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KASEY MICHAELS Le passé ennemi 1. — Signez ici... et ici, murmura Lorraine Nealy en désignant du doigt le bas des documents soigneusement tapés qu'elle venait de poser sur le bureau de son patron. Les petites flèches de papier jaune qu'elle avait apposées aux mêmes endroits étaient déjà suffisamment explicites, mais Harrison Coltons ne dit rien. Il avait compris, depuis longtemps, qu'interrompre Lorraine au milieu de son travail la faisait invariablement recommencer à la case départ. Il avait presque fini de signer les contrats, et n'avait nulle envie de reprendre depuis le début. — Lorraine, dit-il enfin, tandis que son assistante personnelle — qui tenait fermement à ne pas être assimilée à une simple « secrétaire » — récupérait les contrats, que deviendrais-je sans vous ? — Vous vous étioleriez peu à peu, et vous finiriez par dépérir, répondit Lorraine de ce ton mi- dictatorial, mi- taquin dont elle usait avec son patron. Votre entreprise tomberait en ruine et, croyez- moi, je ne voudrais pas être là pour voir ça, monsieur ! Agée d'une cinquantaine d'années, Lorraine travaillait pour Coltons Media Holdings depuis trente ans. Au fil du temps, elle s'était convaincue que l'entreprise tournait exclusivement grâce à ses bons et loyaux services. Elle avait été l'assistante personnelle de Frank Coltons jusqu'au jour où celui-ci avait passé les rênes à son plus jeune fils, Harrison. A présent, elle dirigeait CMH « par le truchement de Harrison », comme elle se plaisait à le dire à quiconque le lui demandait - ou même sans qu'il fût nécessaire de le lui demander. Harrison répondit par un sourire complice, se leva et saisit sa veste bleu marine posée sur le dossier de son fauteuil. — Parfait ! CMH étant en d'aussi bonnes mains, je peux donc partir tôt, aujourd'hui. A moins que vous n'ayez encore besoin de ma superbe signature ? — Non, tout est réglé ! Mais votre col est mal mis, ajouta-t-elle sans transition. Harrison s'empressa aussitôt de redresser le col de sa veste, puis il resserra machinalement le nœud de sa cravate à rayures bleues et bordeaux. Malgré ses trente et un ans, il n'avait pas encore adopté
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Kasey Michaels - Le Passé Ennemi

Jul 18, 2016

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KASEY MICHAELS

Le passé ennemi

1.

— Signez ici... et ici, murmura Lorraine Nealy en désignant du doigt le bas des documents soigneusement tapés qu'elle venait de poser sur le bureau de son patron. Les petites flèches de papier jaune qu'elle avait apposées aux mêmes endroits étaient déjà suffisamment explicites, mais Harrison Coltons ne dit rien. Il avait compris, depuis longtemps, qu'interrompre Lorraine au milieu de son travail la faisait invariablement recommencer à la case départ. Il avait presque fini de signer les contrats, et n'avait nulle envie de reprendre depuis le début. — Lorraine, dit-il enfin, tandis que son assistante personnelle — qui tenait fermement à ne pas être assimilée à une simple « secrétaire » — récupérait les contrats, que deviendrais-je sans vous ? — Vous vous étioleriez peu à peu, et vous finiriez par dépérir, répondit Lorraine de ce ton mi-dictatorial, mi- taquin dont elle usait avec son patron. Votre entreprise tomberait en ruine et, croyez-moi, je ne voudrais pas être là pour voir ça, monsieur ! Agée d'une cinquantaine d'années, Lorraine travaillait pour Coltons Media Holdings depuis trente ans. Au fil du temps, elle s'était convaincue que l'entreprise tournait exclusivement grâce à ses bons et loyaux services. Elle avait été l'assistante personnelle de Frank Coltons jusqu'au jour où celui-ci avait passé les rênes à son plus jeune fils, Harrison. A présent, elle dirigeait CMH « par le truchement de Harrison », comme elle se plaisait à le dire à quiconque le lui demandait - ou même sans qu'il fût nécessaire de le lui demander. Harrison répondit par un sourire complice, se leva et saisit sa veste bleu marine posée sur le dossierde son fauteuil. — Parfait ! CMH étant en d'aussi bonnes mains, je peux donc partir tôt, aujourd'hui. A moins que vous n'ayez encore besoin de ma superbe signature ? — Non, tout est réglé ! Mais votre col est mal mis, ajouta-t-elle sans transition. Harrison s'empressa aussitôt de redresser le col de sa veste, puis il resserra machinalement le nœud de sa cravate à rayures bleues et bordeaux. Malgré ses trente et un ans, il n'avait pas encore adopté

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l'habitude, à présent en vigueur chez CMH, de venir sans cravate le vendredi. En revanche, il avait volontiers souscrit à la possibilité offerte à chacun de travailler chez soi le dernier jour de la semaine. Il n'était venu que pour signer divers contrats, et il souhaitait à présent entamer son week-end au plus tôt. Il lissa de la main ses cheveux noirs comme du jais, avant que Lorraine n'eût le temps de le comparer à un hérisson, et attrapa sa serviette. — Je peux m'en aller maintenant, Lorraine ? S’enquit-il tout en se dirigeant vers la porte. — Eh bien..., commença Lorraine. Surpris, Harrison s'arrêta et la regarda d'un air interrogateur. — Non, ce n'est rien, poursuivit-elle. Je vais renvoyer cette dame. Vous n'avez qu'à sortir par le couloir. — Une dame ? Qui donc ? Intrigué malgré lui, il lança un regard vers la porte fermée qui menait au bureau de Lorraine et au hall d'accueil. Lorraine serra les contrats contre elle et roula ses yeux bleu pâle. — Une dame qui attend dans mon bureau depuis une heure déjà, et qui ne comprend pas qu'elle perd son temps. Vous voyez le genre. — Un rendez-vous ? Non. Je ne donne jamais aucun rendez-vous le vendredi après-midi. Et elle n'est pas partie ? Attention, Lorraine, vous êtes en train de perdre toute votre autorité ! D'ordinaire, le monde tremble lorsque vous dites non. C'est en tout cas l'effet que vous me faites..., ajouta-t-il d'un ton provocateur. — Je lui ai dit que vous la recevriez peut-être, avoua Lorraine, si doucement que Harrison dut s'approcher d'un pas afin d'entendre ses paroles. — Peut-être ? Vous avez dit peut-être ? répéta Harrison sincèrement impressionné. Lorraine, vous ne dites jamais « peut-être » ! Je vous ai déjà entendue dire « oui », « non » ou « jamais de la vie », mais jamais « peut-être » ! Que veut cette dame ? Est-ce qu'elle milite pour la protection des caniches abandonnés et a touché votre unique point faible ? — Les caniches sont rarement abandonnés, monsieur Coltons, répondit-elle, piquée au vif. Ce sont des créatures parfaitement adorables et elles trouvent toujours un foyer d'accueil. — Surtout chez vous, poursuivit Harrison malicieusement. Combien en avez-vous déjà ? J'ai perdu le compte... Dix ? — Six. Et ils attendent tous sagement à la maison que je rentre les nourrir. Aussi, si vous avez fini de parler pour ne rien dire, veuillez disparaître immédiatement pour que je puisse retourner dans mon bureau et dire, sans mentir, à cette Mme Hamilton que vous avez fini votre journée. — Une minute, Lorraine ! Vous avez dit « Hamilton » ? Annette Hamilton ? Non, c'est impossible...Elle s'appelle Annette O'Meara, maintenant. Lorraine jeta un coup d'œil à la petite note qu'elle sortit de sa poche : — Non, pas Annette. Il s'agit d'une Mlle Savannah Hamilton. Je vais lui dire que vous êtes parti. Voulez- vous que je lui donne un rendez-vous pour le mois prochain ? Plutôt qu'un rendez-vous pour le mois suivant, Lorraine serait bien avisée de réserver à Mlle Savannah Hamilton une place à bord de la prochaine navette spatiale à destination de la planète Mars. Et, dans la foulée, d'expédier également Sam et Annette dans l'espace intersidéral. Ce serait parfait ! Il se frotta la mâchoire et revint déposer sa serviette sur son bureau. — Que veut-elle ? — Ce qu'elles veulent toutes. Un emploi. Elles pensent toutes pouvoir forcer la porte des ressources humaines, raconter leur « baby blues » en long, en large et en travers, voir leur nom s'étaler sur un best-seller six mois plus tard et remporter le prix Pulitzer le lendemain. Ne vous inquiétez pas, je vais me débarrasser d'elle comme j'aurais dû le faire il y a une heure. — Pourquoi ne l'avez-vous pas fait, alors ? S’étonna Harrison. Lorraine haussa ses frêles épaules. — Vous avez sans doute raison. Elle a un air de chien battu. Elle est sur son trente et un et semble perdue. A vrai dire, elle semblait bien plus embarrassée d'être ici que je ne l'étais de la voir debout

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devant mon bureau. Je me suis dit que, peut-être, elle ne cherchait pas un travail... Je crois qu'elle espère autre chose. J'ai essayé de lui faire préciser l'objet de sa venue, mais elle a répondu que c'était personnel, et je n'ai rien pu en tirer d'autre. Pensez que même mes cookies maison au beurre de cacahuète ne l'ont pas amadouée ! — Pas croyable ! Ironisa Harrison. Si elle n'avoue pas sous la menace des cookies au beurre de cacahuète, alors, la situation est désespérée ! Aucun instrument de torture n'est plus redoutable que vos cookies ! Il adopta un ton léger pour que Lorraine ne pût rien deviner des sentiments qui l'agitaient, puis, ayant ôté sa veste, il passa derrière son bureau. — Je m'étonne que vous n'ayez pas appelé les agents de sécurité pour qu'ils jettent dehors cette demoiselle Hamilton ! — Moi aussi, répondit Lorraine, la main posée sur la poignée de la porte. Mais je suppose qu'il n'y a rien à craindre. Vous avez l'air vraiment surpris de sa visite. Il est évident que les problèmes existentiels de Mlle Savannah Hamilton n'ont rien à voir avec la mise en route d'un petit Coltons. Etpuis, je sais que vous êtes un bon garçon. Du moins, en général... Cela dit, que décidez-vous ? Vous voulez la voir ? Harrison s'assit dans le fauteuil derrière le bureau. Il ne prêta aucune attention à la première partie du discours de Lorraine, car il la connaissait trop bien pour répondre à ses insinuations. — Faites-la entrer, s'il vous plaît, et ce sera tout pour aujourd'hui. Et inutile de vous inquiéter, j'ai pris trois leçons de karaté avec Jason lorsque nous étions enfants. Je saurai me défendre si elle passeà l'attaque ! — Votre père n'a jamais été aussi sarcastique que vous l'êtes, jeune homme. Il ne se serait jamais permis une telle plaisanterie... et il ne se serait jamais moqué de mes cookies. — Tout juste, chère Lorraine. Et c'est pour cela que vous m'adorez. Vous êtes inquiète pour moi et je suis probablement fou, car j'en redemande ! Il s'interrompit. N'était-il pas en train de tout faire pour que Lorraine restât à lui parler, au lieu de lalaisser sortir au plus vite pour qu'elle cédât la place à Savannah Hamilton ? — Laissez-moi cinq minutes et vous pourrez la faire entrer. Il avait besoin de quelques instants pour se souvenir de la jeune femme et pour calmer la colère qui bouillait dans ses veines chaque fois qu'il entendait prononcer le nom des Hamilton. Il lui fallait un peu de temps pour se rappeler que six années s'étaient écoulées, qu'il n'était plus un jeune homme naïf, et qu'il pouvait affronter ce que Savannah venait lui dire sans s'enflammer, ni laisser se rouvrir les blessures qu'il espérait désormais refermées. Six années... C'était long, sans l'être suffisamment, puisqu'il se souvenait de chaque détail avec une incroyable précision. Il soupira. Quel idiot il avait été, à cette époque ! Une fois ses diplômes en poche, il avait voulu conquérir le monde, à sa façon et avec ses propres moyens. Il avait pour ambition de s'élever sans l'aide de quiconque, pas même des siens. Aussi avait-il refusé l'offre de son père qui lui proposait detravailler dans l'entreprise familiale. Et il avait réussi. Il n'avait rejoint CMH qu'après avoir fait ses preuves. Tout lui avait réussi... à l'exception de sa rencontre avec les Hamilton. C'était une erreur de parcours aussi bien professionnelle que sentimentale, et donc doublement douloureuse. Harrison se prit la tête dans les mains et se laissa envahir par les souvenirs quelques instants. Quels grands espoirs il nourrissait, lorsqu'il était entré dans l'entreprise de Sam Hamilton ! Après avoir rencontré Annette, la fille aînée de Sam, et en être tombé amoureux, il avait cru vivre un contede fées. C'est à ce moment qu'il aurait dû se méfier... Sam Hamilton l'avait accueilli comme un fils, avait béni les fiançailles et commencé à préparer un fastueux mariage mondain. Jusque-là, rien à dire. Harrison appréciait l'affabilité de Sam, il aimait labelle Annette aux cheveux bruns, et il s'était entiché de Savannah, sa jeune sœur sérieuse et pleine de gravité. Harrison sourit à l'évocation de Savannah. C'était une adolescente vraiment adorable. Elle était, en

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un sens, la petite sœur qu'il n'avait jamais eue. Il avait été touché par cette enfant qui avait perdu sa mère très jeune et dont le père ne cachait pas sa préférence pour sa sœur aînée. Sam répétait à qui voulait l'entendre qu'Annette avait hérité de la beauté, et Savannah de l'intelligence, et il était homme à penser que l'intelligence d'une femme ne valait rien à côté de la beauté. Quel âge avait donc la jeune Savannah à cette époque ? Dix-sept ans ? Oui, à peu près. Elle était pensionnaire dans une école privée, et Harrison lui avait souvent rendu visite. Elle s'ennuyait loin dechez elle, et l'école se trouvait sur la route de Prosperino où habitaient ses parents. A chacune de ses visites, il lui apportait ce dont elle avait besoin, et l'avait même aidée dans l'un de ses projets scolaires. Comment s'était donc terminé ce projet ? Avait-elle obtenu une bonne note ? Il ne le lui demanderait pas. Tout ça, c'était de la vieille histoire. Son emploi dans la compagnie des Hamilton et ses fiançailles avec Annette appartenaient aussi au passé. — Espèce d'ordure ! grommela Harrison entre ses dents, en pensant à Sam Hamilton et à ce jour oùil lui avait demandé de passer dans son bureau, pour une petite conversation entre hommes. Une petite conversation ? Tu parles ! Sam lui avait alors présenté un contrat de mariage qu'il avait fait rédiger. L'une des clauses stipulaitque Sam recevrait une participation financière dans CMH. Comme si Harrison allait demander à son père d'accepter un tel marchandage ! Fou de rage, il avait alors quitté le bureau de Sam, et attrapé Annette par la main pour l'entraîner à l'extérieur. Là, il lui avait expliqué la situation. Accepterait-elle de s'enfuir avec lui ? Ils pouvaient partir en voiture sur-le-champ, rejoindre Reno avant la tombée de la nuit et se marier le lendemain matin. — Quel idiot ! marmonna Harrison tout en saisissant son stylo et en le lançant à l'autre bout de la pièce. Annette avait refusé tout net de s'enfuir avec lui. S'il ne signait pas cet engagement prénuptial, lui avait-elle dit, elle refusait également de l'épouser. Elle n'avait même pas cherché à lui mentir, à se cacher derrière un prétendu amour. Non. Elle avait seulement répondu que cette union représentait un avantage financier pour son père et un avantage social pour elle-même. Et que si Harrison ne voulait pas le comprendre, et qu'il ne se décidait pas à accepter un emploi digne de ce nom chez CMH, il pouvait dire adieu à toute perspective d'avenir. Et voilà maintenant qu'une Hamilton prétendait vouloir mettre les pieds dans son bureau ! Elle allait être bien reçue ! Harrison réfléchit. Il ne s'agissait pas d'Annette, en l'occurrence, mais de Savannah. Celle-ci ne lui avait jamais fait de mal. La jeune fille était, à cette époque, aussi fragile et innocente qu'il avait été stupide et crédule. Ce n'était pas sa faute si son père était un horrible manipulateur et sa sœur une aventurière sans scrupule. Harrison se pencha en avant et appuya sur le bouton de l'Interphone. — Lorraine ? Faites entrer Mlle Hamilton, s'il vous plaît. Vous pourrez partir, ensuite. Il se leva alors et, sans prendre la peine d'enfiler sa veste, il s'avança de quelques pas afin d'accueillir Savannah. C'était le moins qu'il pouvait faire. La porte s'ouvrit. Lorraine parut, s'adossa contre la porte et annonça : — Mlle Savannah Hamilton désire vous voir, monsieur. Je vais partir, à présent. Ne faites rien que vous pourriez regretter. — Merci, Lorraine, répondit Harrison légèrement agacé. Quel âge devrait-il donc atteindre, combien de diplômes lui faudrait-il obtenir, et combien de preuves devrait-il donner pour que Lorraine acceptât de le traiter comme un adulte ? Mais Savannah Hamilton venait d'entrer, et il n'eut plus le loisir de laisser vagabonder ses pensées. Elle n'avait absolument pas changé. Grande et élancée, elle devait toujours dépasser sa sœur d'une bonne tête. Ses cheveux blonds avaient les mêmes reflets d'or pâle qui contrastaient terriblement avec la chevelure noire d'Annette. Un chignon torsadé remplaçait la queue-de- cheval dont il se souvenait. Il reconnut le corps mince, les longues jambes fuselées, la taille fine et les épaules à peine trop

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larges. Les yeux étaient d'un bleu aussi intense que le ciel de Californie, et ils reflétaient toujours la même expression empreinte d'étonnement et de nervosité. Des yeux qui se portèrent furtivement à plusieurs reprises sur Harrison avant de se concentrer sur les dessins du tapis persan. Sa peau était blanche et crémeuse. Il se rappela l'exposé qu'elle avait préparé sur les méfaits du soleil. De toute évidence, elle s'en souvenait également car toutes les taches de rousseur qui parsemaient autrefois son nez et ses joues avaient à présent disparu. C'est alors qu'il remarqua le rouge à lèvres, le fard à joues et l'ombre à paupières. Elle était jolie ainsi, songea-t-il, très jolie, maiselle ne ressemblait pas à Savannah. Elle ressemblait à Savannah essayant d'imiter Annette. — Bonjour, Savannah, dit-il tandis qu'elle gardait le silence. Quelle agréable surprise ! Relevant la tête, elle le regarda droit dans les yeux et sourit enfin. — Cela m'étonnerait, Harry, répondit-elle de cette voix légèrement voilée qui l'avait toujours séduit. Elle sembla tout à coup se rappeler qu'elle était là pour une chose importante, et son sourire s'effaçaaussitôt. — Harry ! répéta Harrison. Ça alors ! Cela fait bien longtemps que je n'avais plus entendu ce prénom... Personne ne m'a jamais appelé ainsi, à part toi. — C'est vrai ? Elle leva de nouveau furtivement la tête. Fatigué de ne pas saisir son regard plus de trois secondes, Harrison la conduisit rapidement vers les quelques fauteuils qui servaient aux réunions informelles et l'invita à prendre place. — Je suis désolée, reprit-elle. Je ne devrais pas t'appeler Harry. — Mais non, Savannah, ne t'excuse pas. J'aime ce prénom et, au moins, lorsque je suis invité quelque part, les gens ne s'attendent pas à rencontrer Harrison Ford ! Il prit place dans le fauteuil en face d'elle, de l'autre côté de la table basse, mettant volontairement une certaine distance entre eux. Il redoutait en effet que Savannah ne se braque et ne s'enfuie sans expliquer les raisons de sa visite. — Dis-moi, que deviens-tu ? — Eh bien... Je... je viens d'obtenir mon diplôme, dit-elle avec difficulté tout en tordant ses mains sur ses genoux. — Avec mention, j'imagine. Tu as toujours été une très brillante élève. Elle était aussi incroyablement nerveuse. Pourquoi donc ? Etait-il si impressionnant que ça ? Elle acquiesça de la tête. — Toi aussi, tu réussis bien, apparemment. J'ai lu dans les journaux que ton père t'avait confié la direction de l'entreprise, et que les bénéfices n'avaient cessé de croître. Le journaliste te décrivait comme un homme d'affaires plein de génie. — Allons, Savannah ! Ne va surtout pas croire ce que racontent les journaux... Une discussion sur l'état de ses finances avec un membre de la famille Hamilton ! C'était inimaginable. Il était urgent de changer de sujet. — Et ta famille, comment va-t-elle ? Il vit les joues de Savannah s'empourprer légèrement et prendre une couleur bien plus naturelle quecelle de son fard à joues. — Annette a entamé une procédure de divorce la semaine passée. Visiblement, elle guettait sa réaction. — Vraiment ? Navré de l'apprendre. Il avait répondu d'un ton neutre. Il fut cependant surpris de constater qu'il l'avait fait sans effort. Au fond de lui, il n'éprouvait rien. — Je crois qu'elle regrette ce qui s'est passé, Harry. Elle a rompu ses fiançailles avec toi parce qu'elle avait rencontré Robert, mais elle savait dès le départ que c'était une erreur. Robert O'Meara n'est pas vraiment... disons... Je crois qu'Annette et lui n'avaient pas grand- chose en commun. Harrison se rappela cette habitude qu'avait Savannah d'essayer toujours de justifier sa sœur, de lui trouver des excuses. Elle le faisait déjà six ans auparavant, et, manifestement, elle montrait toujours autant d'indulgence à son égard.

