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La danse sacrée en Indochine et en Indonésie

Jun 23, 2022

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LA DANSE SACRÉE EN INDOCHINE ET EN INDONÉSIE

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MYTHES ET RELIGIONS Collection dirigée par P.-L. COUCHOUD

LA DANSE SACRÉE

EN INDOCHINE ET EN INDONÉSIE

par

Jeanne CUISINIER

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1951

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DÉPOT LÉGAL 1 édition 3e trimestre 1951

TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays COPYRIGHT

by Presses Universitaires de France, 1951

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INTRODUCTION

La danse est toujours sacrée. Elle est sacrée tant que vivent dans le cœur des hommes le sentiment de l'inaccessible et le respect du mystère.

Tant qu'on n'aborde qu'en tremblant le domaine du mystère, tant qu'il reste entouré de défenses redoutables et pourtant familières, tant qu'est requise de ses servants l'innocence et la pureté dans leur ministère, la danse le traduit. Plus qu'une traduction, elle est une expression de l'élan qui pousse l'être à s'unir à ses semblables et à ses dieux, dans un accom- plissement qui l'entraîne au dépassement fugitif de lui-même.

Qu'importe que des hommes, que des pays aient oublié le sens originel du Rythme souverain pour- suivi parles gestes, qu'importe que ces ingrats et ces ignorants aient fait de la danse une mode et un plai- sir ! Ils n'ont tué que leurs danses, et la Danse n'est pas morte.

Partout où le mime s'évade du réel pour enfermer dans un style — maladroit ou savant — à la fois les ins- tincts et les pensées, partout où le théâtre fait passer la musique et les attitudes avant la parole et l'action, partout où la liturgie accorde toute leur valeur aux mouvements et à leur exactitude, la Danse s'impose dans la sacralité de son jaillissement initial.

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Jaillissement pareil à celui d'une source aussitôt captée, il ne serait pas danse s'il n'était contrôlé. Pas plus qu'on ne peut penser danse sans penser rythme, on ne le peut sans penser discipline.

Mais si le rythme nous est immédiatement percep- tible parce qu'il nous enveloppe et nous dirige, tantôt en nous berçant, tantôt en violentant notre œil et notre oreille, la discipline, au contraire, ne nous apparaît pas d'emblée ; certes, la régularité des pas et leur fantaisie nous frappent autant que la souplesse ordonnée des bras et des mains, et nous éprouvons, à voir la mobilité vive ou lente des corps de danseurs, la cadence intérieure, spontanément traditionnelle, qui les soumet à sa loi. Mais il y a plus que des règles appliquées aux seuls mouvements, souvent depuis des siècles, dans la discipline de la danse.

Elle est à la fois musique et plastique ; et ce n'est pas assez que d'y retrouver les canons auxquels sont soumis ces arts, car leur union, préexistant à leur différenciation consciente et voulue, projette la danse dans la création sans durée. Ne naître jamais que pour l'instant, ne devenir jamais que pour disparaître aussitôt, tel est le destin de la danse. Ne rien laisser d'elle-même, ni trace matérielle, ni souvenir contrô- lable, telle est sa pauvreté à côté des arts qui laissent pour des siècles leur marque dans la pierre ou la mémoire des hommes ; mais c'est aussi sa gloire.

Parler de la danse n'est pas aussi vain qu'il semble ; certes les mots ne peuvent la recréer, mais ils peuvent la situer dans ses cadres mouvants et divers ; ils peu- vent présenter ses exécutants anonymes ; ils peuvent, enfin, dégager de son spectacle l'univers de rêves, d'aspirations et de mythes obscurs qu'elle suscite.

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Danses populaires et danses royales qui, les unes et les autres, à des degrés divers, vont des figures les plus simples à l'élaboration savante des ballets, et dépassent parfois ce stade pour s'intellectualiser à l'extrême ; danses magiques, funèbres, religieuses, qui elles aussi, toujours traversées par un même courant mystique, partent de la répétition obstinée d'un seul mouvement pour atteindre la noblesse presque immo- bile des gestes liturgiques ; ce sont toutes ces danses dont l'esthétique et la symbolique se succéderont ici, poursuivies comme des ombres. Aussi ce livre n'est-il pas un catalogue où s'inscriraient leurs noms avec l'indication précise des lieux et des conditions dans lesquels on les exécute. Quelques-unes seront exac- tement situées, et entourées des détails qui leur donnent vie et signification ; beaucoup seront men- tionnées, sans autres commentaires que la peuplade qui les danse et le groupe dans lequel on les peut ranger ; beaucoup aussi seront omises.

