance d'éducation ne jouaient aucun rôle pour rabaisser nos
discussions. La discussion n'était pas sur quelle éducation ou quel manque d'éducation vous
aviez, la discussion était sur la connaissance, la compréhension » - « j'ai beaucoup aimé les
mots qui sont venus comme la compréhension mutuelle qui suppose un dialogue, une écoute
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et une démarche commune où les uns et les autres ne raisonnent pas pour les autres ».
(Mouvement ATD Quart-Monde, Rapport final, 2012 a).
Tout ceci semble extraordinaire. Selon moi, ce qui a permis la rencontre et la discussion entre
des situations et des positions différentes c'est un objectif d'engagement commun. Ici,
l'objectif du colloque était de rompre le silence sur la violence de la misère.
C’est cette nécessité d’une implication commune entre universitaires et personnes qui vivent
et luttent contre la misère, qu’affirme Joseph Wresinski quand il dit :
« Pour ce qui concerne la communication avec des groupes de population très pauvres, nous
sommes convaincus (…) que même l’observation, dite participante, des anthropologues et
ethnologues comporte ce danger d’exploitation, de déviation, de paralysie de la pensée des
pauvres. Parce qu’il s’agit d’observation pour un but extérieur à leur situation vécue, un but
qu’eux-mêmes n’ont pas choisi et qu’ils n’auraient jamais défini à la manière du chercheur. Et
parce que, par conséquent, cette observation n’est pas vraiment participante, puisque la
réflexion du chercheur et celle de la population, objet de son observation, ne poursuivent pas
les mêmes buts. » (Wresinski, 2007 [1980], 56).
Mais si l'objectif est commun, les positions étant différentes dans la vie, elles sont aussi
différentes dans l'engagement de ce colloque. C’est ce que je vais développer maintenant.
Ce que peut signifie « rompre le silence » pour les universitaires
Durant le colloque, je me suis rendue compte de l'importance de l'expression « rompre le
silence » et de tout ce qu'elle impliquait pour nous universitaires. Il est bien connu que les
universitaires ont une obligation éthique, un rôle, de dénoncer les injustices. Les universitaires
peuvent dénoncer, c'est même un rôle qui leur est reconnu. Ce n'est jamais étonnant de voir tel
ou tel universitaire sur un plateau télé dénoncer des politiques et des injustices. C'est ce que la
société attend de nous.
Où est la transformation pour nous universitaires ? Et j'ai compris qu'elle devait être dans ce
« rompre le silence ». « Rompre le silence » c'est quand on dit quelque chose qu'on n'attend
pas de nous, c'est dire quelque chose qu'on ne devrait pas dire, c'est parler alors qu'on nous
impose le silence : voilà ce que j’ai appris durant ce colloque.
Dans ce sens, il est très rare de voir un universitaire « rompre le silence ». Pour parler de ce
que qui me concerne individuellement, il est très rare d'entendre une femme universitaire dire
« dans mon laboratoire je vis des situations de sexisme qui me font violence et m'empêchent
de développer ma propre pensée en accord avec qui je suis et ce que j'ai vécu ». Il est très rare
d'entendre un universitaire rompre le silence sur certains faits violents quotidien des
laboratoires et des salles des enseignants : les humiliations et les exclusions des étudiants de
milieux populaires et des milieux pauvres et des étudiants africains, les remarques
méprisantes sur leur, prétendu, manque d'intelligence, les remarques sexistes des enseignants
sur les étudiantes et sur leurs collègues femmes. Car « rompre le silence » comporte des
risques de se faire écarter de sa carrière et, pour les personnes concernées par les violences,
d'être encore plus isolé et plus ramené à sa condition.
L'expression « rompre le silence » m'a permis de situer où se trouve la transformation de
l'université à mes yeux.
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Don Julian durant le colloque, a dit « rompre avec notre silence » (Mouvement ATD Quart-
Monde, 2012 b). Il a mis là une précision fondamentale. Personne ne peut rompre le silence
de quelqu’un d’autre, c’est tout simplement impossible, cela n’a pas de sens. Pour un
universitaire, « rompre le silence », ce n’est pas dénoncer car on ne peut pas être le porte-
parole du silence des autres.
Si je veux rompre avec le silence, imposé aux personnes qui vivent et luttent contre la
violence de la misère, je dois transformer mes pratiques et l'université, car l’université
participe à imposer le silence aux pauvres.
Rompre le silence pour un universitaire c’est donc d’abord reconnaître la violence de
l’université. Une universitaire a dit suite au colloque
« Je me suis rendue compte que certains protocoles de recherche pouvaient engendrer de la
violence : est ce que l'on considère les gens comme des objets ou des sujets, des acteurs de la
recherche ? Et dans nos pratiques, tout en voulant bien faire ne produisons nous pas nous
même de la violence ? »
Enfin, je pourrais dire que, pour un universitaire passer de dénoncer à « rompre le silence »,
c'est passer de parler à parler moins, c'est passer de parler à faire davantage silence. Et surtout,
passer de dénoncer à « rompre le silence » pour un universitaire, c'est passer de parler seul à
parler ensemble, de parler sur à parler avec. Pour un universitaire « rompre le silence » sur la
violence de la misère c'est reconnaître la connaissance des personnes qui vivent et luttent
contre cette violence au quotidien.
Conclusion
Nous sommes toutes les trois d’accord pour terminer notre intervention à trois voix par cette
phrase de Mustafa Diop, acteur de connaissance de la recherche-action misère-violence-paix :
« Il est temps de rompre le silence, de parler haut et fort, nous les plus démunis de la planète
(…) Je veux que vous, intellectuels, universitaires, chercheurs qui êtes là vous soyez nos
interlocuteurs à travers le monde ». (Mouvement ATD Quart-Monde, 2012 b).
Bibliographie
Groupes de recherche Quart Monde université et Quart Monde partenaire (collectif), 2008, Le
croisement des savoirs et des pratiques. Quand des personnes en situation de pauvreté, des
universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble, Paris : Editions de
l'Atelier/Editions Quart Monde, 704 p.
Christian Mellon, 2009, Approche de la violence et de la non-violence, 20 p. [en ligne] :