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— C'est le moins que l'on puisse dire ! s'exclama Harrison. Robert O'Meara doit friser la soixantaine. Comment Annette pouvait-elle espérer construire quelque chose avec lui ? Il a l'âge d'être son père. Il regretta ses paroles immédiatement et leva les mains en signe d'apaisement. Il ne voulait pas poursuivre cette conversation. Néanmoins, l'envie de savoir le poussa à demander : — C'est donc ce qu'on t'a dit ? Qu'Annette avait rencontré O'Meara, et qu'elle avait préféré me rendre sa bague de fiançailles en me demandant de lui pardonner ? — Pourquoi ? Ça ne s'est pas passé comme ça ? Pourtant, j'ai toujours cru... Savannah fixait Harrison, les yeux grands ouverts d'étonnement. Il se reprit rapidement. — Mais si... En gros, c'est à peu près ça. Je lui ai rendu sa parole et j'ai cédé ma place. Je regrette seulement de ne pas m'être arrêté à ton école pour te dire au revoir. Au fait, ce devoir sur lequel nous avions travaillé ensemble, tu as eu une bonne note ? — Oui, j'ai eu un A. Je te remercie de ton aide. — Je n'ai pas fait grand-chose. Seulement cherché quelques documents sur le sujet. Il se dirigea vers le bar et remplit deux verres d'eau. Sa gorge était sèche, et il se sentait irrité que Savannah remuât ainsi tous les souvenirs qu'il avait soigneusement enterrés. Il fallait en finir. — Et ton père ? Comment se porte Sam ? Elle se mordit la lèvre et tourna le dos à Harrison. Il l'observa, surpris. Quelque chose n'allait pas. Quelque chose n'allait pas du tout. — Savannah, qu'y a-t-il ? Sam est malade ? Elle secoua la tête négativement. — Non, il n'est pas malade. — Mais il ne va pas bien ? Elle secoua de nouveau la tête — Savannah ! On ne va pas y passer la journée ! Tu es venue me parler de Sam, alors parlons-en. C'est lui qui t'envoie ? Elle releva soudain la tête. — Non ! Bien sûr que non. Il ne sait pas que je suis ici. Personne ne sait que je suis ici. Moi-même,je ne suis pas sûre de savoir pourquoi je suis venue... Mais je comprends que j'ai fait une erreur. Elle posa son verre, s'empara de son sac et se leva. — Je ferais mieux de partir... Au revoir, Harry. J'ai été contente de te revoir. Il la laissa faire trois pas et ordonna : — Assieds-toi, Savannah. Tout de suite. Elle revint s'asseoir et reposa son sac. Elle s'obstinait à ne pas lever les yeux vers lui. — Vas-tu finir par m'expliquer ton problème, ou est-ce que je vais être obligé de t'emmener mangerune pizza ? Ces quelques mots l'apaisèrent aussitôt. Ils lui rappelaient toutes les fois où il était venu la chercherà l'école et lui avait permis d'échapper au menu de la cantine. Elle respira profondément et lui adressa un sourire rempli de larmes. — Et je pourrai choisir la pizza aux pepperoni, tu ne m'en empêcheras pas ? — Marché conclu ! Devait-il lui dire que son mascara avait coulé et qu'elle ressemblait à un raton laveur aux cheveux blonds ? Il préféra se taire. Manifestement, Savannah n'était pas très sûre d'elle, et il était inutile de lui dire que ses efforts de maquillage n'avaient pas résisté à ses larmes. — Dis-moi pourquoi tu es ici. Tu veux bien ? Elle joua nerveusement avec le fermoir de son sac, l'ouvrant et le refermant plusieurs fois de suite, puis elle se leva et fit quelques pas. — Je n'essaie pas de me défiler, Harry, mais je ne peux pas tout te dire en restant assise. D'accord ? — D'accord ! Harrison s'efforça de conserver un ton neutre. En réalité, il ressentait un besoin incontrôlable d'allervers elle, de l'enlacer, de lui dire que tout allait bien se passer, qu'il n'y avait aucun problème. Le laisserait- elle seulement la prendre dans ses bras ? Et pouvait-il enlacer une Hamilton sans se

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mettre dans une situation impossible ? — Vas-y quand tu veux, Savannah. Et je te promets que je ne t'interromprai pas. Elle arrêta de faire les cent pas et lui sourit. — Je t'en prie, tu peux m'interrompre quand tu veux. De toute façon, je suis sûre que tu ne pourras pas t'en empêcher. Elle se pencha pour prendre son verre et but de longues gorgées. — Voilà, dit-elle en se remettant à marcher. L'entreprise de papa traverse une mauvaise passe. En fait, je veux dire qu'elle est vraiment mal en point... — Je suis désolé, Savannah, répondit avec politesse Harrison, que cette nouvelle faisait secrètement exulter. L'envie d'aller surfer sur Internet pour connaître l'ampleur exacte des difficultés de Sam le saisit en même temps qu'il se demandait comment intervenir pour pousser davantage cette entreprise vers la faillite. — Papa est au bout du rouleau. C'est la faute de Robert, bien entendu. Savannah jouait avec un presse-papiers, le passant d'une main à l'autre. — Ah bon ? Et en quoi le mari d'Annette serait-il responsable ? Il ne travaillait pas avec ton père, que je sache ! Savannah reposa le presse-papiers et retourna s'asseoir face à Harrison. — En fait, je ne sais pas trop. Mais selon Annette, Robert avait promis d'investir une importante somme d'argent dans l'entreprise de papa. Il devait aussi donner des actions, ou quelque chose comme ça, de sa propre entreprise. Une sorte de cadeau de mariage, tu comprends ? — Tu ne peux pas savoir à quel point ! répondit Harrison en dissimulant avec peine le ton amer de sa voix. Oui, je comprends. Et alors ? Que s'est-il passé ensuite ? — Robert a oublié de préciser à papa qu'il était lourdement endetté, et qu'il était en redressement fiscal tant pour son entreprise que pour ses revenus personnels. — En bref, ce bon vieux Robert n'était pas seulement fauché comme les blés, mais il avait également des hordes de créanciers aux basques. C'est bien ça ? Savannah approuva. — Les avocats de papa et de Robert ont réussi pendant des années à éviter les procès en justice en gardant le silence sur ces affaires, mais maintenant, les deux entreprises sont à l'agonie. — Et par conséquent Annette a engagé une procédure de divorce. Ça ne ressemble pas beaucoup à une épouse dévouée, si tu veux mon avis. — Non, c'est faux. Annette pense qu'il est de son devoir de préserver son mariage. Elle me l'a dit. Mais Robert... enfin... Il l'a trompée. Elle ne peut pas lui pardonner et je la comprends. Harrison dut faire un effort pour ne pas demander à Savannah si un autre verre d'eau ne l'aiderait pas à avaler l'amas de mensonges de sa sœur. Mais à quoi bon ? Savannah n'avait pas besoin d'entendre dire que son père était une ordure et que sa sœur s'était tout simplement prostituée. Soudain, un doute l'envahit. — Savannah, tu ne serais pas venue préparer le terrain pour Annette, par hasard ? — Préparer le terrain ? Qu'est-ce que tu veux dire, Harry ? Il espérait avoir tort. Il espérait que Savannah n'était pas venue le convaincre de revoir Annette, arguant que celle-ci avait fait une erreur, qu'elle l'aimait et qu'elle voulait le récupérer - lui et son argent, bien entendu. Il ne pourrait jamais écouter un tel discours. Même s'il avait compris, à ce qu'avait dit Savannah — et ce qu'elle n'avait pas dit — qu'elle ignorait complètement pourquoi les fiançailles avaient été rompues. — Rien, oublie ça. Je suppose que je deviens paranoïaque, en prenant de l'âge. — Oh ! répondit Savannah sans comprendre. Elle recommença à se frotter les mains nerveusement. Mais Harrison ne voulait pas en entendre davantage ! Pourtant, il décida de lui donner sa chance : — Allons Savannah, dis-moi tout. Je veux t'aider. Sincèrement. — Je ne sais pas comment j'ai pu imaginer que ce serait facile, dit-elle presque pour elle-même. O.K., Harry... Je vais tout te dire le plus vite possible, sinon je risque de craquer avant d'arriver au

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bout. Voilà... Papa a décidé que je devais épouser James Vaughn. Tu le connais ? Harrison retint son souffle. Comment avait-il pu croire un seul instant que Sam Hamilton ne pouvait pas tomber plus bas dans son estime ? — Jimmy Vaughn ? répéta-t-il en essayant d'imaginer cet individu vantard et grassouillet au bras deSavannah. L'idée qu'un personnage pareil pût s'emparer de l'évidente candeur de la jeune fille le rendit presquemalade. — Ce type a déjà été marié six fois, pour l'amour de Dieu ! Ton père ne devrait même pas le laisser t'approcher ! — Cinq fois, corrigea Savannah à voix basse. Papa m'a assurée que James était le seul à pouvoir nous sauver de la ruine si j'acceptais de l'épouser. Papa... papa dit que c'est mon devoir de faire un mariage d'argent. — Au diable Sam Hamilton ! s'écria Harrison. Il avait besoin de boire quelque chose de fort. Il alla vers le bar et se versa un verre de scotch. — Tu ne vas pas accepter, Savannah, n'est-ce pas ? — Je ne veux pas. C'est pour ça que je suis ici. Harrison la regarda longuement, puis se concentra de nouveau sur le verre qu'il tenait à la main. Il se versa de nouveau un doigt d'alcool. — Continue. — Je sais que je te demande beaucoup, Harry. Beaucoup trop... J'en ai conscience. Mais nous pourrions considérer cela comme un prêt. Et tu aurais une participation dans l'entreprise de papa. Je sais que James aura 40 % de parts de marché quand... au cas où je l'épouserais. Et nous n'aurions pas besoin de nous marier. Je veux dire... Ce ne serait pas une obligation, tu comprends ? Seulementune transaction. Tu aides papa à s'en sortir, et il te cède une partie de son entreprise. Je sais que tu achètes encore des sociétés, Harry. Je l'ai lu dans cet article dont je t'ai parlé. Si quelqu'un peut redresser l'affaire de papa et la rendre rentable, c'est bien toi, l'homme d'affaires à qui tout réussit. C'était écrit dans l'article ! Elle se tut brusquement et cessa d'agiter les mains sur ses genoux. Elle regarda Harrison, et son expression reflétait la détermination et la terreur qui l'agitaient. — Je sais que je n'ai aucun droit de te demander ça... Je le sais, je le sais sincèrement. Mais je ne peux pas épouser James Vaughn, Harry. Je ne veux pas. — Alors dis non, Savannah ! Tu n'es plus une enfant, à présent. Dis non, et va-t'en ! Et si, avant de partir, tu veux dire à Sam d'aller se faire voir, tu as ma bénédiction. — C'est impossible, Harry, répondit Savannah en saisissant son sac une fois de plus et en se levant. La semaine dernière, il m'a avoué quelque chose que j'avais toujours ignoré et que j'aurais préféré ne jamais savoir. J'ai... j'ai une dette envers lui. — Quoi ? Répète-moi ça ! Tu as une dette envers lui ? Et pourquoi, s'il te plaît ? Parce qu'il t'a payétes études ? Donné un toit ? Je t'en prie, Savannah ! Les parents ne peuvent pas dire à leurs enfants qu'ils ont une dette envers eux ! Pas les parents dignes de ce nom, en tout cas ! — Ce n'est pas mon père, avoua-t-elle dans un souffle. Elle ferma les yeux et poursuivit : — Il me l'a dit la semaine dernière, Harry... Il n'est pas mon vrai père. Juste avant de mourir, ma mère a avoué l'avoir trompé. Annette est bien sa fille, mais pas moi. Ma mère est morte lorsque j'avais cinq ans. Papa - je veux dire Sam - l'a toujours su. Je m'étais souvent demandé pourquoi Annette et moi nous nous ressemblions si peu. Maintenant, je sais. Harrison avait l'impression d'avoir reçu un coup de poing dans l'estomac. Il versa rapidement du scotch dans un verre, le mit dans les mains de Savannah et l'emmena s'asseoir. — Tu te sens bien ? Elle but une gorgée et fit la grimace. — Je ne suis pas sûre, Harry. A vrai dire, je suis encore sous le coup. — Et donc, tu penses devoir quelque chose à Sam. Pourquoi est-ce que tu lui devrais quelque chose? Pour t'avoir révélé toutes ces...

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— Il disait la vérité, Harry. Il m'a même montré une lettre de mon vrai père, qu'il avait découverte dans les affaires de ma mère. Mon père était colonel de l'armée de l'air, et il a été tué dans un accident d'avion avant ma naissance. Dans cette lettre, il annonçait son retour d'Espagne trois semaines plus tard. Ma mère et lui devaient alors s'enfuir ensemble. Elle but une autre gorgée de scotch. — Tu vois, je ne suis pas une vraie Hamilton... — A quelque chose malheur est bon, murmura Harrison avant de s'imposer le silence. Savannah était désespérée, il suffisait de la regarder quelques secondes pour s'en apercevoir. Et seule une ordure comme Sam Hamilton pouvait l'anéantir délibérément en révélant ce terrible secretqu'il avait gardé pendant tant d'années ! Seul un individu de son espèce était capable de garder un tel secret et de le révéler au moment où il avait besoin de se servir de Savannah... — Est-ce que tu peux m'aider, Harry ? demanda-t-elle alors qu'il gardait le silence. Je sais que cela n'a pas de sens, mais j'ai l'impression que si je pouvais aider papa à sauver son entreprise, je pourrais effacer un peu le mal que ma mère lui a fait. Mais... mais je ne peux pas me résoudre à épouser James Vaughn. Je déteste papa de m'avoir demandé une telle chose, même si je sens que je lui dois quelque chose. Je sais que lorsque quelqu'un apporte de l'argent frais dans une entreprise et la sauve de la faillite, cela s'appelle un chevalier blanc. Cette image me plaît. Elle hésita une seconde avant d'oser un sourire timide. — J'ai beaucoup pensé à tout cela depuis la semaine dernière, et tu es le seul chevalier blanc que je connaisse, Harry. Tu l'as toujours été. — Laisse-moi réfléchir, Savannah, interrompit Harrison. Il avait sérieusement besoin de faire le vide dans son esprit avant de pouvoir lui répondre. Il avait oublié, jusqu'à cet instant, ce qu'il avait toujours soupçonné : l'adolescente l'aimait en secret, autrefois. Mais il ne lui était pas venu à l'esprit qu'aujourd'hui encore elle pouvait le voir dans le rôle du preux chevalier. C'était plutôt inconfortable, comme idée. — Que se passe-t-il si j'aide Sam ? demanda enfin Harrison. Tu n'épouses pas Vaughn, cela, je l'ai bien compris. Mais ensuite, qu'est-ce que tu deviens ? — Ensuite ? Comment ça ? — Est-ce que tu vas gentiment attendre la prochaine fois que Sam aura besoin d'être sauvé ? — La prochaine fois ? Tu crois donc qu'il y aura une prochaine fois ? Elle secoua la tête. — Non, certainement pas, reprit-elle. J'aime mon père mais je ne suis pas dupe de ses défauts. Je nesuis pas dupe des erreurs d'Annette non plus, d'ailleurs, bien que je ne tienne pas à dire du mal d'elle, surtout devant toi. Mais j'ai longtemps été le vilain petit canard de la famille, et maintenant, je sais pourquoi. J'ai trouvé beaucoup de réponses à mes questions depuis la semaine passée. Je vaispoursuivre ma route, sans aucun regret. Mais je ne peux pas partir comme ça, Harry. En un sens, il faut reconnaître que je leur suis redevable. Harrison hocha la tête en signe d'approbation. — Autrement dit, tu es une grande fille, n'est-ce pas, Savannah ? Il lui tendit la main pour l'aider à se lever. Une idée prenait forme dans son esprit et il avait besoin d'un peu de temps pour la laisser mûrir. — Viens, allons donc manger une pizza.

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Debout dans les toilettes du Sal's Pizza Parlor, Savannah regardait avec effarement son reflet dans le miroir. Pourquoi Harry ne lui avait-il pas dit que son mascara avait coulé ? Elle était méconnaissable et paraissait épuisée. — « Résiste à l'eau », disait la pub ! Mon œil ! grommela-t-elle tandis qu'elle mouillait une serviette en papier pour essuyer les traces de Rimmel. Une femme d'âge mûr entra dans la pièce exiguë et Savannah s'écarta pour la laisser approcher du lavabo. — Merci, dit l'inconnue tout en se savonnant les mains. Est-ce que vous vous sentez bien ? Savannah eut un mouvement de recul involontaire. Sa détresse était-elle si flagrante ? — Oui, merci. Je vais bien... — Eh bien, tant mieux. Je croyais que vous aviez pleuré. Je connais le mascara qui résiste à l'eau, celui qui ne laisse pas de traces, peut-être même celui qui défie les tornades, mais je n'ai encore jamais entendu parler du mascara imperméable aux larmes. Elle ferma le robinet et se sécha les mains avec la serviette que Savannah lui tendit. — J'ai un petit flacon d'huile pour bébé dans mon sac... Je transporte aussi l'évier de la cuisine et diverses autres choses indispensables, comme dirait mon mari ! Cela permet de faire face à toutes les catastrophes. En un instant, elle avait retourné son sac, d'une taille impressionnante, et sortait triomphalement une petite bouteille ainsi qu'un paquet de mouchoirs. Elle versa quelques gouttes d'huile sur un mouchoir et le tendit à Savannah. — A vous de jouer, maintenant. Et puis, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la porte, quel qu'il soit, l'homme qui vous a fait verser ces larmes n'en vaut pas la peine. Aucun d'entre eux n'en vaut vraiment la peine, vous pouvez me croire ! Savannah la regarda s'en aller, avant de se pencher de nouveau vers le miroir pour essuyer son œil gauche. L'effet fut immédiat, et même trop efficace ! Non seulement le mascara disparut, mais le fard à paupières aussi. Elle n'avait plus d'autre choix que de démaquiller également son œil droit, ce qu'elle s'empressa de faire. — Je ne sais pas pourquoi, mais c'est encore pire ! dit-elle à son reflet. Oh, et puis j'en ai assez ! Elle ouvrit les robinets et s'empara de la savonnette. Lorsqu'elle se regarda de nouveau, tandis qu'elle essuyait son visage ruisselant avec des serviettes en papier, elle retrouva la Savannah Hamilton qu'elle avait toujours connue. Et voilà ! C'était plus de cent dollars de maquillage et de mise en beauté qui disparaissaient au fond des égouts, se dit-elle. Cela avait pourtant semblé une si bonne idée ! En chemin, elle s'était arrêtée dans un grand magasin, s'était laissé maquiller par une esthéticienne et avait acheté quelques produits. Elle avait voulu paraître plus adulte, plus femme, avant de revoir Harry. Et pour être tout à fait honnête, elle avait également souhaité se dissimuler derrière le maquillage. Elle avait cru qu'elle aurait alors davantage confiance en elle. En fin de compte, elle n'avait réussi qu'à se rendre parfaitement ridicule. Bien sûr, elle ne s'attendait pas à ce qu'un regard suffît pour que Harry lui déclarât : « Savannah, j'aila solution à tous tes problèmes. Tu es magnifique, tu es là, et je suis dingue de toi... Marions-nous sans attendre ! » Elle n'avait pas songé un seul instant que cela pût se produire, même dans ses rêves les plus fous. Et d'ailleurs, il n'était plus temps de rêver, se dit-elle tout en fourrageant dans son sac à la recherchede son rouge à lèvres, la seule touche de maquillage qu'elle portait ordinairement. Que Harry acceptât de l'aider ou pas, une chose était sûre : il allait lancer un avis de recherche si elle ne sortait pas d'ici immédiatement.