Dans leur cadre géographique, l'Indochine et l'Indonésie, une diversité trop grande de races, de traditions, de degrés de civilisation, n'aurait permis la nomenclature de toutes les danses et leur classification qu'au prix d'un long travail, qui n'est peut-être plus possible aujourd'hui. S'il avait été fait, il ne serait, en tout cas, qu'une nomenclature assez sèche. C'est de la Danse, et non des danses, qu'il faut parler pour en- trevoir l'âme de la Danse, et à travers elle sa pensée et sa valeur. Les danses pourtant, des danses au moins, aideront à découvrir la Danse, comme y aideront la connaissance des danseurs et danseuses. Ce sont sou- vent des paysans et des paysannes dont la vie de tous les jours ne diffère pas de celle des gens de leur

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village ; il en est aussi que l'apprentissage isole, dès l'enfance, de leur milieu d'origine et dont la vie moins dure, mais moins libre, dans les dépendances des palais, semble, aux yeux des leurs qu'ils ont quittés, auréolée d'un prestigieux bonheur ; il en est encore que leur métier, découronné de sa dignité première, retranche d'un monde qui les méprise ; il en est enfin qui, plus ou moins séparés de tous les groupes sociaux — telles les prêtresses balian chez les Dayak, tel aussi l'Empereur d'Annam autrefois — le sont par leur état et non du fait de danser aux funérailles ou d'offi- cier dans la cérémonie du Nam Giao. C'est leur pri- vilège, et d'autres femmes que les balian ne pourraient danser en berçant dans leurs bras les poupées de chiffons qui représentent les âmes des morts ; per- sonne non plus n'aurait osé, jadis, accomplir les suprêmes gestes liturgiques au Temple du Ciel et de la Terre, car ils n'étaient efficaces qu'en raison de l'effi- cacité personnelle du Souverain.

On les verra plus loin, ces paysannes constituant des troupes de danseuses chez les Thai et chez les Cambodgiens ; ces enfants enlevés à leur milieu natal pour devenir la parure des fêtes de la cour au Laos, au Siam, au Cambodge, et encore chez quelques sultans malais ; ces danseurs méprisés du théâtre sino-anna- mite ; ces spécialistes reconnus et admirés des danses magiques, appartenant à toutes les classes de la société, chez tant de groupes indonésiens...

A travers eux, derrière eux, dans le passé lointain auquel remontent les origines de leurs danses, on apercevra le reflet des danseuses sacrées de l'Inde, le tourbillon des masses chinoises dansant leur commu- nion avec les forces de la nature, les masques étranges,

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inhumains et gigantesques qu'arborent les Océaniens. C'est au delà du cadre géographique annoncé que ces visions nous entraînent ; oui, sans doute, mais com- ment résister à cet entraînement ? Pourrait-on parler de l'Indochine et négliger les sources vives de sa civi- lisation qui présente des aspects dissemblables et parfois contradictoires ? Parmi ces sources, on sait de quelle abondance furent les apports de la Chine et de l'Inde.

Pourrait-on parler de l'Indonésie sans, à la fois, sentir le courant frémissant qui la relie à l'Océanie et reconnaître, en Indochine, le prolongement de ce même courant ? Il y est bien plus qu'un écho, il y est comme le thème uni d'une basse obstinée qui soutient les innombrables variations du dessin mélodique.

L'Indochine, confluent de civilisations, reçut de l'Inde et de la Chine la pensée et ses signes : signes de l'écriture, de l'architecture et de la danse. A l'Ouest, l'alphabet emprunté à l'Inde était modifié par chacun des groupes qui l'adaptait à son parler ; il proliférait, donnant naissance à quantité d'alphabets dérivés. A l'Est, les caractères empruntés à la Chine, créaient, en dépit de modifications tardives, une apparence d'u- nité qui recouvrait la multiplicité des dialectes.