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Elle s'accorda encore quelques secondes pour glisser derrière l'oreille une mèche de cheveux rebelle et vérifier l'aspect de sa tenue. Puis, s'estimant aussi prête qu'elle pouvait l'être, elle retourna dans la salle de restaurant. Harry était installé à une table de bois à côté de la baie vitrée. Il la regarda s'approcher et se leva à demi, le temps qu'elle vînt s'attabler en face de lui. — Merveilleux ! Voilà la Savannah que je connais et que j'adore. Tout y est, même les taches de rousseur ! S’exclama-t-il en souriant. — Veux-tu dire par là que j'ai l'air d'avoir dix-sept ans ? Tu es démoralisant... Et moi qui croyais avoir grandi ! Harry resta interdit quelques secondes : — Non, rassure-toi, Savannah. Tu as bel et bien grandi... Euh, au fait... J'ai commandé la pizza royale : moitié nature, moitié pepperoni. Ça te convient ? — C'est parfait. Elle hocha la tête, but une gorgée et se détendit légèrement. Les souvenirs l'envahissaient peu à peu. Depuis combien de temps ressentait-elle cette passion dévorante pour Harrison Coltons ? Etait-ce depuis ce jour où, de retour de pension, elle l'avait vu pour la première fois au bord de la piscine, riant à une plaisanterie qu'Annette ; venait de lancer ? Oui, sans aucun doute... Il était si grand et si extraordinairement bien bâti ! Ses cheveux noirs brillaient au sortir de l'eau. Ses yeux, d'un vert profond, ressemblaient à deux émeraudes précieuses, et son sourire aurait pu damner des anges. Son amie Elizabeth, venue passer le week-end à la maison, était restée bouche bée avant de déclarer en riant : « Si on se débrouille bien, Savannah, on doit pouvoir enfermer ta sœur à double tour dans la douche, et l'avoir pour nous toutes seules. Tu marches avec moi ? » Si les deux adolescentes étaient restées sur la réserve, elles n'avaient pas moins donné libre cours à leur imagination débordante. Savannah sourit à ce souvenir. Un souvenir pourtant amer, puisque Annette et Harry avaient annoncé officiellement leurs fiançailles le soir même, peu de temps après que Savannah eut comprisqu'elle venait de tomber follement amoureuse. La voix de Harry la tira de ses pensées : — Tu souris ? A quoi penses-tu ? — Euh..., répondit-elle en revenant soudain à la réalité. Oh, à rien... Je pensais seulement au premier jour où je t'ai vu. Tu m'as jetée dans la piscine. — Seulement après t'avoir regardée passer vingt minutes à essayer d'entrer dans l'eau, rappela-t-il. Et tu étais déjà presque totalement mouillée. Une amie était avec toi, n'est-ce pas ? Tous les trois, nous avons passé l'après-midi à essayer de nous faire boire la tasse, tu te rappelles ? Comment s'appelait ton amie ? — Elizabeth Bloomfield. Elle serait bien surprise d'apprendre que tu te souviens d'elle ! Elle s'est mariée en sortant de l'université, l'année dernière. Mais je ne crois pas que tout aille au mieux pour elle, en ce moment. En fait, je suis même sûre du contraire... Sinon, c'est sur son épaule que je serais allée pleurer, et tu n'aurais jamais rien su. — C'est dommage pour ton amie, Savannah. Mais je suis content que tu sois venue me voir. Nous nous sommes quand même bien amusés, ce jour-là, ton amie, toi et moi. Annette ne nous a d'ailleurspas rejoints. Elle était allée chez le coiffeur en prévision de la soirée, et elle ne voulait pas qu'un seul de ses cheveux risque de bouger. Mais... tu sais, maintenant que j'y repense, je crois que je ne l'ai jamais vue dans la piscine. — Elle ne sait pas nager ! Non, je plaisante... Elle sait nager, mais elle a horreur d'être mouillée, d'abîmer sa coiffure et de gâcher son maquillage. Ce n'est pas comme moi : je n'ai pas besoin d'une piscine pour gâcher le mien ! — Tu es tellement mieux ainsi, Savannah ! Il se recula pour permettre à la serveuse de déposer sur leur table la pizza, deux assiettes et des serviettes en papier.

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— Crois-moi, je suis sérieux, reprit-il tandis qu'elle lui faisait une grimace. J'ai toujours pensé que tu étais mieux au naturel. — Et moi, je me suis toujours demandé pourquoi je n'étais pas aussi menue et aussi sophistiquée que ma sœur, répliqua Savannah en prenant une fine lamelle de poivron entre deux doigts, avant de l'avaler avec gourmandise. Maintenant, je sais pourquoi : nous n'avons pas les mêmes gènes. La vie est décidément pleine de surprises, n'est-ce pas, Harry ? Il lui prit la main par-dessus la table et la serra. — Je te plains, Savannah, sincèrement. Sam n'a pas l'habitude de lésiner sur les moyens et il ne t'a vraiment pas épargnée. Il s'adossa de nouveau contre sa chaise et elle aperçut le tic nerveux qui agitait sa mâchoire. — J'adorerais lui rendre la pareille d'ici la semaine prochaine. Savannah sourit faiblement. — Je suppose que cela répond à ma question, n'est-ce pas ? Tu ne comptes pas investir dans son entreprise, ni l'aider à s'en sortir. Je ne peux pas dire que je t'en veuille, ni que ça m'étonne. J'aurai au moins essayé ! conclut-elle sur un ton de résignation. Au même moment, le téléphone portable de Harry sonna. — Continue sans moi. J'ai téléphoné à un ami pour avoir des informations, et j'attendais qu'il me rappelle. Je vais répondre dehors. Il se leva, ouvrit son téléphone et s'éloigna. Elle l'entendit demander à son correspondant : — Alors, tu as trouvé quelque chose ? « Des informations ? Quelles informations ? » S’interrogea Savannah en regardant Harrison faire les cent pas sur le trottoir, parlant et écoutant tour à tour. A cet instant précis, il incarnait l'homme d'affaires dans toute sa puissance. Costume trois pièces surmesure, chaussures cousues main, attitude droite et autoritaire. Harrison Coltons était bien différent du Harry Coltons qu'elle avait connu, ce jeune homme avec qui elle avait joué au badminton et au water-polo, partagé des pizzas, à qui elle avait même confié ses rêves naïfs d'adolescente. Tout en surveillant du coin de l'œil les faits et gestes de Harrison, Savannah avala une première partde pizza, puis une seconde, en commençant par les poivrons, comme elle l'avait toujours fait. Quelqu'un s'arrêta à côté de sa table, et elle reconnut la femme qui l'avait aidée dans les toilettes. D'un hochement de tête, cette dernière désigna Harry, cligna des yeux et déclara : — J'ai fait une erreur, ma chère. Celui-là vaut peut-être le coup. Je vous souhaite tous mes vœux debonheur. Elle s'adressa ensuite à son mari qui marchait sur ses talons : — En route, Bill ! Finis donc cette part de pizza et dépêche-toi. Nous allons être en retard ! Savannah se mit à rire. Elle se détendit un peu, mais, bien qu'elle s'efforçât de ne pas regarder Harry, elle ne pouvait s'empêcher de jeter un coup d'œil furtif dans sa direction toutes les trois secondes. Enfin, il referma son portable d'un geste vif, regagna le restaurant et se glissa à sa place. Il s'emparad'une part de pizza et mordit dedans à pleines dents. — Eh bien ? Qu'est-ce que tu as appris ? Il était question de papa, n'est-ce pas ? Tu t'es renseigné sur lui, n'est-ce pas ? Tu as peut-être aussi vérifié ce que j'ai dit pour être sûr que je ne racontais pas d'histoires ? — Je n'ai pas douté un seul instant de ce que tu m'as dit. Crois-moi, je suis bien placé pour savoir que tu disais la vérité. Je reconnais bien le style de Sam Hamilton. Entre nous soit dit, il semble qu'Annette ait décidé de prendre le large avant que la situation n'empire. Le bruit court que son futur ex-mari va être inculpé pour fraude fiscale la semaine prochaine. C'est une charmante famille que la tienne, Savannah ! Vraiment charmante ! — Et c'est pour ça que tu ne veux pas t'en mêler, répondit-elle. Je ne t'en veux pas, à vrai dire. J'ai eu une mauvaise idée en venant ici. Tu dois encore en vouloir à Annette d'avoir rompu vos fiançailles. Je sais combien tu l'aimais... Une ombre étrange assombrit le visage de Harry, et Savannah fut soudain effrayée. Elle ajouta rapidement :

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— Harry, je suis désolée... Je n'aurais pas dû dire cela. Excuse-moi... Harrison s'adossa à sa chaise et la regarda calmement. — Ne t'inquiète pas, tout va bien. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis le temps. Et puis, de toute façon, c'était perdu d'avance. Je n'en veux vraiment pas à Annette. En fait, quand je regardeen arrière et que je repense à tout ce qui s'est passé, je peux dire qu'elle a fait le bon choix. Ça n'aurait jamais marché, entre nous. — C'est très généreux de ta part, répondit Savannah en le regardant intensément. Mais je sais que tu mens. Pourquoi, Harry ? Est-ce que je ne connais pas toute l'histoire ? Est-ce que je devrais en savoir plus que ce qu'on a bien voulu me dire ? Harry sortit deux billets de son portefeuille, les déposa sur la table, se leva et tendit la main à Savannah. — Dis-moi, toi l'éternelle élève studieuse, tu ne crois pas que tu ferais mieux de te préparer sérieusement à l'épreuve d'actualités qui t'attend, au lieu de t'appesantir sur un événement vieux de six ans ? — « L'épreuve d'actualités » ? Je ne comprends pas... Tu veux dire : les problèmes de papa, James Vaughn et ce que je dois décider à leur sujet ? C'est vrai, il va falloir que j'y pense. Excuse-moi de terappeler toujours le souvenir d'Annette. — Tu viens encore de le faire ! constata Harry tandis qu'ils reprenaient le chemin de son bureau. A partir de maintenant, je vais être obligé de te faire payer cinq cents chaque fois que tu parleras de ta sœur. Comment crois-tu que je sois devenu un génie en affaires, si ce n'est en récupérant une pièce de cinq cents chaque fois que j'en ai l'occasion ? — Harry ! Tu te moques de moi ! — Moi ? Je me moque de toi ? Rappelle-moi donc la dernière fois où je me suis moqué de toi... Il s'approcha doucement et glissa son bras autour de sa taille. Elle dut faire un effort pour dissimuler le plaisir qu'elle ressentait à être ainsi enlacée, si facilement, comme si les six années de séparation s'effaçaient d'un seul coup. Elle leva les yeux vers lui et écarta cette mèche de cheveux qui tombait sans cesse devant ses yeux. — La dernière fois ? Et si je te rappelais plutôt comment ? Laisse-moi compter toutes tes taquineries. Mais au fait, s'interrompit-elle, où allons-nous ? Est-ce qu'il ne fallait pas tourner à gauche au carrefour précédent ? — Si l'on retournait à mon bureau, oui. Mais je t'emmène ailleurs, et je crois que nous sommes sur le bon chemin. — Dis-moi où... Est-ce que c'est en rapport avec ce coup de fil que tu as reçu ? La tenant toujours par la taille, Harry la conduisit à un banc de bois, dans un petit parc situé à proximité. Savannah s'assit, le regarda prendre place à son côté, et se demanda pourquoi elle ne pouvait se défaire de l'impression que sa vie entière allait basculer dans les jours à venir. — Harry ? Qu'est-ce qui se passe ? Tu as la même tête que ce jour où mon pion est arrivé sur Boardwalk, où tu avais trois hôtels. Il sourit à ce souvenir et joua avec la mèche de cheveux qu'elle essayait une fois de plus de glisser derrière l'oreille. — Laisse-la comme ça, c'est très joli... Tu as probablement raison, je dois avoir l'air que j'avais lorsque je t'ai ruinée au Monopoly. Mon instinct de tueur se réveille en moi. Les meilleurs hommes d'affaires en ont un, à ce qu'on m'a assuré. — Il ne manquait plus que ça ! Est-ce que je suis dans ta ligne de mire ? — Indirectement. Dans l'immédiat, je me concentre sur l'entreprise de Sam. C'est une sacrée pagaille, soit dit en passant. Une pagaille de premier ordre, même. Heureusement, et certainement par hasard, l'entreprise de Sam et celle d'O'Meara sont restées indépendantes. Ce qui veut dire que le gouvernement fédéral ne s'intéresse pas encore à lui. En fait, ce sont à peu près les seuls à ne pas le poursuivre, pour l'instant. Mais que veux-tu, il ne peut pas tout avoir ! — J'aimerais que tu arrêtes de sourire pour m'annoncer tout ça, Harry, interrompit Savannah. Elle devina à cet instant que le Harry qu'elle avait connu six ans auparavant et l'homme assis à côté d'elle étaient deux personnes distinctes. Elle commença également à croire qu'elle avait commis la

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plus grosse sottise de sa vie en venant lui demander de l'aide. — Désolé, s'excusa-t-il en arrêtant de sourire. Je sais que ce n'est pas drôle pour toi. De plus, c'est vraiment dommage, car Hamilton Inc. était une entreprise florissante. Je suis bien placé pour le savoir, car je m'étais renseigné avant d'y travailler. C'était avant que je ne comprenne le « problème » de Sam Hamilton. — Je ne saisis pas, Harry. Quel problème ? — En un mot : il n'en a jamais assez. Laisse-moi t'expliquer : Sam possédait une entreprise prospère, un revenu confortable, un vrai paradis sur terre. Mais comme tant d'autres dirigeants, il a vu trop grand, il a voulu se développer à outrance, trop rapidement, et il a compté sur de l'argent quin'était pas encore entre ses mains. De l'argent qu'il croyait être dans les poches de quelqu'un d'autre. — L'argent de Robert O'Meara, poursuivit Savannah. C'est ça ? Il a compté sur l'argent de Robert ? — Exactement. Il tablait sur l'argent de son gendre. De nouveau, Savannah vit le visage de Harry s'assombrir. — Mais l'entreprise est encore fiable, reprit-il, et le secteur d'activité est stable. A mon avis, ça vautencore le coup d'investir dans cette entreprise. Ça vaut même le coup de la racheter. — La racheter ? Mais je n'ai jamais dit que papa... que Sam voulait vendre ! Il a seulement besoin d'un apport massif d'argent. — Et d'un riche époux pour la jeune femme qu'il a élevée comme sa propre fille. Je parie qu'il a inclus tes frais de scolarité dans les dépenses de l'entreprise. Je vends une fille par ici, je fais du chantage à la seconde... C'est notre Sam tout craché, cela : un gentleman dans l'âme ! Savannah détourna les yeux, incapable de soutenir son regard plus longtemps. — Réfléchis, Savannah. Une entreprise peut avoir recours à un investisseur une fois, deux à la rigueur, avec un peu de chance. Mais avoir un gendre riche sous la main, c'est l'assurance d'une source d'argent inépuisable ! Bon, d'accord... Le mari d'Annette ressemblait davantage à une source tarie. Quant à Vaughn, s'il est solide financièrement, il ne l'est pas moralement. Je suppose que Sam se fiche de ce détail. Il faut que je tente ma chance. Quand on ne réussit pas une fois, il faut recommencer et recommencer encore, jusqu'à ce qu'on gagne ! Il prononça ces derniers mots sur un ton presque hargneux. Savannah était médusée. Elle se leva lentement et regarda vaguement au loin, au-delà de Harry. — J'aimerais retourner à ma voiture à présent, Harry. Je pense que nous avons terminé. Harry se leva à son tour, l'enlaça de nouveau et l'entraîna dans la rue. — Non, pas tout à fait. Et je n'ai pas terminé mon explication : mon service financier est en train derédiger des documents qui seront présentés à Sam dès lundi matin. Ces documents détaillent l'idée que j'ai eue pour être le « chevalier blanc » de tes rêves. Je règle toutes les dettes de Sam en échange d'une participation dans son entreprise. Une participation de 51 %. — 51 % ? Savannah s'arrêta net, et Harry n'eut d'autre choix que de s'arrêter aussi. — Harry, est-ce que tu te rends compte ? reprit-elle. Sam n'acceptera jamais que tu sois majoritaire ! — Je parie qu'il sera d'accord, surtout lorsqu'il apprendra que je t'ai enlevée ! Il pourra dire adieu aux projets qu'il avait formés avec James Vaughn. Et une fois que nous serons mariés, ma chère Savannah, ce sera moi ou rien. Et il faudra bien qu'il s'y fasse ! — Mais... mais tu ne veux pas m'épouser ! S’offusqua Savannah. Je sais que c'était prévu avec James Vaughn, mais je ne suis certainement pas venue aujourd'hui pour te supplier de m'épouser et de me sauver. Je voulais un chevalier blanc certes, mais pas quelqu'un pour me conduire à l'autel ! — Tu préfères donc que je dise à mes avocats de tout arrêter ? demanda-t-il en lui faisant subitement face et en posant les mains sur ses épaules. Est-ce que j'annule mon offre ? Je me retire, et je te regarde te sacrifier ? — Tu sais que je ne veux pas épouser James Vaughn. Mais t'épouser... toi ? Est-ce vraiment nécessaire ? — Ça l'est si je veux que Sam ouvre les yeux, et qu'il comprenne que James Vaughn ne peut pas faire ce que je peux faire pour lui. De toute façon, Vaughn n'aura plus la moindre intention d'aider

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Sam lorsque le gros lot aura disparu. — Le gros lot ? Tu me traites de « gros lot » ? C'est l'entreprise, le gros lot. Ne sois pas ridicule, Harry ! — Tu t'es toujours sous-estimée, Savannah. Je ne sais pas pourquoi, mais pour une fille aussi intelligente, tu n'as jamais été vraiment capable de te voir telle que tu étais. C'est la faute de Sam, je le sais bien. Il trouvait toujours très malin de dire qu'Annette avait hérité de la beauté et toi de l'intelligence... Et à l'entendre, tu étais perdante sur les deux tableaux. Mais tu es adorable, Savannah. Tu l'as toujours été. Tu as une formidable personnalité. Crois-moi, James Vaughn doit rêver toutes les nuits d'avoir bientôt une belle jeune vierge dans son lit. Savannah baissa les yeux. Harry la mettait mal à l'aise. Ses paroles l'affectaient et, en même temps, la faisaient se sentir étrangement bien. — Qui te dit que je suis encore vierge ? Pour la première fois depuis qu'elle avait franchi le seuil de son bureau, Savannah entendit Harrison éclater d'un rire sonore. Il était manifestement amusé au plus haut point. — Je n'ai pas envie de rire ! s'écria-t-elle en se libérant de son étreinte et en partant droit devant elle. Il courut derrière elle, la rattrapa, glissa son bras autour de sa taille. Elle eut le sentiment qu'il agissait comme si elle lui appartenait déjà. — Tu n'as aucun droit sur moi, lui rappela-t-elle. Elle le laissa faire malgré tout. — Savannah, tu ne veux toujours pas savoir où nous allons ? demanda Harry alors qu'ils tournaient au coin de la rue. — Ça m'est égal, répondit-elle en levant le menton. Elle aurait voulu marcher sans s'arrêter jusqu'aux limites de la ville. Marcher des kilomètres, au point de tout oublier. — Tant pis pour toi, mais je vais te le dire quand même, reprit-il en la forçant à s'arrêter. Car nous sommes arrivés... Savannah leva les yeux et s'aperçut qu'ils se trouvaient devant l'hôtel de ville de Prosperino. — Oh ! Mon Dieu ! Sa voix n'était plus qu'un murmure. Il prit sa main, et la conduisit dans la fraîcheur de l'intérieur du bâtiment aux murs de marbre. Ils s'arrêtèrent devant le plan et Harry annonça : — J'ai trouvé... Publication des bans : troisième étage. — Vas-y sans moi, rétorqua Savannah avant de tourner les talons. Nullement impressionné, Harrison la laissa s'éloigner de quelques pas puis cria, suffisamment fort pour que quelques têtes se tournent : — Savannah Hamilton ! Tu dois m'épouser ! Pense au bébé ! Savannah entendit une dame âgée s'offusquer auprès de son amie : « Oh, mon Dieu ! Je te l'ai toujours dit, Maud. Le pays part à vau-l'eau ! » Les joues enflammées de colère, les poings serrés, Savannah se tourna pour affronter Harry qui, debout devant l'ascenseur, maintenait la porte ouverte. Il avait l'air aussi innocent que ce jour où il avait débarqué à la pension, muni d'une fausse lettre de Sam l'autorisant à « quitter l'école sous l'autorité de mon représentant accrédité ». Lequel « représentant » l'avait emmenée clandestinement manger sa première pizza à l'extérieur du campus. C'était étrange... Jusqu'à cet instant, elle n'avait pas mesuré à quel point Harry, malgré ses sourires et sa désinvolture, était devenu un homme bien plus intense - c'est le mot qui lui vint à l'esprit - qu'ill'était six ans auparavant. Bien sûr, elle ne s'était pas attendue à ce qu'il eût vécu dans une bulle, comme elle l'avait fait, et qu'il fût resté le même. Elle se demanda, au passage, jusqu'à quel point Annette était responsable de cette métamorphose. — Mademoiselle ? Vous montez, oui ou non ? demanda un homme d'un certain âge dans le fond del'ascenseur. Ce n'est pas que je sois pressé d'aller rejoindre mon jury, mais je crois qu'on

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n'apprécierait pas que je sois en retard. — Excusez-moi, répondit Savannah en lançant un regard furieux à Harry, qui remuait ses sourcils et grimaçait encore. Elle reconnaissait là le Harry de ses souvenirs, celui dont elle était tombée raide amoureuse avec toute l'intensité de ses dix-sept ans... — Décide-toi, Savannah, demanda-t-il, beaucoup plus discrètement, cette fois-ci. Tu veux partir de chez toi, mais tu ne sais pas où aller. Je t'offre la possibilité de changer de vie. Et en plus, tiens-tu vraiment à garder le nom de Hamilton ? — Mon nom ne m'a pas encore porté préjudice ! répondit-elle en essayant de gagner du temps. Elle comprenait à cet instant que personne ne l'avait jamais laissée faire ce qu'elle voulait, et elle enavait plus qu'assez de se voir dicter ses moindres actes en permanence. — Tu veux savoir quelque chose ? reprit-elle. Je crois que je n'aime pas du tout être un pion que l'on déplace à sa guise ! Que ce soit Sam ou toi... Au revoir, Harry. Je te remercie pour tout, mais maréponse est : non, merci ! Sur ces mots, elle se retourna et s'enfuit en courant. — Si vous voulez mon avis, jeune homme, vous venez de vous faire moucher comme un débutant, intervint l'homme dans l'ascenseur. — En effet ! reconnut Harrison en relâchant la porte. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Je vous souhaite un bon procès, monsieur... Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. — J'espère que ce sera un meurtre. C'est mieux que de rester à la maison à regarder la télé, ou à écouter ma femme me répéter de sortir les poubelles. Ne prenez jamais votre retraite, petit ! La vie devient un enfer... Harrison sourit, remercia son interlocuteur pour ses conseils puis se précipita à la poursuite de Savannah qui, perchée sur ses talons exagérément hauts, ne pouvait décemment pas lui échapper. Il dut admettre qu'il l'avait regardée s'enfuir avec plaisir. Il avait admiré le mouvement de ses hanches, ondulant de droite à gauche tandis qu'elle marchait et courait devant lui. Il la rattrapa au coin de la rue, la saisit par le bras et la conduisit à l'écart, à l'ombre d'un immeuble. — Savannah, je suis désolé, dit-il rapidement. Il vit ses grands yeux bleus briller de larmes toutes prêtes à couler. — Je ne vaux pas plus cher que Sam, et si tu veux m'envoyer un coup de pied dans les tibias et me planter là, je ne t'en voudrai pas. Mais d'abord, écoute ce que j'ai à te dire... — Nous n'avons plus rien à nous dire, Harry. Plus rien du tout. — Tu te trompes, Savannah. Il faut que je te dise la vérité. Est-ce que tu veux bien m'écouter ? A moins que tu ne préfères me ficher ce coup de pied d'abord et m'écouter ensuite ? Elle releva la tête et le regarda avec une certaine curiosité. La mèche de cheveux rebelle s'était libérée une fois de plus. Il s'aperçut qu'il adorait la façon dont elle suivait l'ovale du visage, longeait la joue et s'arrondissait autour du menton. — Cinq minutes, Harry. Je t'accorde cinq minutes ! — Parfait ! Mais pas ici, retournons plutôt à mon bureau. Elle marcha à son côté, s'écartant d'un pas lorsqu'il essaya de glisser sa main autour de sa taille. Harrison comprit que, impatient de mettre en œuvre ses plans d'action et aveuglé par ses anciennes blessures, il avait complètement occulté les récentes épreuves de Savannah. Il sortit sa clé pour entrer dans le bâtiment. Et c'est en silence qu'ils empruntèrent l'ascenseur, traversèrent les couloirs et entrèrent dans les locaux de la direction. — Vous voilà ! lança joyeusement Lorraine assise derrière son bureau. Je vous attendais ! — Vraiment ? répondit Harrison en souhaitant la voir partir sur-le-champ pour un voyage tous fraispayés en Mongolie Centrale. — Bien sûr. Les assassins reviennent toujours sur les lieux du crime. Vous vous sentez bien, ma petite ? ajouta Lorraine en regardant Savannah. — Je vais bien, merci, répondit Savannah en fusillant Harrison du regard. — Lorraine ? Vous écoutez aux portes ? demanda Harrison en la regardant fixement. — Du temps de votre père, oui. Maintenant, il suffit de laisser l'Interphone branché. Vous ne vous

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êtes jamais aperçu de rien. Elle s'installa dans son fauteuil et étendit les mains. — Hé ! protesta-t-elle avant que Harrison ait eu le temps de proférer un mot. Mademoiselle aurait pu être une terroriste, ou quelque chose dans le genre. Vous ne pensiez tout de même pas que j'allaisvous abandonner, avec les bureaux qui se vident dès midi ? A dire vrai, j'espérais seulement que vous reviendriez tout me raconter. C'est pourquoi je me suis vite cachée dans le cagibi lorsque j'ai entendu que vous alliez sortir. Alors, est-ce que vous allez renflouer cette entreprise et sauver cette pauvre fille ? Mais avant toute chose, j'ai une question plus importante à vous poser : allez-vous lui dire la vérité sur ce qui s'est passé voilà six ans ? — Comment êtes-vous au courant de ce qui s'est passé à cette époque ? s'écria Harrison, avant de baisser les bras. Oh, et puis, qu'importe... Oubliez ma question. Vous êtes toujours au courant de tout ce qui se passe ici. Et c'est pour cette raison que je ne peux pas vous renvoyer : vous iriez tout raconter à mes concurrents, pas vrai ? Le sourire de Lorraine s'effaça aussitôt — Jamais je n'oserais... Harrison fit le tour du bureau et déposa un baiser sur la joue de Lorraine. — Je le sais, Lorraine. Je regrette ce que j'ai dit. Mais je suis un peu stressé, pour le moment. — Ne faites pas de mal à cette jeune fille, monsieur Coltons. Elle a quelque chose... comment dire ? Quelque chose de vulnérable..., acheva Lorraine en s'emparant de son sac à main et d'un de ses éternels romans policiers Harrison approuva de la tête, entra dans son bureau et alla directement débrancher la prise de l'Interphone. Dix secondes plus tard, la porte du bureau claquait derrière Lorraine. — Elle est très gentille, dit Savannah en s'adressant à Harrison pour la première fois depuis dix bonnes minutes. — C'est une terreur et une mégère. Je ne sais pas ce que l'entreprise deviendrait sans elle ! Il versa deux verres de soda, en tendit un à Savannah, et ils allèrent s'asseoir dans les fauteuils qu'ils occupaient précédemment. — O.K., reprit-il, c'est l'heure de vérité... — De toute la vérité ? demanda Savannah. Son visage était si pâle qu'il aurait pu compter les taches de rousseur sur ses joues et son nez. — Toute la vérité et rien que la vérité, accepta Harrison. Mais pour cela, nous devons remonter six ans en arrière, ce qui ne va pas être très agréable pour moi. Il faut remonter dans le temps pour que tu saches que c'est la seconde fois que Sam a recours à... ce genre de méthode. La seule différence étant que, contrairement à toi, Annette était une complice volontaire. — Je ne comprends pas, dit rapidement Savannah avant de froncer les yeux. Ou plutôt, si... Harry, es-tu en train de me dire qu'Annette avait accepté de t'épouser parce que papa espérait que tu l'aiderais à se sortir de certains problèmes financiers ? Mais... c'était insensé ! Tu travaillais pour lui,tu n'avais pas d'argent. — Continue, Savannah. Je crois que tu vas démêler l'écheveau toute seule, répliqua Harry en la regardant attentivement. — Toi, tu n'avais pas d'argent... Son regard fit le tour du magnifique bureau. — ... mais ton père en avait. C'est donc cela ? Sam voulait que ton père investisse dans Hamilton Inc. ? — Mieux que ça, Savannah. Il voulait non seulement notre participation financière dans son entreprise mais, en plus, une part de CMH. Une sorte de « cadeau » pour le remercier de me donner sa fille en mariage. Quand je lui ai dit d'aller au diable, Annette m'a assené le coup de grâce : si je refusais, elle ne m'épousait pas. Elle acceptait ce mariage seulement parce que j'étais riche, parce que je pouvais venir en aide à son père et lui offrir l'existence qu'elle méritait. — Ainsi, c'est toi qui as annulé le mariage, conclut Savannah. Ce n'est pas Annette. Et cela n'a rien à voir avec le fait qu'Annette soit tombée amoureuse de Robert. — Exactement.

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— Comme tu as dû être blessé et déçu ! Tu l'aimais, Harry... Je sais que tu l'aimais. Comment a-t-elle pu être aussi cruelle ? Et si stupide ! Est-ce qu'elle n'avait pas compris sa chance de t'avoir ? Mais ça n'a plus aucune importance, à présent... Savannah posa son verre sur la table, se leva et marcha jusqu'à la baie vitrée. — Et six ans plus tard, poursuivit-elle, me voilà en train de te raconter la même histoire, à un détailprès : c'est que je ne suis pas d'accord pour participer à cette escroquerie. Pourtant, le résultat sera lemême, sauf que je change de mari. Je reviens au premier choix de papa : toi. Elle se tourna vers Harry. — Quelle ironie, n'est-ce pas, Harry ? Quoi qu'il arrive, papa sera sorti d'affaire, et si tu es sérieux quand tu parles de m'épouser, il aura sa source de financement inépuisable. Sauf qu'il n'acceptera jamais... Il n'acceptera jamais si tu demandes 51 %. — Non, en effet, il n'acceptera jamais. S'il acceptait, non seulement je contrôlerais son entreprise, mais en plus, il n'aurait pas un seul droit sur CMH ou sur mes intérêts. De plus, comme j'aurais épousé son dernier atout, il lui faudrait faire contre mauvaise fortune bon cœur ! A moins qu'Annette ne reparte à la chasse aux hommes d'affaires ! Elle s'entend bien avec James ? — Comme chien et chat, répondit Savannah en se massant le cou, manifestement perdue dans ses pensées. Ce serait tout bénéfice pour toi, n'est-ce pas, Harry ? Tu te venges de papa, tu m'exhibes devant Annette, sans compter le reste... Et moi ? Qu'est-ce que j'ai à gagner ? — Tu aurais beaucoup à gagner si tu ressemblais à ta sœur. Je veux dire : si tu crois qu'un mariage d'argent est envisageable. Tu as beaucoup moins à gagner si tu cherches seulement une façon d'échapper à Sam et de commencer une nouvelle vie. Mais sache que je ne proposerai rien à Sam si nous n'allons pas jusqu'au bout. Sinon, s'il s'agit seulement d'injecter une immense somme d'argent dans une entreprise pour la remettre sur pied, tu restes à la merci de Sam qui est déterminé à te piéger pour te faire payer la trahison de ta mère, et James Vaughn reste une menace. — Combien de temps ? — Combien de temps nous resterions mariés ? C'est ce que tu veux savoir ? — A mon avis, c'est une bonne question, la plus raisonnable que nous nous soyons posée jusque-là,dit Savannah en relevant le menton. Et bien entendu, ce serait strictement un mariage de convenance, pour toi comme pour moi. Un accord commercial, rien de plus. Harrison la regarda. Il vit sur son expression toute la vulnérabilité que Lorraine y avait perçue et approuva d'un signe de tête. — Un accord commercial, d'accord. Ça me va. Nous allons même déterminer un laps de temps, si tu veux. Deux ans, est-ce que cela te paraît convenable ? Je me serai vengé... Je mentirais si je disaisque la vengeance ne me motive pas... Et toi, tu auras échappé à l'emprise de Sam. Au bout de deux ans, tu retrouveras ta liberté et tu n'auras plus à te soucier de Sam. Nous serons tous les deux gagnants. — Tu crois que je serai gagnante, Harry ? Pourquoi, alors, est-ce que je n'ai aucune envie de me réjouir ? demanda Savannah en se dirigeant vers la porte. Viens, nous ferions mieux de retourner à la mairie avant qu'elle ne ferme pour le week-end.

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Le lendemain matin, Harrison se rendit à son bureau afin de préparer ce qui, sans aucun doute, allait être une semaine chargée, dès l'instant où Sam Hamilton aurait découvert qu'on lui avait bel etbien coupé l'herbe sous le pied. Ma La veille au soir, il avait renvoyé Savannah chez « son père », après lui avoir bien recommandé de ne pas souffler mot au sujet de leur mariage civil, prévu le lundi matin. Il lui avait également fait promettre de venir le rejoindre le dimanche soir, chez lui, avec ses valises. C'est là que tout commencerait réellement... Qu'est-ce qui commencerait, au juste ? Dans quoi s'étaient-ils embarqués ? Harrison n'en avait pas la moindre idée. Il savait seulement qu'il commençait à avoir de sérieux doutes au sujet de cette « union », qui n'avait d'union que le nom. Sur le moment, il croyait avoir eu une excellente idée, et il aurait alors accepté n'importe quelle condition, car son besoin de vengeance dépassait son code d'honneur personnel. Mais Lorraine avaitvu juste : Savannah Hamilton était vulnérable. Et jeune, belle, désirable... Il n'avait rien remarqué, dans un premier temps. Peut- être n'avait-il voulu rien remarquer ? Trop occupé à se rappeler la jeune fille qu'elle était six ans auparavant, il ne voyait pas celle qu'elle était devenue. Une jeune femme... Une magnifique jeune femme. Bien sûr, il pouvait encore annuler la cérémonie. Il le devait même, probablement. Car il était bien conscient qu'il utilisait Savannah pour les besoins de sa vengeance contre Sam Hamilton. Comment qualifier ce dernier ? Une ordure, il n'y avait décidément pas d'autre mot. Un survivant de ce fichu vieux temps où les pères ne voyaient dans leurs filles qu'une marchandise monnayable à bon prix. Et c'est pour cette raison qu'il ne pouvait plus reculer, songea-t-il en faisant les cent pas dans son bureau. Sam avait à ce point culpabilisé Savannah, l'obligeant en quelque sorte à partager la « trahison » de sa mère, qu'il réussirait, sans nul doute, à la marier à un triste sire de la trempe de Vaughn. La seule pensée que James Vaughn pût approcher Savannah, de quelque façon que ce fût, lui serraitla gorge. Vaughn, de notoriété publique, était un coureur de jupons. Savannah serait brisée par le mode de vie de cet individu. Il y avait tant de raisons valables qui justifiaient la nécessité d'empêcher à tout prix le sacrifice de la jeune fille ! Harrison essayait de ne pas envisager l'idée nauséeuse que Vaughn pût la posséder. Ce dernier ne pouvait pas être celui qui embrasserait Savannah, celui qui la caresserait et lui ferait découvrir l'un après l'autre les plaisirs de l'amour. Pour sa part, il avait toujours apprécié la jeune femme. En fait, elle lui avait plu dès la première seconde de leur première rencontre. Il avait alors vingt-cinq ans et elle à peine dix-sept. Il l'aimait comme une sœur. Il admirait son intelligence, il était fou de ses sourires un peu timides... Et par-dessus tout, il adorait la surprendre chaque fois qu'elle le regardait à la dérobée. Mais six années s'étaient écoulées depuis cette époque où, jeune et naïf, il était facilement flatté parl'évidente admiration d'une jeune fille. En outre, à ce moment-là, il pouvait prendre cette adoration àla légère, car il était fiancé et amoureux de la sœur de Savannah... ... Qui, elle, ne l'aimait pas. Harrison se prit alors à penser à Annette. C'était le genre de divagation qu'il ne s'était pas autorisée depuis longtemps. Annette était belle, très belle, même. Elle avait une peau laiteuse, des cheveux noirs comme l'ébène, des yeux d'un bleu magnifique. Tout, en elle, était parfait. Trop parfait, peut-être. N'avait-il pas été aveuglé par sa beauté au point d'ignorer les imperfections qu'elle cachait? Annette

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se bornait à prendre la pose et à paraître jolie. Elle refusait toute invitation à se baigner, à jouer au badminton ou à dîner ailleurs que dans les meilleurs restaurants. Possessive, elle le rappelait à son côté chaque fois qu'il s'éloignait de quelques pas. Il l'avait considérée comme une fragile princesse de conte de fées et l'avait traitée comme telle. Il comprenait à présent qu'il avait construit un rêve autour d'Annette, laissant sa beauté éclipser toute autre qualité telles que la bonté et l'amour. Savannah, quant à elle, s'était toujours montrée gentille et affectueuse. Elle était heureuse de vivre, elle acceptait volontiers de s'asseoir à même le sol pour jouer aux cartes ou au Monopoly, et elle n'était jamais fâchée d'être jetée dans la piscine ! Savannah était réelle. Annette n'était qu'un rêve. Mais Savannah n'avait alors que dix-sept ans. — Elle n'a plus dix-sept ans, aujourd'hui, dit Harrison à haute voix, comme pour mieux s'en convaincre. Soudain, sa décision fut prise. Il devait renoncer. Il comprenait qu'il ne pouvait pas agir de la sorte envers Savannah. Ce serait cruel, et beaucoup trop injuste. Il se dirigea vers le téléphone posé sur son bureau, mais avant même qu'il n'ait eu le temps de décrocher, sa ligne privée se mit à sonner et il lança un juron. — Coltons à l'appareil, aboya-t-il en se demandant qui, parmi les quelques personnes qui avaient son numéro personnel, pouvait chercher à le joindre un samedi après-midi, à son bureau. — « Coltons à l'appareil » ! Répéta une voix enjouée. Mon Dieu, Harrison ! Quel accueil ! — Grand-mère ? Harrison se laissa tomber dans son fauteuil, tandis qu'un sourire hésitant se dessinait sur son visage. — Comment va ton arthrite ? — Toujours tapie dans l'ombre, mais je ne me laisse pas impressionner. C'est gentil de me le demander. Harrison sourit. Il posait la même question chaque fois qu'ils se parlaient, et sa grand-mère trouvait toujours une réponse différente. Toute la famille se prêtait d'ailleurs gentiment à ce jeu. — Tant mieux, lui dit-il. Qu'est-ce que tu deviens ? La dernière fois que tu m'as appelé sur cette ligne, c'était pour me demander si j'avais le prince Albert dans une bouteille et si je pouvais le relâcher. On ne t'a jamais dit que les dames d'un certain âge ne faisaient pas de blagues téléphoniques ? Surtout quand l'appel vient de l'autre côté de l'Atlantique ?" Malgré la distance, la voix de Sybil Coltons lui parvenait parfaitement claire. — Non, personne ne me l'a dit ! Et depuis quand suis-je une dame d'un « certain âge » ? Je suis vieille, Harrison. Purement et simplement. C'est bien la seule chose dont je sois sûre à mon sujet... Harrison entendit qu'elle tirait sur une cigarette. Il l'imaginait confortablement installée sur l'une de ses méridiennes, son fume-cigarette en ivoire entre deux doigts et un verre de Martini à côté d'elle. Il jeta un coup d'œil à la pendulette posée sur son bureau. — Est-ce que tu ne devrais pas dormir depuis longtemps, grand-mère ? Je croyais que tu te couchais tôt pour être fraîche et dispose le lendemain. Il était tout à fait détendu, à présent. Peu de choses lui plaisaient autant qu'un appel de sa grand-mère, qui vivait à Paris. — J'aurai tout le temps de me reposer quand je ne serai plus de ce monde, Harrison, répliqua-t-elle.Et de toute façon, je n'arrivais pas à dormir. Quelque chose me tracasse et je voulais t'en parler. Ton frère devient sourd dès qu'il n'est pas question de vésicule biliaire, d'infections cutanées purulentes ou de toute autre maladie qui passionne les médecins de nos jours. Frank et Shirley sont encore en vacances. Personne ne prend plus de vacances que mon Frank. Est-ce que par hasard mon fils ne t'exploiterait pas un peu, Harrison ? Je parie qu'il te fait trimer à longueur de journée ! — Je dors ici ! Ironisa Harrison, avant de revenir immédiatement au bavardage de Sybil. Tu es sûreque tu vas bien, grand-mère ? Pourquoi appelais-tu Jason ? Tu ne te sens pas bien ? Ne me dis pas que tu es allée danser, que tu es tombée et que tu t'es cassé la hanche ? — Mon chéri, à qui crois-tu donc parler ? A une vieille femme qui ne tient plus debout ? Certainement pas à moi, en tout cas ! répliqua Sybil.