A l'Ouest, les signes de la danse s'introduisaient comme un langage savant que chaque groupe trans- formait comme il avait transformé l'écriture, adap- tant la langue silencieuse des mains à l'expression de sa vie propre. A l'Est, les danses populaires en se mêlant à celles qui existaient, disparaissaient en elles ; et les danses moins spontanées des profession- nels accusaient, en se développant, leur effort vers l'abstraction symbolique, sauf au théâtre où la mi-

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mique exprime des légendes, dans un mélange habile de réalisme et de convention. L'Indonésie, sœur de l'Indochine, fut comme elle

fécondée par l'Inde ; elle aussi diversifia l'alphabet qu'elle en reçut et garda plusieurs de ses dérivés même après les conversions à l'Islam qui introdui- sirent, chez les Malais par exemple, les caractères arabes en même temps que la foi nouvelle. L'Indonésie fit sien aussi le langage dansé pour traduire ses propres légendes et ses mythes ; elle le fit sien, en lui imprimant sa marque personnelle, et dès qu'on s'éloigne de Java et de Bali, les foyers où l'influence hindoue eut le plus de rayonnement, cette marque est de plus en plus forte. Celle de l'Inde n'en est pas absente, mais estompée ; ce n'est point celle d'une influence directe ni d'une influence unique. C'est à travers Java que Célèbes, par exemple, l'a subie, et l'importance capitale que l'Inde accorde aux mains dans ses danses, Célèbes, entre autres, pouvait la lui attribuer déjà, comme le font en général toutes les populations du Pacifique. Les échanges entre ces peuples de navigateurs, dès l'âge préhistorique, ont tissé, de la Chine à l'Australie, des liens subtils, sans cesse rompus, et renoués sans cesse. Quand, plus tard, les Arabes exercèrent, à leur tour, sur le monde indo- nésien, une influence qui devait être continue, à la fois légère et pénétrante, celle-ci se fit sentir sans détruire les influences qui l'avaient précédée. A Java, elles restèrent à peu près distinctes ; ailleurs, là surtout où l'Inde n'avait rayonné qu'à travers Java, l'influence nouvelle et les anciennes se combi- nèrent plus ou moins étroitement ; pourtant telle danse malaise de la Péninsule reste typiquement

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arabe à côté de celles où se reconnaissent les souvenirs d'autres civilisations. La Péninsule malaise eut, dans le passé, des rapports directs avec l'Inde; ses danses en ont été imprégnées, moins pourtant que les danses javanaises, et les influences successives (parmi les- quelles celles des Portugais) qu'elles ont subies sont plus unifiées qu'à Java.

Le petit calot de velours porté par les Musulmans du monde malais ne suffit pas à uniformiser l'aspect de ses danseurs ; il est pourtant un élément du cos- tume capable de souligner la parenté des exécutants dans des performances aussi éloignées l'une de l'autre que les luttes stylisées des Malais de Pahang, ou le bondissant jeu de balle des Macassar de Célèbes.

Le petit calot de velours n'est du reste pas la seule coiffure des danseurs à Célèbes ; il voisine avec le turban épousant étroitement la tête, comme à Java et chez les Malais d'Indochine. Et dans les grandes danses cérémonielles, les danseurs ne portent plus leurs coiffures usuelles mais des parures compliquées, qui annoncent les hautes superstructures des masques océaniens.

Les masques là-bas, en Asie comme en Océanie, comme en Afrique aussi, les masques ont leur vie propre, et dans les danses où ils figurent, ils sont acteurs plus qu'accessoires ; ils sont même acteurs plus que ceux qui les portent. En effet, l'homme mas- qué porte le masque pour devenir l'être représenté par celui-ci ; et cet être est parfois un mort que ses des- cendants ont connu, parfois un ancêtre plus lointain que les générations présentes n'ont pu connaître, parfois le tout premier ancêtre. Qu'il soit un mort récent ou d'avant les temps dont les hommes ont

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le souvenir, ce n'est jamais sa réalité matérielle que reproduit le masque ; et c'est bien parce qu'il enferme la réalité mythique du défunt que le masque continue celui-ci, que son principe de vie, de lui maintenant séparé, irradie dans l'image un peu de son essence. Elle vit, maintenant, cette image, d'une vie surréelle ; en pénétrant en elle, le danseur entre dans cette vie ; c'est par elle qu'il s'intègre au mythe représenté.