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Harrison entendit qu'elle tirait une fois de plus sur l'une de ses éternelles cigarettes. Elle appelait cela « vivre dangereusement », et rappelait, à quiconque essayait de la convaincre d'arrêter, qu'à quatre-vingt-huit ans, plus rien ne pouvait réellement mettre sa vie en danger. — Est-ce que je ne peux pas téléphoner à mes petits-fils juste pour savoir comment ils vont ? reprit-elle. C'est interdit ? — Tu appelles seulement pour savoir comment je vais ? interrogea Harrison. Il prit le presse-papiers que Savannah tenait la veille et le fit jouer entre ses doigts. — O.K, chère madame, dites-moi qui vous êtes et ce que vous avez fait de ma vraie grand-mère ! Le rire rauque de Sybil fit sourire Harrison. — Oh, très bien ! dit-elle alors. J'ai peut-être effectivement une raison de t'appeler. Mais ça ne veut pas dire pour autant que je ne puisse pas demander de tes nouvelles... Alors, Harrison ? Que deviens-tu ? Combien d'entreprises as-tu rachetées récemment ? Combien de belles jeunes filles ont succombé à tes charmes ? Tu sais, Frank et Shirley sont impatients de devenir grands-parents. Tu pourrais tout de même te débrouiller pour leur faire plaisir ! — Traduction instantanée : pourquoi ne trouves-tu pas une gentille jeune femme, ne l'épouses-tu pas et ne fondes-tu pas une famille ? Grand-mère, tu ne deviendrais pas extralucide, par hasard ? — Extralucide ? S’exclama-t-elle. Pourquoi ? Harrison ! Tu vas te marier ! Oh, mon Dieu ! Un scoop ! J'ai un scoop, n'est-ce pas ? Ah ! Frank va être blême... Lui, le nabab des médias, et moi, la quasi-centenaire à six mille kilomètres de distance, j'ai appris quelque chose qu'il ne sait pas ! Qui est-ce, Harrison ? Par pitié, dis-moi que ce n'est pas l'un de ces top models anorexiques que vous, les hommes riches, trouvez si attirants ! — On se calme, grand-mère, coupa Harrison, qui regrettait déjà d'en avoir trop dit. Il savait que sa grand-mère serait bien capable de se ruiner en communications téléphoniques pour faire savoir à ses parents, son frère et trois douzaines de ses meilleures amies que le jeune Harrison avait enfin été « ferré » et que ce n'était pas trop tôt ! — Je pense me marier, reprit-il pour désamorcer l'enthousiasme de la vieille dame. Rien de plus pour l'instant. A l'autre bout de la ligne, il y eut une légère hésitation. — Le passé te fait encore peur ? Si tu savais à quel point, aujourd'hui encore, j'aimerais tordre le cou de cette fille et de son maudit père ! Crois-moi, mon garçon, j'espère mourir sans plus jamais entendre prononcer le nom des Hamilton... Sauf pour apprendre que cet escroc et son aventurière defille ont enfin payé pour tout le mal qu'ils ont fait ! « Décidément, cette conversation ne prend pas un bon tour... », S’inquiéta Harrison, le téléphone coincé sous le menton. Il se baissa pour prendre une bouteille d'eau dans le petit réfrigérateur astucieusement dissimulé au bout de son bureau. Il se demanda alors comment réagirait sa grand-mère s'il lui annonçait, sans détour, qu'elle allait bientôt entendre le nom des Hamilton... Mais il préféra se taire. Sa grand-mère était bien trop fine pour ne pas sentir anguille sous roche. Mieux valait ne pas courir de risque inutile. — Grand-mère, commença-t-il en estimant qu'il pouvait s'en sortir avec un mensonge, j'attends un important appel téléphonique et c'est pourquoi je suis au bureau en ce moment. J'adorerais t'écouter décrire toutes les façons dont tu souhaites transformer Sam Hamilton en pâtée pour chien, mais... peut-être est-il temps que tu me dises ce qui te tracasse ? — Traduction instantanée : n'insiste pas, ma chère grand-mère. C'est ce que tu essaies de me dire, n'est-ce pas, Harrison ? Bon, ça ira pour cette fois... D'autant qu'il faut vraiment que je te parle de quelque chose. As-tu reçu l'invitation de Meredith pour le soixantième anniversaire de Joe ? Harrison réfléchit rapidement en entendant sa grand- mère parler de son oncle Joe. Si Frank, le pèrede Harrison, avait toujours été un citadin — si tant est que Prosperino méritât l'appellation de « ville» —, son cousin Joe, en revanche, avait préféré habiter dans un ranch immense à l'écart de la ville. Joe n'était pas à proprement parler un propriétaire de ranch. Exemple parfait de l'homme qui a bâti sa réussite tout seul, il possédait des terrains miniers, des puits de pétrole, une importante société de transport et des actions dans plusieurs autres entreprises. En fait, c'était Joe Coltons que Harrison

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avait pris comme modèle pour mener sa carrière professionnelle - ce qui lui avait permis d'accéder àla direction de CMH. Adolescent, Harrison se rendait souvent au ranch. Il appréciait la compagnie de son oncle, de ses cousins et des enfants que Meredith et Joe avaient adoptés ou accueillaient temporairement avec beaucoup d'amour. Le ranch des Coltons était un foyer heureux. Ou, plutôt, il l'avait été, jusqu'à cet incroyable accident de voiture qui, presque dix ans auparavant, avait failli coûter la vie à Meredith et à Emily, l'un de leurs enfants adoptifs. Harrison n'avait jamais compris comment cet accident avait pu transformer sa tante à ce point. Et, àen juger par le ton que sa grand-mère adoptait chaque fois qu'elle prononçait le nom de cette dernière, il n'était pas le seul à penser ainsi. — Harrison ? Tu es toujours là ? — Comment ? Oh... Excuse-moi, grand-mère. J'essayais de me souvenir... Oui, en effet, j'ai bien reçu l'invitation. Une sacrée fête en perspective, apparemment ! Est-ce que tu viendras ? — Je ne manquerais ça pour rien au monde. Mais il serait très étonnant que je m'amuse. — Ah ! Toujours optimiste, à ce que je vois. Quel est le problème, grand-mère ? Tu n'as rien à te mettre ? Difficile à croire, quand on sait que les couturiers parisiens déroulent le tapis rouge chaque fois que tu viens voir leurs nouvelles collections ! — Voyons, Harrison ! S’offusqua Sybil. As-tu une idée de ce que signifie cette histoire de smoking et de robes longues ? Meredith a toujours détesté ce qu'elle appelait le « tralala ». Tu me vois arriveren robe de bal au ranch des Coltons ? Ce serait complètement déplacé ! Pourquoi Joe accepte-t-il tout ça sans rien dire ? Je ne comprends pas ! — C'est son soixantième anniversaire, grand-mère ! Peut-être veut-il quelque chose de plus mondain ? — Joe ? C'est impossible, Harrison. Ça ne ressemble pas à Joe. Et ça ne ressemblait pas à Meredith. Crois- moi, Harrison, il y a quelque chose de bizarre là-dessous, et cela fait un moment que ça dure. Je le sens... jusqu'à Paris. — Allons, grand-mère..., ironisa Harrison en parlant du nez comme s'il sentait, lui aussi, ce qu'avaitflairé sa grand-mère. — Arrêtes tes bêtises, Harrison ! J'étais là, l'année dernière, tu te souviens ? Meredith m'a traitée comme une invitée ! Moi ! Elle ne m'avait jamais traitée comme une invitée, et encore moins comme une invitée indésirable ! Et puis, il y a Emily. Tu sais, la petite qui était avec elle dans l'accident... — Et alors, qu'y a-t-il, à propos d'Emily ? Elle est guérie, maintenant, non ? Soudain, son attention fut attirée par la mise en route du télécopieur. Des feuilles de papier commençaient à s'imprimer. Il prit la première page et reconnut immédiatement le rapport qu'il avaitdemandé sur l'état des finances de Sam Hamilton. L'appareil n'imprimait pas en couleur, mais s'il l'avait fait, de nombreux chiffres seraient apparus en rouge, remarqua-t-il. Impatient d'analyser cettepage et toutes les autres que déversait la machine, il voulait couper court à cette communication téléphonique. — Crois-tu vraiment, Harrison ? demanda Sybil. Puis elle attendit, manifestement pour que son petit-fils remarquât le ton mystérieux et plein de sous-entendus de sa voix. Il décida de ne pas la décevoir. Il connaissait bien son aïeule et savait qu'elle lui donnerait son pointde vue sur la question, qu'il voulût l'entendre ou non. Toute tentative pour freiner Sybil n'aurait pourseul effet que de prolonger l'attente. — O.K., grand-mère. J'écoute ce que tu as à me dire, tu as toute mon attention ! — Enfin, ce n'est pas trop tôt ! Ton père pense que je perds la tête, tu sais... Mais je savais que je pouvais compter sur toi. — Normal, je suis un vrai prince, reprit Harrison avec une ironie désabusée. Il tira deux nouvelles feuilles du fax et y jeta un coup d'œil rapide. De toute évidence, Sam Hamilton avait besoin d'une très forte somme d'argent. Il en avait besoin rapidement, sans quoi son entreprise ne tarderait pas à être placée en redressement judiciaire. James Vaughn se contrefichait

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certainement de cette entreprise qui prenait l'eau de toutes parts, autant que de sa première paire de chaussettes. Vaughn désirait Savannah. La jeune et innocente Savannah... Et Sam agissait sans arrière-pensées, avec la mentalité de proxénète qui l'avait toujours caractérisé. Harrison jeta les documents sur son bureau et jura en silence. Il n'était peut-être pas un « prince », mais il était certain de valoir mieux qu'un James Vaughn ! — J'ai toujours dit que tu étais mon prince, mon chéri. Sans transition, elle reprit le cours de son histoire. — Emily avait perdu conscience dans cet accident, et lorsqu'elle a recouvré ses esprits, elle a déclaré avoir vu deux Meredith penchées sur elle. Tu as entendu. Harrison ? Deux Meredith ! Harrison approuva. — Je sais, grand-mère. Moi aussi, j'ai entendu cette histoire. Deux Meredith : l'une douce et souriante, l'autre dure et malveillante. Emily n'était qu'une enfant, et elle venait juste de perdre connaissance. Elle était fortement commotionnée, à ce que j'ai entendu dire. Je suis surpris qu'elle n'ait pas vu six Meredith, un éléphant rose et un clown sortir d'un chapeau ! — Oh... Vraiment ? Harrison comprit qu'il l'avait vexée. — Dans ce cas, aurais-tu la bonté de m'expliquer pourquoi Meredith n'est plus Meredith ? Puisque tu joues les esprits forts ! — Je ne peux pas l'expliquer, grand-mère, tout simplement parce que cette histoire n'a pas de sens. D'accord, elle est un peu différente, à présent... Plus distante, moins concernée par la vie quotidienne du ranch. Et je sais qu'elle ne veut plus accueillir d'autres enfants. Est-ce que ça ne t'est jamais venu à l'esprit qu'elle pouvait se sentir responsable de l'accident et des blessures d'Emily ? Il est possible qu'elle ne veuille plus d'autres enfants à cause de ce sentiment de culpabilité, et de la douleur qu'elle a éprouvée lorsque Emily a été blessée. N'oublie pas, grand-mère, que Joe et Meredith ont déjà perdu Michael dans un accident de voiture. Cela fait beaucoup de tragédies, pour une seule femme. — Peut-être, en effet, répondit Sybil, dont le ton s'adoucit légèrement. Mais je maintiens qu'il y a quelque chose d'étrange dans cette histoire. Harrison, j'aimerais que tu ailles au ranch et que tu juges par toi-même. S'il te plaît, va voir si j'ai raison ou pas de m'inquiéter. — Que j'aille au ranch ? Grand-mère, je ne peux pas ! J'ai... j'ai une affaire importante à régler, papa est absent ces jours-ci, et il faut que je dirige CMH. C'est impossible, je suis désolé... — C'est à cause d'une fille, n'est-ce pas ? demanda Sybil, arrachant au passage un tressaillement à Harrison. Allons, allons ! Tu as fait une ou deux allusions, et je suis sûre qu'il y a quelque chose de sérieux... Cela dit, n'oublie pas, Harrison... N'oublie pas l'épreuve. — L'épreuve ? Quelle épreuve ? S'il avait cru que ce coup de téléphone touchait à sa fin, voilà que sa grand-mère l'entraînait dans une autre direction ! — L'épreuve du collier des Coltons, Harrison ! Le bijou ne s'est jamais trompé, jusqu'à présent ! répondit Sybil. Mais je crois que je vais te dire au revoir, maintenant, parce que de toute évidence tujoues les idiots et tu n'as aucune envie de m'écouter ! Je vais téléphoner à ton frère Jason, un de ces jours. Il se souvient peut-être encore de moi. Ce garçon travaille trop, et toi aussi, je suppose. Et je ne comprends pas pourquoi tu me gardes aussi longtemps au bout du fil ! Ces appels coûtent une fortune... Fichues compagnies téléphoniques ! Bonne nuit, mon chéri. Harrison resta interdit, le combiné à la main. Seule la tonalité lui répondait. Il finit par le reposer et saisit le paquet de feuilles qui l'attendait. — Sacrée grand-mère ! J'ai vraiment hâte de te revoir...

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Le samedi, en début de soirée, Harrison avait peine à croire qu'il était bien chez lui, assis devant un match de base-ball, une cannette de soda dans une main et un collier de saphirs dans l'autre. C'était la faute de sa grand-mère, qui lui avait rappelé inopinément l'existence de ce bijou. Harrisonne put réprimer un soupir. Elle n'aurait pu choisir un plus mauvais moment ! La légende de ce collier, il la connaissait par cœur. Il l'avait entendue maintes et maintes fois au cours des années, et l'avait toujours considérée comme hautement fantaisiste, mais d'un romantisme tout à fait charmant. Dans l'immédiat, cependant, il regardait le collier comme si l'objet allait prendre vie d'un instant à l'autre et le mordre. L'histoire prétendait qu'à l'origine, le bijou avait été offert au comte de Redbridge par la reine Elisabeth Ier en personne. Cette lourde rivière de saphirs magnifiques, enchâssés au milieu de diamants, avait ensuite été transmise au fils aîné de chaque génération. Elle était ainsi parvenue jusqu'à William Coltons, troisième comte de Redbridge. William menait alors grand train. Il évoluait dans le monde des affaires, comme tous les autres Coltons, mais jamais les affaires, à elles seules, n'ont réussi à remplir la vie d'un homme. En outre, contraint de renflouer, d'une manière ou d'une autre, les coffres plutôt vides de la famille, il s'était fiancé à Katherine Bloomfield, dont la famille d'origine roturière était néanmoins très fortunée... « Ane plus savoir que faire de sa richesse », disait Sybil Coltons ! Harrison but une longue gorgée de soda. Il n'appréciait guère les points communs qu'il décelait entre les ancêtres Coltons et Sam Hamilton. C'était une autre époque, un autre âge, mais il s'agissait toujours du même jeu social, bien peu reluisant. Pourtant, William avait réussi à s'en sortir, même s'il s'en était fallu de peu. La veille de son mariage avec Katherine, ce bon vieux Willie avait apporté à sa promise le légendaire collier de saphirs et de diamants. Pourquoi avait-il tant tardé à le lui offrir ? Personne ne le savait, mais il ne pouvait choisir plus mauvais moment. Etait-ce la superstition entourant le collier qui l'avait tant fait hésiter ? Avait-il pressenti ce qui allaitse passer ? En effet, se souvenait Harrison, selon la légende, les magnifiques saphirs avaient le pouvoir d'approuver ou de désavouer les futures épouses Coltons. Placées autour du cou de la mauvaise personne, les pierres semblaient perdre leur magnificence. Elles paraissaient alors désespérément ternes, sans le moindre éclat. Au contraire, lorsqu'elles agrémentaient la gorge de la personne prédestinée, les saphirs prenaient un éclat merveilleux et les diamants brillaient de tous leurs feux, symboles de bonheur pour les futurs époux. Harrison, naturellement, ne croyait pas un mot de cette histoire à dormir debout. Mais William y croyait, apparemment, et lorsque Katherine avait placé le collier autour de son cou,il avait vu avec horreur les saphirs s'éteindre et perdre leur vie. Ils semblaient presque insignifiants. Le collier, pour ne pas dire le destin, avait tranché. William cherchait-il seulement un prétexte pour rompre ses engagements ? En tout cas, il avait immédiatement annulé la cérémonie de mariage. A cette époque, une telle volte-face était inadmissible, car deux fiancés étaient considérés comme légalement mariés avant même l'échange religieux des vœux. Même la loi l'admettait. N'importe quel homme pouvait être poursuivi en justice et jeté en prison pour avoir renié ses engagements quelques heures avant la bénédiction nuptiale. Pire encore, si la promise avait des frères, une provocation en duel pouvait s'ensuivre, et la mort pouvait être l'issue fatale. William avait échappé à ce destin, mais une haine farouche s'était installée entre les deux familles. Il n'était plus en sécurité en Angleterre, d'autant qu'il avait entre-temps rencontré son véritable amour. Il avait de nouveau présenté le collier et avait pu voir, cette fois, les saphirs scintiller de mille éclats. Les pierres avaient béni cette union. Fatigué de son pays natal et de la haine que lui vouaient désormais les Bloomfield, William s'était embarqué pour le Nouveau Monde avec la femme qu'il aimait, et c'est ainsi que cette branche de la famille Coltons était partie s'installer de l'autre côté de l'Atlantique. Au fil du temps, William puis ses descendants avaient bâti et perdu plusieurs fortunes. La ruine

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avait contraint le dernier propriétaire du collier à le vendre. — Mais papa a fini par te retrouver, n'est-ce pas ? dit Harrison en tenant le collier devant ses yeux et en le regardant fixement. Frank, le père de Harrison, avait entendu parler de la mise aux enchères du fameux collier et l'avait rapporté parmi les siens, heureux comme un enfant à l'idée d'avoir sauvé le trésor familial. Il l'avait fait monter en deux petits ras du cou, destinés aux futures épouses de ses deux fils. — Et te voilà ! grommela Harrison sarcastique, tout en finissant son soda. Je suis bien avancé, maintenant ! Le téléphone sonna alors, et Harrison laissa le répondeur se déclencher. Il se précipita sur le combiné lorsqu'il entendit la voix de Savannah. — Savannah ? dit-il rapidement, avant qu'elle n'ait eu le temps de raccrocher. Est-ce que tout va bien ? Il est tard... — Ne t'inquiète pas, Harry... Tout va bien. Elle hésita un long moment. — En fait, ça ne va pas aussi bien que ça... Sam a tout raconté à Annette. Il lui a dit qu'il n'était pas mon père. Il avait promis de ne rien révéler, et pourtant il l'a fait. Elle est venue me provoquer, ce soir. Elle a fait irruption dans ma chambre en me disant qu'elle savait. Et maintenant, Annette m'en veut également. Elle aussi prétend que c'est mon devoir d'épouser James. — Et... ? demanda Harrison, qui avait senti l'hésitation de Savannah. Mais il en avait entendu suffisamment. Les paroles de la jeune fille venaient de balayer ses dernières hésitations. Il avait la certitude, après maintes tergiversations, qu'il avait raison d'entraînerSavannah dans ce pseudo-mariage. Il lui fallut faire un effort immense pour ne pas sauter dans sa voiture, aller la chercher, l'arracher à cette maison et l'éloigner de cette famille indigne. Savannah marqua une pause avant de poursuivre : — Euh... J'avais prévu de ne rien dire... Vraiment, je ne voulais pas... Je sais que tu m'as dit de me taire, à propos de lundi... — Mais tu lui as dit, acheva Harrison en fermant les yeux. Il pouvait désormais dire adieu au plan qu'il avait élaboré ! — Et alors, reprit-il, que s'est-il passé ? — C'était stupide de ma part, Harry, je le reconnais... Stupide et enfantin. Je crois que j'ai même ditquelque chose comme : « Ah oui ? Eh bien laisse-moi te dire quelque chose ! » Je sais que je n'aurais pas dû... Et ensuite... elle ne l'a pas bien pris. Harrison ne put s'empêcher de sourire, car il sentait que ce devait être un euphémisme. — Jusqu'à quel point ne l'a-t-elle pas bien pris ? demanda-t-il d'un ton légèrement persifleur. — Elle a dit des choses assez désagréables, sur toi, sur moi et sur ma mère... C'était aussi sa mère, Harry. Annette est plus grande, elle connaissait notre mère mieux que moi, puisqu'elle est morte quand j'avais cinq ans. Oh, Harry ! Elle a dit que c'était une dévergondée, et elle m'a traitée de bâtarde ingrate... C'était terrible. — Je devine ce qui s'est passé. Et Sam ? Est-ce qu'il est au courant ? — Pas encore. Il passe le week-end à Las Vegas avec James. Ils sont partis s'amuser. Il ne rentrera pas avant demain soir. Nous ne pouvons pas les joindre, car ils n'ont pas dit dans quel hôtel ils étaient descendus. Harrison se répéta mentalement les paroles de Savannah : Il passe le week-end à Las Vegas avec James. Sam fêtait la vente de l'enfant qu'il avait élevée comme la sienne ! Si Harrison s'était senti l'étoffe d'un prince quelques instants auparavant, Sam Hamilton n'avait rien d'un être humain. — O.K., dit-il. Reste où tu es. Ne bouge pas, je viens te chercher. Il replaça le collier dans son écrin de velours, l'enferma dans le tiroir de la table et l'oublia sans plustarder. — Ce n'est pas nécessaire, Harry... Sa colère s'enflamma aussitôt. — Si tu crois que je vais te laisser seule avec Annette, au milieu de cette famille de dégénérés, tu ne me connais pas ! Reste où tu es, et...

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Elle l'interrompit. — Harry, je suis devant chez toi, dans ma voiture. J'appelle avec mon portable. Je... je voulais seulement être sûre que tu étais chez toi et que tu ne dormais pas. Il est minuit, Harry, je ne voulais pas te déranger. — J'arrive tout de suite. Il coupa le téléphone, raccrocha le combiné et se précipita au-dehors. Ce ne fut qu'au moment où Savannah sortit de sa voiture et qu'il la prit dans ses bras pour la réconforter, que Harrison comprit à quel point il était heureux de la voir, heureux qu'elle fût venue vers lui. La tenant toujours serrée contre lui, sentant les tremblements de son corps, il la fit entrer dans la maison. Il la conduisit alors dans son bureau, l'invita à s'asseoir et se dirigea vers la cuisine pour mettre la bouilloire à chauffer. Une bonne tasse de thé... C'est ce que sa mère lui avait toujours servilorsqu'il se sentait désorienté, jurant qu'il n'y avait rien de mieux qu'un thé chaud et sucré pour oublier le froid, réchauffer le cœur et calmer les nerfs. Debout à côté du fourneau, il attendit impatiemment que la bouilloire se mît à siffler, puis prépara un plateau avec deux tasses, le sucrier et un petit pot de lait. Ensuite, il retourna dans son bureau. Savannah se tenait debout devant la cheminée. Elle lui tournait le dos. — Viens, Savannah. Viens t'asseoir, et bois ça tant que c'est chaud. Malgré son invite, elle resta figée un long moment, et Harrison prit le temps de l'observer. Elle étaitvêtue d'un vieux jean délavé et d'un pull noir. Son corps longiligne et élancé restait gracieux même lorsqu'elle se tenait immobile. Ses cheveux n'étaient pas attachés. Ils recouvraient ses épaules et dissimulaient son visage. Enfin, elle se tourna vers lui, la tête baissée, le regard fuyant. Elle paraissait nerveuse et hésita avant de venir s'asseoir sur le canapé. Elle ne ressemblait pas, en cet instant, à la Savannah de ses souvenirs. Elle ressemblait à la Savannah de la veille : incroyablement féminine, belle et mystérieuse. Elle eut un mouvement de recul lorsqu'il tendit la main pour lui écarter les cheveux du visage. — Savannah... Qu'est-ce qui ne va pas ? Tu n'as pas peur de moi, tout de même ? Tu ne serais pas ici, si tu avais peur. Elle plaça sa main sur sa joue avant de se tourner vers lui. — Non, Harry. Je n'ai pas peur de toi... J'ai seulement eu un petit accident, c'est tout. Il lui prit la main, la baissa doucement et tourna son menton vers la lumière. Il découvrit l'ecchymose sur sa joue, ainsi qu'une légère coupure, près de l'œil, qui avaient dû être provoquées par l'une des nombreuses bagues d'Annette. — C'est elle qui t'a fait ça ? demanda-t-il entre ses dents. Savannah hocha la tête avant de se couvrir de nouveau le visage avec la main. — Elle m'a aussi traitée de tous les noms, dit-elle en esquissant un sourire tremblant. Et elle a ajouté que j'allais récupérer « les restes », les « déchets » dont elle n'a pas voulu... — Ah oui ? Vraiment ? dit Harrison en mettant deux cuillerées de sucre dans la tasse de Savannah. Il essayait, tant bien que mal, de se contrôler. — Oui, il paraît. Mais avant que tu croies que je ne sais pas me défendre et que je ne suis qu'une petite idiote, sache que je lui ai fichu un bon coup de poing, après avoir entendu ça. Je crois qu'elle va avoir un sacré bleu... Harrison prit la main droite de Savannah, et il remarqua la rougeur et le gonflement autour de ses articulations. — Ça t'a fait du bien, de lui rendre la monnaie de sa pièce ? — Tu ne peux pas savoir à quel point ! répondit Savannah dont le sourire éclairait à présent le visage. Ses yeux étaient secs, et ne portaient plus aucune trace de larmes. — Je me suis sentie vraiment bien ! ajouta-t-elle. Elle fit une grimace et ils se mirent à rire. Ils posèrent la tête sur les coussins du canapé, se regardèrent et repartirent dans un rire sans fin.

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Savannah s'éveilla lentement, s'étira sous la couette et roula sur le côté pour se blottir au creux de l'oreiller. Elle grimaça de douleur lorsqu'elle s'appuya sur sa joue meurtrie. Roulant de nouveau sur le dos, elle cligna plusieurs fois des yeux tandis que les événements de la veille lui revenaient peu à peu à la mémoire. Elle se rappela d'abord qu'elle avait bien ri. Harrison et elle avaient même ri aux éclats. Ils avaient ri exagérément, presque bêtement, comme deux enfants qui ont joué un bon tour à des adultes. Sans doute était-ce la tension accumulée, qui les avait fait réagir ainsi. Ensuite, se souvint-elle en fermant les yeux, comme pour oublier, elle avait éclaté en sanglots. Sa sensibilité était à fleur de peau. Elle avait supporté trop de choses en très peu de temps. Elle marchait sur une corde raide depuis que son père... non, pas son père, Sam... depuis que Sam lui avait révélé l'infidélité de sa mère et avait vanté sa noble décision de l'élever comme sa propre fille. Il lui avait jeté au visage qu'elle lui était redevable, et qu'il était temps pour elle de songer à payer ses dettes. Elle se souvenait avoir pleuré en l'écoutant, mais peut-être n'avait-elle pas pleuré suffisamment. Peut-être n'avait-elle pas évacué toute la tension qui la torturait intérieurement... Ou bien était-ce l'ordre d'épouser James Vaughn qui avait séché ses larmes et l'avait placée dans cet état de quasi-torpeur qui l'avait paralysée pendant des jours ? Elle était incapable de le dire. Au cours des journées qui avaient suivi, Sam n'avait eu de cesse de lui répéter qu'elle devait se décider si elle ne voulait pas qu'ils finissent tous à la rue, qu'ils perdent l'entreprise et tout ce pour quoi il avait tant travaillé. Il comptait sur elle, disait-il. L'avenir d'Annette dépendait d'elle. Et elle leleur devait ! Savannah repoussa la couette, se leva et se dirigea vers la salle de bains tout en laissant ses penséessuivre leur cours. Devait-elle réellement quelque chose à Sam et Annette ? Quand avait-elle commencé à en douter ? Etait-ce pendant ses crises de larmes, lorsqu'elle se souvenait que Sam l'avait toujours traitée différemment d'Annette ? Tout au long des années, elle avait entendu répéter combien Annette était belle et raffinée. Quelle enfant gentille et obéissante, quelle petite fille adorable et attentionnée elle était, et comment, même après son mariage, son père avait toujours la première place dans son cœur! Savannah, en revanche, n'avait été qu'une source de déceptions. Véritable garçon manqué, elle grimpait aux arbres, s'écorchait les genoux et collectionnait les insectes qu'elle rapportait dans la maison. Pour couronner le tout, elle n'était même pas jolie ! Elle ne faisait jamais aucun effort, que ce fût pour paraître avenante ou pour seconder Annette dans son rôle de maîtresse de maison, lors des dîners d'affaires. D'ailleurs, elle n'avait jamais plus été invitée, après qu'elle eut violemment critiqué, pour des raisons écologiques, le directeur d'une entreprise qui procédait à un abattage systématique des arbres dans le nord-ouest du pays. Sam avait fustigé son insolence, une insolence qui ne servait même pas ses intérêts ! En y réfléchissant bien, il n'avait peut-être pas tout à fait tort, étant donné que Savannah n'avait que quatorze ans, à l'époque. Une semaine après cet éclat, Sam l'avait expédiée en pension, d'où elle ne sortait que pour les week-ends et les vacances. Cet éloignement de la maison avait clairement signifié à Savannah que son père ne tenait plus à la voir. Annette la traitait avec mépris, quand elle daignait remarquer sa présence, et Sam disparaissait dès qu'elle revenait à la maison. Ensuite, quand elle eut dix-sept ans, Harrison était entré dans sa vie. Il avait fait preuve de

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gentillesse à son égard, il avait nagé et discuté avec elle et, surtout, il l'avait écoutée. Il lui avait rendu visite à l'école, lui avait apporté des dossiers de presse sur l'environnement, l'avait aidée pour un projet de fin d'année et l'avait régulièrement emmenée manger des pizzas. A quel moment, au cours de cette horrible semaine, ses pensées avaient-elles réussi à occulter la terrible nouvelle qu'elle venait d'apprendre et l'avenir que Sam avait prévu pour elle, pour se tournervers Harry, le seul à s'être jamais préoccupé d'elle ? Quelle importance, à vrai dire ? Ce qui comptait, à présent, c'est qu'elle était venue le voir sur un coup de tête et qu'elle était sur le point de l'épouser. Oui, elle allait l'épouser, mais pour de mauvaises raisons, songea-t-elle amèrement, en sortant de la douche et en s'enveloppant dans une grande serviette-éponge. Elle chercha une autre serviette pour sécher ses cheveux. De toute façon, ce mariage pouvait-il encore avoir lieu, puisqu'elle n'avait pas su se taire et avait tout révélé à Annette ? L'évocation de sa sœur la ramena à leur dispute, et elle se pencha vers le miroir pour examiner sa joue. La rougeur avait disparu, seules persistaient la tuméfaction et une douleur assez vive. Les élancements de la coupure près de son œil avaient cessé. Annette lui avait envoyé un coup retentissant, mais Savannah avait la satisfaction de se dire qu'elle lui avait rendu la pareille ! Si elle ressentait une certaine fierté, la fierté de s'être défendue sans faillir, elle regrettait néanmoinsde s'être laissé entraîner dans cet échange d'injures et de coups. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Annette était entrée dans sa chambre, elle l'avait provoquée, harcelée, et Savannah avait fini par répondre avec la seule arme qu'elle possédait : Harry. Ce dernier avait ri lorsqu'elle lui avait raconté la scène. Bien sûr, il avait été contrarié, au début, mais il n'avait guère tardé à s'esclaffer. Tous deux avaient été la proie d'un grand accès d'hilarité, jusqu'au moment où elle avait été submergée par une véritable déferlante de chagrin. Elle avait sentison menton trembler de façon incontrôlable. Alors, à ce moment, Harry l'avait prise dans ses bras pour la consoler, tandis qu'elle gémissait comme un bébé. Elle pleurait sa mère qui lui manquait et ce père qu'elle n'avait jamais connu. Elle pleurait l'enfance insouciante qu'elle n'avait pas eue et tousles problèmes qu'elle devait affronter à présent. Elle pleurait pour tous les chagrins de sa vie. Harry l'avait serrée contre lui, il avait essayé de la réconforter et avait fini par la porter dans sa chambre. Il lui avait dit qu'il allait chercher ses bagages dans sa voiture, et qu'elle pourrait ensuite se coucher et se reposer. Elle avait essayé de refuser, prétextant qu'elle préférait aller à l'hôtel, mais Harry n'avait pas été dupe. Il avait posé la valise sur le lit, l'avait ouverte, avait embrassé Savannah sur la joue pour lui souhaiter une bonne nuit de repos, puis il l'avait laissée seule. Tout irait bien mieux le lendemain, luiavait-il assuré. Voilà donc où elle en était. Elle dormait sous le même toit que Harry, et elle était désormais étrangère à sa famille, si toutefois elle pouvait encore qualifier Sam et Annette du nom de « famille ». A l'aube de ce nouveau jour, malgré ses larmes et une nuit de sommeil, elle n'avait toujours aucune idée précise de ce qui l'attendait. A vrai dire, elle n'était certaine que de deux choses : premièrement, sa passion adolescente pour Harry ne s'était jamais éteinte, et s'était épanouie en un amour profond ; deuxièmement, il était hors de question qu'elle l'épouse. Harrison avait commencé à préparer le petit déjeuner quand il avait entendu couler la douche dans la chambre d'amis, et il était en train de servir les œufs brouillés et le bacon au moment où Savannah entra dans la cuisine. Il espéra que cette heureuse coïncidence était annonciatrice de la journée qui allait suivre, mais il lui suffit de voir l'expression de Savannah pour comprendre qu'il avait peut-être péché par excès d'optimisme. — Tu as bien dormi ? demanda-t-il, tandis qu'elle versait deux tasses de café fumant et odorant. Elle les porta ensuite sur la table, s'assit et s'empara de sa fourchette. — Oui, merci, Harry. J'ai bien dormi. Et toi ?

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Il préféra mentir. — Comme une souche ! En réalité, il avait veillé jusqu'à 3 heures du matin, faisant les cent pas dans son bureau et se demandant dans quel enfer il tomberait s'il cédait à son désir, grimpait l'escalier et frappait à la portede Savannah. S'il entrait et proposait de la réconforter... S'il lui offrait davantage que ses consolations... Bien sûr, il ne l'avait pas fait. Il était trop bien élevé pour agir de la sorte. En outre, il comprenait bien que s'il se laissait aller ainsi, Savannah ne verrait en lui, et à juste titre, qu'un homme essayant de profiter de la situation. Il y avait un autre problème, et il supposait que Savannah était déjà parvenue aux mêmes conclusions. Il était presque sûr qu'elle lui en parlerait avant même la fin du petit déjeuner. Debout depuis 6 heures du matin, il avait cherché les arguments pour surmonter ses objections, contourner ses conclusions, et la convaincre que ce mariage, qu'ils avaient accepté ensemble, restait une option envisageable. — Tu te débrouilles bien en cuisine ! constata Savannah tout en mangeant. A la maison, je n'avais jamais le droit de mettre les pieds dans la cuisine, mais j'ai suivi un cours d'économie domestique à l'école. J'espérais devenir un cordon-bleu, mais en fin de compte, j'ai seulement appris à choisir un traiteur de qualité ! Les écoles privées sont vraiment à côté de la plaque, sur certains points ! Ensuite, quand j'étais à la fac, j'ai habité un petit appartement, et là, j'ai réussi à préparer un semblant de pizza au micro-ondes ! Mais, je ne me suis jamais lancée dans la préparation de quelque chose d'aussi bon, conclut-elle en attaquant les galettes de pommes de terre dorées à la poêle. — Ça, c'est un secret de la vie de célibataire. Soit tu apprends à aimer les repas surgelés, soit tu apprends à cuisiner. J'ai préféré cette dernière solution. Ma mère m'avait suggéré d'employer une gouvernante, mais la plupart du temps, je ne prends que le petit déjeuner ici. Ça ne me paraissait pastrès utile. Harrison termina ses pommes de terre et déposa son assiette dans l'évier. Il se rendait compte qu'il était en train de bavarder par peur du moindre instant de silence. Il redoutait, s'il se taisait, que Savannah n'annonçât brusquement : « Merci beaucoup, mais il n'y aura pas de mariage. » — Harry..., commença-t-elle. Il l'interrompit immédiatement en saisissant la première banalité qui lui traversait l'esprit. — Tu veux que je te raconte une histoire incroyable ? Elle le regarda et soupira avant de débarrasser la table à son tour. — D'accord, Harry. Raconte-moi une histoire incroyable. Dieu sait que je suis en manque, et que jen'ai rien entendu d'extraordinaire au cours des derniers jours ! — Laissons tout ça pour l'instant, proposa-t-il en rinçant rapidement la vaisselle. Il attrapa la main de Savannah et la conduisit dans son bureau avant de retourner dans la cuisine. Il revint avec deux tasses de café. — Ouvre le tiroir, celui qui se trouve à côté de toi. Tu vois la boîte en velours bleu ? Prends-la, et ouvre-la. Savannah regarda la boîte, inclina la tête et, s'efforçant de prendre un ton enjoué, elle demanda : — L'ouvrir ? Qu'est-ce que c'est ? Une pochette-surprise nouvelle version ? — Quelque chose dans le genre. Harrison s'inquiéta. L'ironie de sa remarque n'était pas de bon augure. — Vas-y, Savannah. Ouvre-la... Elle fit ce qu'il lui demandait et ouvrit doucement l'écrin. En même temps, sa bouche s'arrondit en un « oh » silencieux. — Pas mal, pour une pochette-surprise, non ? — Ce sont... de vraies pierres ? demanda-t-elle en caressant, de l'extrémité du doigt, le saphir qui ornait le centre du collier. Mon Dieu, Harry ! Dis-moi que ce ne sont pas des vraies... Comment peux-tu laisser un tel bijou dans le tiroir d'une table ? N'importe qui pourrait le trouver et le voler ! — Tu es tentée ? lança-t-il d'un ton taquin.

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Elle lui répondit par un pied de nez. — Alors ? reprit-il. Tu veux entendre mon histoire ? C'est au sujet de ce collier. Savannah replia les jambes sous elle pour se lover dans le fauteuil, puis elle fit signe qu'elle était tout ouïe. Fascinée, elle garda l'écrin dans les mains mais n'osa pas retirer le collier de son lit de satin. Maintenant qu'il avait attiré son attention et qu'il l'avait distraite de ce qu'elle voulait lui dire, Harrison se rendit compte qu'il venait de se fourvoyer dans une nouvelle galère. Evoquer les épouses Coltons n'était pas, à proprement parler, le sujet le plus opportun en ces circonstances ! Mais il en avait déjà trop dit et ne pouvait plus reculer. Il dut se résoudre à raconter la légende et à attendre la réaction de Savannah. Elle ne tarda pas à venir. — Est-ce qu'Annette a essayé le collier ? Que s'est-il passé ? La prédiction s'est-elle réalisée ? Elle tenait toujours l'écrin mais avait cessé de caresser les joyaux. — Annette ? Non, jamais. En fait, j'avais complètement oublié l'existence de ce collier, jusqu'à ce que ma grand-mère m'en reparle hier. C'est pour cela que je l'ai sorti du coffre-fort. Savannah lui jeta un rapide regard interrogateur. Il poursuivit : — Oui, je lui ai presque dit que nous allions nous marier... Mais je ne l'ai pas vraiment dit... En fait,je me suis coupé, et c'est pour cette raison qu'elle m'a parlé du collier et de toute l'histoire. Mais, tu sais, ma grand-mère vit à Paris, elle n'était pas en face de moi pour me faire ses remarques. Aussi, situ as peur d'avoir vendu la mèche... — D'être passée à table, d'avoir lâché un loup dans la bergerie, continua Savannah en poursuivant la litanie de clichés. — Peu importe l'expression. Ne t'inquiète pas, il n'y a pas de raison. Rien n'a changé. — Au contraire, Harry, tout a changé, soupira Savannah en fermant l'écrin et en le posant sur la table. Annette est au courant, maintenant, et Sam le sera aussi, dès ce soir. Tu n'as plus le bénéfice de la surprise. Sam saura ce que tu prépares avant même que tes avocats ne lui présentent les documents. Harrison termina son café et se leva. — Je te répète que ça n'a aucune importance. Je maintiens mon offre. Sam ne pourra pas la refuser, de toute façon. — Harry... Assieds-toi, s'il te plaît. Je n'aime pas te regarder faire les cent pas. Harrison s'assit et commença à tapoter son genou de sa main. Puis il s'aperçut de ce geste nerveux et s'arrêta aussitôt. — Harry, écoute-moi... Quand je suis venue te voir à ton bureau, vendredi, j'étais désespérée. J'étaispersuadée que je devais aider Sam à se sortir de cette situation dont il est seul responsable. J'étais perdue et blessée... Je le suis encore, je ne vais pas dire le contraire... Et c'est pour cette raison que je t'ai tout dit. — Je ne te le reproche pas, riposta Harrison, bien qu'il sût que cela ne servait à rien. — Non, bien sûr. Tu ne me reproches rien, car d'après ce que je sais maintenant, Sam et Annette ont essayé de te piéger de la même façon qu'ils tentent de me piéger avec James Vaughn. La situation dans laquelle je me trouve à présent t'offre une occasion de te venger telle que tu n'en auras jamais d'autre. Tu vas pouvoir prendre le contrôle de l'entreprise de Sam et t'emparer de son dernier atout. Moi, en l'occurrence... Au moins, tu as toujours été honnête, tu ne m'as rien caché. Ni le rachat ni le mariage. Mais tout ça n'est plus nécessaire maintenant, Harry. Tu le sais aussi bien que moi. — Est-ce que tu renonces à tout ? La petite scène d'Annette, la nuit dernière, t'a donc fait enfin comprendre qu'elle et son père pouvaient aussi bien se débrouiller seuls ? J'ai raison ? — Oui. En quelque sorte, Annette m'a remis les idées à l'endroit. Je sais que je ne leur dois rien. Cequi me ramène à mon point de départ. Toi. Toi non plus, tu ne me dois rien. Tu peux encore te venger, parce que, maintenant, tu connais la situation de Sam et tu sais qu'il a désespérément besoin d'un investisseur. A supposer, bien sûr, que James Vaughn se retire de la course d'ici demain, quand ils auront tous compris que l'ingrate Savannah a pris la poudre d'escampette. Elle soupira, se leva et regarda Harrison.