La danse pourrait représenter des mythes sans le truchement de masques, et le fait assez souvent ; parfois, au contraire, elle s'adjoint des masques à des fins réalistes ou esthétiques, mais non mythiques. A ces masques non mythiques se rattache l'outrance du grimage, chez les acteurs chinois, par exemple, ou chez les danseurs du Travancore ; mais que le grimage s'adoucisse, qu'il cesse d'être un moyen d'amplifier le sentiment conventionnel de chaque personnage et l'effet qu'il est destiné à produire sur les spectateurs, alors le voici soumis à une symbolique des couleurs directement issue d'une vieille mythologie. Ce fut longtemps l'usage, parmi les danseuses cambod- giennes de donner à Rama un visage vert — comme à Vishnu, dont il est un avatar, l'Inde donnait un visage bleu — à Indra, un visage d'or, comme le soleil ; à la pure Sita la blancheur qu'elle a gardée... Symbolique oubliée maintenant ; si elle risqua d'être trahie par ignorance, elle n'est plus en danger, aujour- d'hui, d'être infidèlement continuée : les danseuses, quel que soit leur rôle, ont toutes le visage poudré à blanc, sauf quand il est masqué.

Le prince Ngo, Ravana ne recouvrent point de mythes ; ils figurent des personnages dont les aven- tures, prises dans le conte ou dans l'épopée légendaire,

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contiennent des éléments mythiques, mais ils ne sont plus le prolongement direct et vivant de l'ancêtre ou du totem, comme le sont les masques océaniens.

L'Indonésie semble établir un pont entre ces deux façons de comprendre le masque et de l'utiliser. Java, toute baignée du courant par lequel elle est reliée à l'Océanie, absorbe à la fois les thèmes mythiques du Sud et ceux de l'Asie. C'est elle aussi, et Bali plus encore, qui incorporent à leurs danses tantôt la repré- sentation des mythes, comme le font des populations plus frustes de Nouvelle-Guinée et d'Australie, tantôt l'inspiration plus lointaine et plus nuancée qui vient d'eux.

L'Asie, qui a gardé, jusqu'en ses réalisations spiri- tuelles les plus élevées, un contenu mythique si abondant, si dense et si vibrant, ne représente pas ses mythes — sinon, peut être, chez quelques popu- lations isolées des groupes importants, isolées des grandes civilisations et restées à l'écart des contacts par leur isolement.

L'Asie, ou pour être plus exact, ni l'Inde ni la Chine ne représentent leurs mythes, et pas plus qu'elles l'Indochine où elles se sont affrontées et par- fois unies ; mais leurs arts s'en inspirent, en sont imprégnés, et les transposent, d'après le canon de leur esthétique ; la danse plus que les autres arts en est imprégnée, et pourtant, ils restent difficiles à déceler.

Entre la danse des Sakai qui répète pendant la nuit entière une série limitée de pas, au rythme peu varié des tubes de bambous frappés sur le sol, et le Manora des Siamois, quel peut être l'indicatif commun per- mettant de les comprendre ? Les Sakai dansent nus, parés seulement de couronnes et de guirlandes de

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feuilles ; le Manora porte un costume chatoyant, drapé avec art, une coiffure majestueuse, des bijoux de cuivre et d'argent ; il débute par une lente saluta- tion rituelle, et les figures de ses danses sont si nom- breuses qu'il ne les exécute jamais toutes en une séance. Mais les Sakai, avant de commencer, invo- quent les ancêtres, et la salutation du Manora s'adresse à l'ancêtre mythique... Pour rejoindre les ancêtres, les Sakai remontent dans le temps