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— Alors, c'est fini, tu es d'accord ? reprit-elle. Harry, je te remercie, je te remercie beaucoup pour tout ce que tu as fait et tout ce que tu m'as offert. La colère se mêla à l'amertume, et les mots jaillirent malgré lui : — C'est tout ce que tu trouves à dire ? Tu n'as plus besoin de moi ! Alors, tu me dis un grand merci pour tout et tu disparais ! s'exclama Harrison en se levant à son tour. Et notre licence de mariage, qu'est-ce qu'on en fait ? Il avait conscience de paraître ridicule. Il espérait au moins avoir réussi à dissimuler son désarroi. Savannah frissonna et se détourna. — Tu pourras toujours l'encadrer et l'intituler : « A la grâce de Dieu ». — Très drôle, Savannah ! Se reprenant, il posa les mains sur ses épaules. — Où vas-tu aller ? demanda-t-il. Elle le regarda, et il vit que ses yeux brillaient de larmes. — Où ? Je ne sais pas... Ma mère m'a laissé un peu d'argent. Sam ne pouvait pas y toucher. Ça me permettra de voir venir pendant un temps. Et puis, j'ai une formation, tu sais. Je vais trouver un travail. — Reste ici jusqu'à ce que tu aies quelque chose, s'entendit-il répondre. S'il te plaît, Savannah... La maison est grande. Et puis, je ne veux pas que Sam puisse t'atteindre. Dis oui, Savannah. J'ai raison,et tu le sais très bien. Elle baissa les yeux un instant, puis le regarda de nouveau et hocha la tête sans dire un mot. — Parfait. C'est décidé, acquiesça Harrison. Désespéré quelques instants auparavant, il s'efforçait à présent de réprimer l'exultation qui couvait en lui. — Une semaine, reprit Savannah en s'écartant d'un pas. Deux au grand maximum... Cela devrait laisser assez de temps à Sam pour comprendre, et à toi, assez pour te venger. Quant à moi, d'ici là, j'espère avoir trouvé un emploi et un appartement à Prosperino. — Comme tu veux, approuva Harrison. Mais dans sa tête, il élaborait déjà d'autres plans. Lorsqu'elle rentra, ce soir-là, Savannah passa directement par la cuisine. Elle jeta sa serviette flambant neuve sur la table et - comme elle avait vu la voiture d'Harrison garée dans l'allée - elle lança joyeusement, tout en souriant de son propre enfantillage : — Bonsoir, chéri ! Je suis rentrée ! Dix secondes plus tard, Harrison entrait dans la cuisine. Il était vêtu de façon décontractée, avec une chemise de golf blanche et un pantalon kaki. Il tenait le journal du soir à la main. — Tu as l'air plutôt gaie, ce soir ! S’exclama-t-il en ouvrant le réfrigérateur et en sortant deux cannettes de soda. Ta journée a été meilleure que celle d'hier ? — Meilleure que celle d'hier, meilleure que toutes les autres journées de cette semaine et de la semaine passée réunies ! Aujourd'hui, mon cher, vous avez devant vous une salariée à plein temps. Elle lui prit une cannette des mains, l'ouvrit d'un coup sec et but une longue gorgée. Elle attendait sa réaction et le regardait attentivement. Harrison se figea quelques secondes. Enfin il eut un large sourire. — Savannah, c'est formidable ! Il posa sa cannette, s'avança vers elle, la serra dans ses bras et la souleva de terre. — Absolument génial ! Renchérit-il. — Tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse ! dit-elle en s'écartant d'un pas et en défroissant laveste de son tailleur. Puis elle la retira et la posa sur le dossier d'une chaise. — Tu sais qu'aujourd'hui, j'avais un second entretien chez Boggs. Bon, je dois te le dire tout de suite, Harry : ils m'ont a-do-rée ! En toute modestie... Je commence dans deux semaines, quand ils auront ouvert leurs nouveaux bureaux. C'est un travail de débutante, bien sûr. Mais ça y est, j'ai décroché mon premier emploi !

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— Mlle Savannah Hamilton part à l'assaut de la gestion des eaux polluées, déclara Harrison sur un ton grandiloquent. Tu crois que tu seras capable de faire face au côté romantique de ton travail ? — Espèce d'idiot ! C'est un travail important, tu sais. Le secteur est vital. Ça aussi, tu le sais, à moins que tu ne veuilles un autre exposé sur l'environnement, la carence en eaux propres et tout le reste ? — Non, merci ! Je m'en passerai. Mais il est possible que je fasse appel à toi pour écrire un article ou deux. répondit Harrison en se penchant pour l'embrasser sur la joue. Il l'embrassait souvent sur la joue. Il la touchait aussi beaucoup, mais jamais de façon équivoque. Pendant presque deux semaines, ils avaient vécu sous le même toit, avaient partagé leurs repas, regardé des vidéos, joué aux cartes et passé de longues soirées à discuter de tout et de rien dans le bureau. Savannah se sentait à l'aise avec Harry comme elle ne l'avait encore jamais été avec quiconque au cours de son existence. Pourtant, chaque soir, après avoir monté l'escalier ensemble et s'être souhaité une bonne nuit, ils s'étaient séparés pour rejoindre leur chambre, et elle s'était sentie triste...comme elle ne l'avait jamais été. Elle se sentait malheureuse. Insatisfaite. Oserait-elle dire même... frustrée ? Plus d'une fois, après s'être assurée que Harrison dormait profondément, elle était redescendue à pas de loup dans le bureau, avait ouvert l'écrin et avait regardé les diamants et les saphirs briller de mille éclats. Jamais elle n'avait sorti le collier de son écrin, jamais elle ne l'avait essayé. Si la tentation était toujours présente, elle avait bien trop peur pour y céder. Elle avait peur que le sortilège n'agît. — Harry ? Si nous sortions dîner pour fêter ça ? Je t'invite. — Nous fêtons ton nouveau travail, c'est moi qui t'invite, répondit-il en se dirigeant dans le couloir. Puis, il s'arrêta et se retourna. — Au fait, j'ai oublié de te dire : le contrat a été signé ce matin, à 10 heures. Tu as devant toi le nouvel actionnaire majoritaire de Hamilton Inc. La nouvelle la frappa de plein fouet et elle s'écroula presque sur une chaise. Ses jambes ne la portaient plus. — Tu as réussi, dit-elle dans un souffle. Au cours de leurs conversations des derniers jours, ils avaient abordé de nombreux sujets, mais ils n'avaient jamais fait allusion à Sam ou Annette, ni à l'intention qu'avait Harry de racheter Hamilton Inc. Savannah avait presque réussi à oublier cette histoire mais voilà que, tout à coup, elle resurgissait. — Tu l'as vu ? Ne put-elle s'empêcher de demander. Il a parlé de moi ? Harry la regarda et secoua lentement la tête. — Non, Savannah. Il n'a pas parlé de toi. Je suis désolé. — Oh... Elle se demanda pourquoi cela lui faisait si mal. Chassez le naturel, il revient au galop... Elle avait tant espéré, au cours de son existence, satisfaire Sam, elle avait tant souhaité, depuis son plus jeune âge, attirer son attention ! — Je suppose que je devais m'y attendre, reprit-elle. Mais... il ne sait peut-être pas que je suis ici ? — Si, il le sait, répondit Harrison en prenant une chaise et en s'asseyant en face d'elle. Il prit ses mains dans les siennes. — Si tu veux, je vais te raconter ce qui s'est passé. Mais après, promets-moi de tout oublier. Tu as une nouvelle vie, maintenant, tu as un emploi, même, et le monde te tend les bras. Il faut que tu tiresun trait définitif sur le passé. — Je sais, répondit-elle en serrant ses mains puis en s'écartant de lui. Vas-y, dis-moi tout... — En fait, il n'y a pas grand-chose à dire. C'était une réunion d'avocats. Nous avons signé des papiers et avons parlé affaires la plupart du temps. Bien sûr, il y a eu quelques paroles désagréables,lorsque Sam a compris qu'après la restructuration, l'entreprise s'appellerait Coltons-Hamilton Inc. Ce n'était pas tellement délicat de ma part, mais comme je le tenais à ma merci, il fallait que j'en

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profite un peu. Et c'est ce que j'ai fait. — Tu lui en veux vraiment ! D'ici combien de temps comptes-tu racheter le reste de l'entreprise ? C'est bien ce que tu prévois, non ? Anéantir Sam et le nom des Hamilton du même coup ? — Tu me trouves trop... agressif ? — Non, peut-être pas. Après tout, cela fait six longues années que tu patientes, tu as attendu ton heure et tu as frappé en utilisant toutes les armes dont tu disposais. Ils t'ont fait du mal, Harry, l'un autant que l'autre. Maintenant, tu les blesses en retour, sauf que tu ne t'attaques pas à leur argent. C'est leur fierté que tu voulais atteindre, parce qu'ils ont atteint la tienne. — Non, Savannah, tu te trompes, répondit Harrison en la regardant intensément. Je n'ai pas fait cela pour me venger du passé. C'est vrai, au début, ma motivation était celle-là, je ne dirai pas le contraire... Mais ce n'est pas pour cette raison que je suis allé jusqu'au bout. J'ai agi ainsi parce qu'ilst'ont fait pleurer. Je l'ai fait pour ton enfance perdue, pour leur manque de générosité à ton égard, et pour la façon dont ils ont voulu t'utiliser avec James Vaughn. Je l'ai fait, Savannah, parce qu'ils l'avaient mérité en se conduisant comme ils l'ont fait. Savannah appuya sa main contre sa bouche et secoua doucement la tête en le regardant fixement. — Non, murmura-t-elle enfin en baissant la main. Harry, comment as-tu pu faire ça ? Pour moi ? Jene voulais pas ça... Je n'ai jamais voulu ça. Ou, peut-être, si. Je l’ai voulu, mais profondément, au fond de moi-même. Parfois, c'est vrai, j'ai haï Sam, j'ai eu envie de le voir humilié, mais... je ne veux plus en parler maintenant. Elle se leva, prête à sortir en courant de la pièce, mais les paroles de Harrison l'arrêtèrent net. — Tu ne veux pas savoir ce que Sam a dit à ton sujet ? Car il a dit quelques petites choses. Et Annette était là aussi, tu sais. — Annette était là ? répéta Savannah sans se rendre compte qu'elle avait levé machinalement sa main pour effleurer sa joue. Pourquoi ? Harry se leva et sourit en marchant vers elle. — Je ne suis pas sûr de ce que j'avance, et je ne veux pas paraître trop arrogant, mais je crois bien qu'elle était venue pour me séduire. — Elle a réussi ? Savannah recula d'un pas, transpercée par une profonde douleur. C'était une réaction ancrée en elle,depuis plusieurs années, et elle n'avait pas réussi à s'en débarrasser en si peu de temps. Annette avaittoujours obtenu ce qu'elle voulait. — Ta sœur ne comprend pas très vite. Mais je crois qu'elle va finir par voir les choses en face. — Qu'est-ce que tu lui as dit ? demanda Savannah en voyant l'expression de Harry passer de l'amusement à un sérieux inattendu. — Je lui ai dit, commença-t-il en la prenant dans ses bras, que j'étais très flatté mais que j'avais d'autres projets. Savannah humidifia ses lèvres et baissa les yeux. — Eh bien ! Ça a dû lui faire de l'effet... — Elle voulait connaître le nom de l'heureuse élue. — Vraiment ? demanda Savannah en s'efforçant d'adopter un ton neutre. Je suppose que ça doit l'intéresser. Tu le lui as dit ? — Non, pas avant d'en avoir parlé à l'heureuse élue. Il caressa les bras de Savannah et la regarda de ses yeux verts qui paraissaient soudain si graves. — Veux-tu que je le fasse maintenant ? — Je... je... L'horloge égrena six coups et Savannah recula précipitamment. Elle reprit son souffle. — Nous n'aurons jamais une table si nous ne réservons pas maintenant. Tu appelles, et je monte mechanger, d'accord ? Harry s'appuya contre le réfrigérateur et approuva. — Prends ton temps, mets quelque chose de simple. A vrai dire, Savannah, je préférerais faire livrer une pizza. Tu tiens vraiment à sortir dîner ? — Non, ce sera comme tu voudras. Je vais prendre une douche et je... D'accord pour une pizza. Ça

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ira. Parvenue en haut de l'escalier, elle dut s'appuyer à la rambarde pour reprendre son souffle. Non seulement il était allé trop vite, mais il s'était avancé beaucoup trop loin. Deux semaines. Ils avaient vécu sous le même toit pendant presque deux semaines. Deux semaines pendant lesquelles ils avaient renoué une vieille amitié et avaient appris à mieux se connaître. Mais ils avaient également passé beaucoup de choses sous silence. Deux semaines pendant lesquelles il s'était rendu compte qu'il était attiré par Savannah. Deux semaines pendant lesquelles il avait compris que l'attirance et l'amour étaient deux choses bien différentes. A présent, il l'aimait. Il l'aimait de tout son cœur. Deux semaines pendant lesquelles il avait réglé un vieux conflit, non pas pour lui-même, comme il l'avait cru au début, mais parce que Sam Hamilton avait blessé Savannah. Mais ce n'était pas une raison pour brûler les étapes. Savannah venait à peine de sortir de sa chrysalide, elle commençait tout juste à déployer ses ailes. Elle avait réussi à s'arracher à une vie familiale néfaste, elle venait de décrocher son premier emploi. Il lui restait à vivre l'avenir qui s'ouvrait à elle. Croyait-il vraiment qu'elle accepterait de l'épouser, de vivre ici avec lui ? De l'aimer ? Le mot gratitude lui vint à l'esprit. C'est ce qu'elle ressentait à son égard. Que pouvait-il attendre d'autre ? Elle éprouvait de la gratitude et peut-être aussi un peu de peur. Il lui avait montré qu'il n'était plus le jeune homme de naguère, qui avait apprivoisé une adolescente solitaire. Il était Harrison Coltons, l'homme d'affaires renommé. Un homme d'affaires aux méthodes sans concessions, et parfois impitoyable. Avec le temps, elle comprendrait que ses raisons d'agir importaient peu, et qu'il avait fait ce qui était le mieux pour Hamilton Inc. Mille cinq cents employés allaient ainsi conserver leur emploi. L'entreprise, grâce à son argent et à son expérience, allait repartir d'un bon pied et pouvoir se développer. La plupart des personnes avec lesquelles il avait travaillé pendant huit mois, six ans auparavant, en faisaient toujours partie. Certains étaient même devenus des amis proches. Tous avaient été heureux d'entendre la nouvelle, lorsqu'il les avait réunis dans la cafétéria pour annoncer la transaction. Certes, Harrison reconnaissait qu'il avait agi pour de bonnes raisons... et pour de moins bonnes. Mais il était un homme d'affaires, et il avait l'habitude de telles transactions. Il se demanda néanmoins si Savannah pourrait s'y habituer. Il croyait, il espérait même qu'avec le temps, elle aussi s'y habituerait. Il dut admettre que répéter les paroles d'Annette à Savannah n'avait pas été très élégant de sa part, mais Savannah avait bon cœur - un cœur qui pardonnait - et il savait qu'elle éprouvait encore un certain attachement envers Sam et sa sœur. Il ne l'avait pas épargnée, mais il pensait que renouer desliens avec l'un ou l'autre serait une erreur. Autant laisser Savannah caresser un requin ! « Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'elle accepte que tu diriges sa vie ! se dit-il au moment où lasonnette de la porte d'entrée retentissait. Et ce n'est pas non plus ce que tu veux... » Le livreur de pizza repartit quelques instants plus tard, les yeux écarquillés par le pourboire qu'il venait de recevoir. Harry retourna dans le bureau où il avait déjà apporté assiettes, serviettes et saladier. Il avait mis une bouteille de vin à décanter et deux verres refroidissaient dans le congélateur. Il fit le tour de la pièce, éteignit les deux lampes et alluma des bougies. Tout était prêt. Il avait encore le temps de monter boucler une valise et de réserver deux places pourle vol du lendemain à destination de Reno. Le décor était planté, et il nourrissait de grands espoirs. Quant au maudit collier, il reposait toujours dans le tiroir, où il avait l'intention de le laisser au moins pendant les dix années qui suivraient leur mariage. La seule chose qui pouvait aller de travers, à présent, aurait été qu'il fût parvenu à la mauvaise conclusion : Savannah l'appréciait, elle lui était reconnaissante, mais elle ne l’aimait pas. Il l'entendit descendre l'escalier et alla à sa rencontre, anxieux comme un enfant.

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Savannah traversa le corridor du rez-de-chaussée comme si elle marchait dans un rêve. Un rêve merveilleux, un conte de fées dont tous les signes annonçaient une fin heureuse. Après avoir jeté son tailleur sur le lit, elle s'était douchée rapidement, puis massée avec une lotion corporelle, avant d'enfiler un short en velours rose pâle et un pull assorti. Les cheveux réunis en unequeue-de-cheval, elle avait choisi pour seul maquillage une touche de rouge à lèvres et vaporisé pour finir un peu d'Obsession sur sa poitrine. Tellement bien que lorsqu'elle avait jeté un dernier coup d'œil dans le miroir, elle n'avait pas reconnu l'adolescente incertaine qu'elle avait été naguère. — Tu es resplendissante ! lui lança Harry tandis qu'elle entrait dans le bureau et s'asseyait au bout du sofa recouvert d'un tissu écossais vert et bleu. Tu as faim ? — Je meurs de faim ! Harry ouvrit le carton et elle découvrit une immense pizza. Moitié nature, moitié pepperoni. — Tu ne trouves pas que l'on commence à s'encroûter, tous les deux ? demanda-t-elle en acceptant l'assiette qu'il lui tendait. On devrait peut-être essayer autre chose ? Champignons, bacon, anchois... — Hors de question ! Je suis intransigeant sur le choix de mes pizzas. Attends-moi, je vais chercherles verres. Elle le suivit des yeux lorsqu'il quitta la pièce, et elle sentit son cœur battre plus fort quand elle le vit revenir. Le sourire qu'il lui adressa la troubla infiniment. Espérant se donner une contenance, ellemordit rapidement dans sa pizza, puis elle se demanda si elle allait réussir à ne pas s'étrangler. — Ma grand-mère a encore téléphoné aujourd'hui, annonça Harry en servant le vin. Elle reste parfois des semaines sans donner aucune nouvelle, mais en ce moment, elle n'arrête pas d'appeler. Elle a une idée fixe. Je suis prêt à parier qu'elle va téléphoner à Jason, un de ces quatre matins, et elle va le rendre fou avec tous ses soupçons... — Des soupçons ? A quel propos ? demanda Savannah, heureuse d'engager la conversation, quel qu'en fût le sujet. Pourtant, réfléchit-elle rapidement, si les soupçons de la grand-mère de Harry concernaient le mariage supposé de son petit-fils, elle préférait encore parler de la pluie et du beau temps ! — C'est une longue histoire qui concerne une autre branche de ma famille, qui vit ici en Californie,répondit-il. La famille de mon oncle. Tu es sûre de vouloir connaître tous les mystères de la famille Coltons ? — Sûre et certaine, répondit-elle en se détendant un peu. Elle ne savait si elle retardait l'inévitable ou si elle avait peur qu'il n'y eût rien à éviter. Harry et elleallaient-ils seulement, une fois encore, partager leur dîner, discuter et se séparer avant de regagner leurs chambres respectives ? Elle regarda à la dérobée en direction du tiroir où reposait l'écrin. L'esprit un peu confus, elle déclara : — Est-ce qu'il est encore question du collier ? Franchement, Harry, tu devrais vraiment remettre ce bijou dans le coffre-fort... Tu ne peux pas savoir comme j'ai hâte de raconter cette histoire à mon amie Elizabeth. Tu sais, Elizabeth Bloomfield. Je serais curieuse de savoir si ce sont ses lointains ancêtres qui ont donné tant de fil à retordre aux tiens. Mais, s'il te plaît, mets ce collier à l'abri. — Comment sais-tu que je ne l'ai pas encore fait ? interrogea Harry. Il posa son assiette, alla chercher l'écrin, l'ouvrit et le posa sur la table où le bijou s'offrit à leurs yeux. Savannah déplaça aussitôt le carton de la pizza pour que le couvercle le cachât à sa vue. — Tu as raison, de toute façon, reprit-il. Je le rangerai après le repas. Ça te va ? — Parle-moi de ta famille, maintenant. J'ai lu des articles sur un certain Joe Coltons, sur ses affaires et ses œuvres de bienfaisance. Mais lui, je ne le connais pas vraiment. Cette histoire, c'est à

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propos de lui ? Joe Coltons ? — Oui, il s'agit de mon oncle Joe. En fait, il a toujours été pour moi un ami plus qu'un oncle. C'est un type bien. Savannah. Vraiment bien. Les yeux de Savannah s'arrêtèrent sur le carton de la pizza. Sachant ce qu'il dissimulait, elle n'arrivait pas à fixer son attention sur Joe Coltons. Elle interrompit Harrison. — Tu as dit que ton frère possédait le même collier parce que ton père avait fait diviser le premier bijou. Est-ce que Joe Coltons en a un aussi ? — Non, il n'y a que Jason et moi. Les deux veinards ! Quoi qu'il en soit, grand-mère n'arrête pas detéléphoner parce que Meredith, la femme de Joe, prévoit une fête grandiose pour le soixantième anniversaire de son mari. Tenue de soirée de rigueur, orchestre et tutti quanti ! — Qu'y a-t-il de si étonnant à ça ? — Rien, si tu ne t'appelles pas Sybil Coltons ! Je crois que ma grand-mère partage la passion de Lorraine pour les romans à énigme. Et puis, elle a pas mal de temps pour réfléchir. Je lui ai suggéré de prendre un amant pour se changer les idées. Elle m'a répondu de m'occuper de mes affaires, et a ajouté que rien ne me disait qu'elle n'en avait pas déjà un ! — C'est incroyable ! J'adorerais rencontrer ta grand- mère. Et j'aime déjà Lorraine. — Ne lui dis jamais ça ! répondit Harry en feignant d'être horrifié. Elle chérit l'idée qu'elle peut semer la panique dans le cœur de nous autres, simples mortels. Elle y réussit très bien, d'ailleurs. Quoi qu'il en soit... Savannah termina son verre de vin et le tendit à Harry pour qu'il le remplît de nouveau. Elle voulaitqu'il continuât à parler, et elle avait l'impression que lui aussi avait besoin de poursuivre cette conversation à bâtons rompus. Visiblement, tous deux avaient peur de quelque chose. Avait-il peur de la même chose qu'elle - peur de cette nuit, la dernière qu'ils allaient passer sous le même toit ? — Quoi qu'il en soit, reprit-il, cela fait longtemps que je ne suis pas allé au ranch des Coltons. D'abord, il y a eu mes études, et ensuite j'ai commencé à travailler. Et franchement, je dois avouer qu'ils sont si nombreux dans cette maison, avec les enfants qu'ils ont adoptés et ceux qu'ils accueillent provisoirement, qu'à une certaine époque, il y avait un peu trop de bruit et de bonne humeur à mon goût. — Est-ce qu'ils t'ont demandé pourquoi Annette et toi aviez rompu vos fiançailles ? demanda Savannah, presque sûre de connaître la réponse. — Oui, bien sûr. Et après ça, chaque fois que j'allais au ranch, je me retrouvais assis à table à côté d'une charmante jeune femme. Maintenant, je téléphone pour avoir de leurs nouvelles, mais je n'y vais plus. C'est sûrement pour cette raison que je ne vois pas très bien où grand-mère veut en venir avec ses supputations. Il faut dire qu'elle raffole des énigmes, et surtout de celles qu'on n'a jamais élucidées. Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main au sujet de l'assassinat des Kennedy, de Lincolnou de Martin Luther King ! Je dois reconnaître que je suis d'accord avec elle sur certains points, mais à mon avis, il n'y a aucun mystère au ranch des Coltons. Savannah reposa son assiette et s'essuya les doigts sur une serviette. — Tout ça m'a l'air un peu embrouillé... Harry lui sourit. — Tu sais, ma grand-mère a près de quatre-vingt-dix ans. Elle fume, elle boit, elle ne se gêne pas pour jurer s'il le faut, et son esprit est aussi vif qu'à vingt ans. J'ai très envie de te la présenter, Savannah. Savannah avait peine à en croire ses oreilles ! Harry souhaitait qu'elle rencontre sa grand-mère ! Elle sentit une bouffée d'espoir monter en elle. Mais le sourire de Harry s'effaça, et il la regarda quelques instants, les yeux plissés. — Ne crois quand même pas tout ce qu'elle dit. Ainsi, elle te parlera certainement d'Emily, l'une des filles de mon oncle et de ma tante. Il y a des années, Meredith et Emily ont été victimes d'un grave accident de voiture. Lorsqu'elle est revenue à elle, la petite a déclaré avoir vu deux Meredith :l'une gentille et souriante, l'autre méchante et sournoise. En fait, cela n'a rien d'étonnant. La gamine était certainement en état de choc, mais cela a frappé les esprits, car il faut bien dire que Meredith n'a pas toujours été très nette depuis l'accident.