... où le ciel sur la terre vivait et respirait en un peuple de dieux

mais ils n'essayeront pas de reproduire en les mimant les actions accomplies dans ce passé par ceux dont ils continuent la vie. Et le Manora, lui non plus, ne cherchera pas à prendre pour sujet de sa création les étapes parcourues par l'ancêtre pour découvrir la danse, mais, lui aussi, continuera l'ancêtre en ressus- citant le passé, puisqu'il a le pouvoir de la créer à nouveau. Sa création, pourtant, ne peut s'inscrire que dans le cadre rigide d'une tradition fixée par le respect. Il sait bien qu'il ne peut qu'imiter ce que lui a montré son maître et que celui-ci imitait du sien qui l'imitait d'un autre. Seul, le premier danseur, ancêtre spirituel et patron de tous les danseurs, n'eut d'autre maître que son rêve. Mais en imitant les figures de son rêve il obéissait aux dieux qui le lui avaient envoyé. Dans leur simplicité et dans leur sa- gesse, Thailandais et Cambodgiens assignent à la danse une origine céleste ; d'autres aussi, mais tous n'ont pas enfermé, comme ceux-ci, dans une légende naïve et délicate, l'idée de cette origine. Pour les Thailandais, c'est un enfant abandonné recueilli par

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une déesse, enfant infirme guéri par sa nourrice divine, qui apprend d'elle les premiers pas, puis qui, devenu homme, et seul dans le monde des hommes, reçoit pendant son sommeil la révélation de l'art qu'il va, sous la protection des dieux, exercer jusqu'à sa mort, et transmettre à ceux qui en sont dignes. Pour les Cambodgiens, ce sont les danseuses célestes, les Apsarâs, qui descendent sur la terre du Kampuchéa, envoyées par Indra, pour enseigner leur art aux Khmers, dans la splendeur d'Angkor dont l'archi- tecte avait, avec le futur roi, un fils humain du dieu, vécu au ciel d'Indra où il avait été initié aux secrets de la construction et de la décoration.

Les Javanais n'imaginaient la naissance de la danse que parmi les dieux. Tantôt ils la situaient dans le temple que Bhattara Guru — une des personni- fications de Vishnu — avait édifié lui-même, exécutée au son du gamelan qu'il avait inventé, et reflétant la perfection suprême des dieux et des déesses qui s'a- bandonnaient à l'ivresse de la découvrir ; tantôt ils la croyaient réalisée pour la première fois par les nymphes célestes, les widadari, devant les divinités réunies. Celles-ci, dit la légende, furent éperdues de trouble au point qu'elles écarquillèrent les yeux jusqu'à en avoir bientôt trois, Indra en eut même quatre, et Brahma devint quadricéphale ! Mais cette légende serait la fausse interprétation d'un vieux texte kawi : d'après ce texte, ce serait la beauté surna- turelle des widadari (elle surpassait même celle de Ratih) (1) qui aurait éveillé le désir des dieux, tan-

(1) Ratih — çakli (à la fois puissance et personnification féminine) du dieu de l'amour, Kama.

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dis qu'elles accomplissaient autour d'eux le rite de pradaksinā ; et ce désir n'ayant pas été satis- fait, il en était résulté que « le dieu Brahma devint tout à coup quadricéphale et le dieu Indra eut mille yeux » (1). Peut-on discriminer la beauté des mouvements de la beauté des corps qui les accomplissent et peut-on, à cause de la spécificité du terme, pradaksinā, refuser d'y voir une danse proprement dite ? Ce serait refuser de relier l'épanouissement de l'âge adulte aux tâton- nements émouvants de l'enfance qui l'ont préparé ; le pradaksinā est bien un mouvement réglé comme une danse : marche lente autour de celui — ou de ceux — que les exécutants veulent honorer, marche dans le sens des aiguilles d'une montre, afin de pré- senter l'épaule droite, en signe de respect, vers le centre où siège l'objet de leur hommage. Qui ne reconnaît dans cette figure la ronde simple, dans son développement circulaire primitif ? Et qui donc ignore que « le cercle est la forme la plus ancienne de la danse en chœur », comme le dit Kurt Sachs (2) ?

Ce n'est pas non plus sa destination qui retranche le pradaksinā de l'ensemble immense de la chorégraphie, lequel s'est développé à partir de la ronde simple, peu à peu spiritualisée et chargée de signification symbo- lique ou mystique, pour aboutir aux combinaisons les plus complexes. Non, ce n'est pas sa destination qui l'en retranche, car les combinaisons, même les plus éloignées de la figure initiale, aussi longtemps qu'elles restent fidèles à l'esprit de la danse, contien-

(1) Van LELYVELD, La danse dans le théâtre javanais, p. 23. (2) K. SACHS, Histoire de la danse, p. 83.

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1951. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France) ÉDIT. N° 22.810 IMP. N° 12.559

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