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Savannah serra ses bras contre elle. — Cette histoire me fiche la frousse... Quel âge avait Emily, à cette époque ? — Je ne sais pas exactement. Dix, douze ans, à peu près. Elle avait été grièvement blessée. Grand-mère m'a dit qu'elle faisait encore des cauchemars à propos de l'accident. Et, toujours selon ma grand-mère, Meredith n'est plus la même depuis ce jour. Cette immense fête est pour elle une nouvelle preuve de la métamorphose de Meredith. — Pourquoi ? — Parce que, malgré tout l'argent dont ils disposent, et en dépit du niveau de vie qui pourrait être leleur, Meredith et Joe ont toujours préféré la simplicité et le naturel. Pour Meredith, si je me souviens bien, « fête de famille » rimait avec barbecue, enfants pieds nus et adultes qui chantent joyeusement en chœur. Or, la fête en question sera tout ce qu'il y a de plus mondain, manifestement : cartons d'invitation, robes de soirée... Le grand tralala, quoi ! Bref, cela suffit à ma grand-mère pour affirmer que Meredith n'est plus Meredith. Du reste, elle m'a encore téléphoné aujourd'hui pour me donner une nouvelle preuve de ce qu'elle avançait ! — Ah bon ! Quoi donc ? — Elle a téléphoné à Meredith pour accepter son invitation, et Meredith ne lui a pas demandé de nouvelles de son arthrite ! Savannah leva un sourcil et le regarda longuement avant de demander : — Eh bien, Harry ! Tout colle parfaitement ! Meredith a dû se cogner la tête dans l'accident, un accident de toute évidence causé par des extraterrestres voleurs de corps, comme il y en a tant en Californie, lesquels ont transformé, sous les yeux d'Emily, cette charmante maîtresse de maison inoffensive en un monstre organisateur de soirées ! C'est la seule explication. Cela m'étonne que ni ta grand-mère ni toi n'ayez envisagé cette possibilité. Harry fit la grimace. — Je vois que je ne pourrais pas te laisser seule avec ma grand-mère... Il est quand même étrange que Meredith n'ait rien demandé à propos de l'arthrite de grand-mère. Le seul qui ne soit pas capable d'entamer une conversation avec elle en lui posant une question sur son arthrite, c'est Jason.Tout cela parce qu'il est médecin, et que grand-mère a pour règle de ne jamais parler de sa santé avec un médecin ! Savannah se mit à rire, puis elle secoua la tête et termina son verre de vin. Elle comprit qu'elle avaitpeut-être bu trop rapidement. Sa tête lui paraissait incroyablement légère, et elle sentit ses forces l'abandonner. — Tu vas aller à cette fête ? demanda-t-elle. — Uniquement si tu acceptes de m'accompagner. Du pied, il repoussa la table tasse. — Tu as dit que tu voulais rencontrer ma grand-mère, poursuivit-il. Mes parents seront également là, ainsi que Jason, si toutefois nous arrivons à l'arracher à son service hospitalier. Savannah s'aperçut qu'elle se tordait nerveusement les mains, et elle s'arrêta immédiatement. — Tu veux... tu tiens vraiment à débarquer au ranch en compagnie d'une Hamilton ? Je ne crois pasque ce soit une très bonne idée. La grimace de Harry répondit à sa question. Et ce qu'il déclara ensuite combla toutes ses attentes. — Je n'y avais vraiment pas pensé, Savannah. Mais puisque tu en parles, c'est vrai, je préférerais arriver avec Mme Savannah Coltons plutôt qu'avec Mlle Savannah Hamilton. Pour la simple raison que je t'aime à la folie et que je te demande de m'épouser. Savannah frissonna de la tête aux pieds, comme si un vent froid avait envahi la pièce. — Tu m'aimes ? Tu... tu es sûr, Harry ? Il s'approcha doucement d'elle et elle sentit la chaleur de son corps l'envelopper. Ses tremblements s'apaisèrent tandis qu'elle plongeait son regard dans ses yeux verts émeraude et y découvrait une douceur merveilleuse. — Savannah, je crois que j'ai été amoureux de toi dès l'instant où tu es entrée dans mon bureau et que tu as de nouveau fait partie de ma vie. Et si ce premier instant n'avait pas suffi à me convaincre de mon amour, j'y ai cru totalement lorsque je t'ai vue venir vers moi à la pizzéria. Ton visage

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débarrassé de tout artifice resplendissait exactement comme à présent. Savannah, tu es la femme la plus honnête, la plus simple et la plus naturelle que je connaisse. Tu es la femme la plus totalement merveilleuse et la plus totalement généreuse. Et ta queue-de-cheval est excitante à en mourir ! Le vin... Les paroles de Harry... Savannah ne savait pas ce qui l'enivrait le plus. Elle essaya de protester. — Tu dis ça à toutes les filles que tu connais, non ? — Ne m'interromps pas, je n'ai pas terminé. Il glissa sa main derrière sa nuque et l'attira doucement vers lui. — Je crois que je mérite une médaille pour les deux semaines qui viennent de s'écouler. Je voulais te laisser du temps. Du temps pour que tu oublies ce que Sam avait dit sur toi, du temps pour que tu comprennes que j'attendais davantage de toi qu'une ridicule occasion de me venger... Du temps, enfin, avant de te dire ce que j'éprouve pour toi. Ai-je attendu assez longtemps, Savannah ? Est-ce que tu me crois ? Tu me crois, quand je dis que je t'aime ? — Bien sûr, Harry ! Je te crois parce que moi aussi, je t'aime ! Je crois que je t'ai toujours aimé... Il la prit dans ses bras et la dévora des yeux, sans un mot. Il attendait, elle en était sûre, qu'elle lui réponde par un sourire, qu'elle glisse ses bras autour de lui. Il attendait qu'elle réponde « oui » à la question qu'il ne lui avait pas encore posée. Et à toutes les questions qu'il allait lui poser. Alors, elle laissa s'exprimer son désir. Nouant ses mains derrière son cou, elle l'attira vers elle, jusqu'à ce que leurs bouches se rejoignent, jusqu'à ce que leurs souffles s'unissent. Elle l'attira suffisamment près pour que plus rien ne pût les séparer : ni le passé, ni Annette ni Sam. Seul comptait désormais l'instant présent, et c'est avec passion qu'elle s'abandonna. Comme il l'avait fait deux semaines auparavant, Harry souleva Savannah dans ses bras et se mit à gravir l'escalier. Parvenu sur le palier, il gagna sa chambre, il l'emmena avec lui, l'embrassa, murmura au creux de son oreille les mots qu'elle attendait avec une telle ferveur... Je t'aime, mon amour... Pour toujours. La soirée était avancée et la chambre baignait dans les lueurs du soleil couchant. Avec des gestes désordonnés, ils s'étaient dévêtus, et Savannah perçut le contraste entre la fraîcheur des draps et la chaleur du corps de Harry pressé contre le sien. Il l'embrassa, d'abord doucement, puis avec passion. Il l'embrassa de façon câline, puis ardemment, légèrement, jusqu'au moment où son esprit flotta dans le vide. Ivre d'un plaisir qu'elle découvrait avec émerveillement, elle finit par ne plus savoir qui elle était, où elle était et comment elle était arrivée là. Tout ce qu'elle savait, c'est que Harry la serrait contre son cœur, qu'il la caressait et qu'il l'aimait. Ses mains parcouraient son corps, le faisant vibrer, l'éveillant à des sensations qu'elle n'avait jamaisressenties auparavant. Elles lui faisaient découvrir le bonheur d'être une femme, une femme ardemment aimée d'un homme. Ses seins frémirent, et il les caressa tendrement. Avec ses mains, d'abord, puis avec ses lèvres. Elle se serra alors contre lui, glissa ses mains le long de son dos et embrassa son cou et ses épaules.Elle voulait se fondre en lui. Ne faire plus qu'un. Elle n'éprouvait aucune crainte, et la douleur qu'elle ressentit lorsqu'il la pénétra la transperça si rapidement qu'elle en eut à peine conscience. Harry l'aimait. Harry était en train de lui faire l'amour. Et elle lui rendait son amour avec la même intensité. — Regarde-moi..., murmura Harry. Elle dut faire un effort pour répondre à sa demande. Elle découvrit alors son visage au-dessus du sien. Il la regardait avec un tel émerveillement qu'elle eut la conviction inébranlable qu'elle pouvait lui rendre son regard, lui ouvrir son cœur et son âme, se donner complètement à lui et puiser en lui. — Pour toujours, souffla-t-elle contre ses lèvres. Pour toujours, Harry. — Pour toujours, Savannah, promit-il. Alors il pressa sa bouche contre la sienne, et sa langue l'envahit, accordée au rythme de son corps puissant. Il bougeait avec elle, il bougeait en elle, leurs corps disaient bien plus que les mots. Ils scellaient une promesse. La promesse de l'éternité.

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Harrison s'éveilla lentement, jeta un coup d'œil à son réveil posé à côté du lit et eut peine à croire qu'il n'était que 8 heures du matin. Son esprit s'éclaircit et il comprit que la lumière filtrait à travers les rideaux. Il grimaça. 8 heures du matin ! Ils s'étaient endormis l'un contre l'autre et n'avaient pas bougé. Savannah dormait blottie contre son épaule. Il inclina la tête, embrassa sa chevelure d'un blond cendré puis son front. Elle soupira légèrement, sourit du fond de ses rêves et resserra son étreinte autour de sa taille. Comme il l'aimait ! Ils avaient parlé la moitié de la nuit, et avaient fait l'amour pendant l'autre moitié. Ils avaient pris la décision de se marier. Sans plus tarder. Mais ils n'utiliseraient pas la licence de mariage entachée de mauvais prétextes qu'ils avaient demandée deux semaines auparavant. Ils se rendraient d'abord à Reno. La famille de Harrison insisterait certainement pour organiser une immense réception, et peut-être même une autre cérémonie de mariage. D'avance, Harry et Savannah étaient d'accord. Mais ils voulaient, ils avaient besoin d'être mariés sans plus tarder. Harrison cligna des yeux, et, soudain, tout lui revint à la mémoire. Il avait réservé deux places sur le vol de midi à destination de Reno ! Comment avait-il pu l’oublier ? Il s'écarta doucement de Savannah, déposa un autre baiser sur ses lèvres pulpeuses. Puis il prit quelques vêtements et se dirigea vers la douche. Ses valises étaient prêtes depuis la veille, et si Savannah n'avait pas le temps de préparer les siennes, il lui achèterait tout ce dont elle avait besoin à Reno. N'était-il pas prêt à lui offrir la lune, si elle le demandait ? Les cheveux encore mouillés après la douche il se pencha sur le lit et fit glisser son doigt le long dela joue de Savannah. — Savannah... Madame Coltons, il est l'heure. L'instant d'après, les yeux bleus de Savannah s'ouvrirent et le dévisagèrent. Elle se tourna sur le doset lui sourit. — « Madame Coltons » ? Je crois que je vais m'y habituer... — Tu as intérêt, parce que tu risques d'entendre souvent ce nom au cours des cinquante prochaines années Il faudrait que tu te lèves et que tu prennes ta douche Nous devons aller à l'aéroport pour prendre notre avion et officialiser tout ça. — Quelle... quelle heure est-il ? demanda-t-elle en se tournant vers le réveil. Bon sang ! Déjà 8 h 30 ! Tu n'aurais pas pu me réveiller plus tôt ? Il faut que je prenne ma douche, que je m'habille... Mes cheveux doivent être horribles, ma valise n'est pas faite ! Harry, comment as-tu pu me laisser dormir ? Elle le martelait gentiment de coups de poing en répétant qu'elle n'avait rien à se mettre pour un mariage. Les draps dévoilèrent sa poitrine dénudée et il appuya sa tête entre ses seins, riant au contact de la chaleur de son corps. — Si tu continues à gigoter comme ça, je vais t'empêcher de sortir de ce lit avant une bonne semaine, et tu n'auras plus à te soucier de ce que tu dois porter. — Tu es en train de me dire que je suis irrésistible, c'est ça ? Je crois que ça me plaît. — Non, tu n'es pas irrésistible. C'est plutôt que je suis insatiable. Une malédiction, je crois... Il arracha les draps et posa la main sur son sein. De son pouce, il excita le mamelon. — Je vais être courageux, je vais apprendre à vivre avec cette malédiction. Tu es d'accord ? La réponse qu'elle lui donna était dépourvue d'ambiguïté. Une heure plus tard, Harrison se trouvait dans la cuisine. Il était en train de laver la vaisselle lorsque la sonnette de la porte d'entrée retentit. Il se dirigea vers le hall et sourit en entendant couler la douche au premier étage. Le bruit s'arrêta au moment où il ouvrit. — Oui ? demanda-t-il sans regarder qui se trouvait sur le pas de la porte. Son esprit et son cœur se trouvaient au premier étage. — Bonjour, Harrison. La voix le ramena brusquement à la réalité. Interdit, il regarda Annette Hamilton-O'Meara s'avancer dans le hall. Il n'eut même pas le temps de réagir et de claquer la porte sur son beau visage

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souriant. Annette était plus petite que Savannah, plus ronde, aussi. Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui s'habillent avec recherche et s'imposent par une certaine prestance. Son épaisse chevelure noire était relevée en une coiffure simple, son maquillage était parfait et ses yeux bleus brillaient de perfidie contenue. Autrefois, un seul de ses regards aurait suffi pour que le jeune Harrison perdît tous ses moyens. A présent, il était rongé d'envie de botter ses fesses rebondies, de la jeter dehors sans autre forme de procès et de refermer la porte. — Nous avons quelques affaires à régler, il me semble, dit-elle en traversant le hall d'entrée et en jetant un coup d'œil autour d'elle. Elle pivota sur ses talons hauts et le toisa, les yeux plissés. — Crois-tu vraiment m'avoir convaincue, hier ? Tu as dit que ma sœur et toi, vous étiez... liés. Harrison, voyons ! Si tu croyais me rendre jalouse, c'est vraiment que tu ne me connais pas. Franchement, Savannah ? Tu ne peux pas sérieusement la trouver... attirante. — Va-t'en, Annette, dit-il en désignant du doigt la porte restée ouverte. S'il te plaît, va-t'en le plus loin possible d'ici ! Je ne veux pas que Savannah te voie. A peine avait-il prononcé ces mots qu'il mesurait l'erreur qu'il venait de commettre. — Alors, elle est ici ? Papa me l'avait dit, mais je ne le croyais pas. Oh ! Harrison, c'est écœurant... Tu ne pouvais pas m'avoir, et tu as donc choisi de coucher avec ma doublure ? C'est plus qu'écœurant, c'est minable ! Cela ne te suffit pas d'attaquer papa comme tu l'as fait ? Il fallait qu'en plus tu séduises ce garçon manqué ! Tu me dois des excuses, Harrison. Harrison détailla Annette pendant un long moment, à la recherche de quelque ressemblance avec Savannah. Il comprit que si Annette possédait une certaine beauté, celle-ci n'était que superficielle. Savannah, en revanche, était belle moralement et physiquement. — Tu sais, Annette, dit-il en marchant vers le bureau pour finir de débarrasser la table, tu as raison, je te dois quelque chose, mais ce ne sont pas des excuses. Je te dois tous mes remerciements pour m'avoir montré, il y a six ans, et aujourd'hui encore, qui tu étais vraiment. Tu n'es pas quelqu'un de bien, Annette. Sam est peut-être responsable de ça, mais tu es adulte, à présent, et cela ne dépend plus que de toi. — Oh, tu me fais peur, Harry ! Je tremble ! répondit Annette, sarcastique. L'ayant suivi dans le bureau, elle jeta son sac sur le canapé et regarda avec dégoût les restes de leur dîner. — Qu'est-ce que c'est, Harrison ? Les vestiges d'un petit repas de fête célébrant l'humiliation de mon père ? Une scène de séduction, peut-être ? Les deux ? — Tu ferais mieux de partir, Annette, ordonna Harrison. Il se sentait sur le point de l'attraper par le bras et de la jeter dehors. Il ne voulait pas que Savannah apprît qu'elle était là. Et il ne voulait pas non plus que Savannah fût soumise à la langue de vipère d'Annette, à ses remarques horriblement insultantes. — Je ne partirai pas avant d'avoir vu ma sœur. Elle s'assit sur le canapé et croisa les jambes, visiblement décidée à ne pas bouger d'un millimètre. — Il faut que je la mette en garde contre toi, reprit- elle, car tu la manipules. N'est-ce pas, Harrison ? Tu l'as utilisée pour découvrir les difficultés de l'entreprise de papa, et tu la tiens à l'écart de la famille pour que nous ne puissions pas lui parler et lui expliquer ce que tu trames. — Il me semble que tous les deux, vous avez bien réussi à lui expliquer les choses, répliqua Harrison. Il attrapa le carton de la pizza et l'emporta dans la cuisine. — Au fait, lança-t-il à brûle-pourpoint, comment va ton œil ? Très seyant, ton hématome ! Il jeta le carton dans la poubelle, et décida qu'Annette suivrait le même chemin si elle n'avait pas disparu lorsqu'il retournerait dans le bureau. Lorsqu'il revint, elle se tenait debout devant le miroir accroché au-dessus de la cheminée. L'écrin de velours caché par le carton de la pizza était à présent ouvert sur la table basse, et les saphirs des Coltons entouraient le cou de la jeune femme. Pire encore, Savannah se tenait à la porte. Elle regardait sa sœur, le visage si pâle que Harrison

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redouta de la voir s'évanouir. Il alla droit vers elle, passa son bras autour de sa taille et l'attira contre lui. — Ne t'inquiète pas, Savannah. J'ai appelé la fourrière, elle sera bientôt partie. Pleine de suffisance, Annette fit face au jeune couple. Avec une moue de mépris, elle déclara : — Bien, je vois que les comploteurs sont réunis. J'ai tout entendu, Harrison, tu n'es pas drôle ! Je crois que j'ai eu de la chance, car ce sont des faux, n'est-ce pas. Harrison ? Tu as offert de la pacotille à Savannah, tu l'as séduite avec de vulgaires cailloux ! C'est àmourir de rire. En tout cas, ça ne gâche pas ma journée. Harrison regarda Annette, dont la couleur des yeux aurait dû être avantagée par le collier de saphirset de diamants. Pourtant, les saphirs, toujours si lumineux dans leur écrin de velours, paraissaient sombres, presque noirs. Le teint d'Annette, d'un blanc si crémeux d'ordinaire, paraissait terreux, et son fard, censé dissimuler le bleu autour de son œil, jetait une teinte verdâtre, comme si elle s'était maquillée dans l'obscurité. Annette dégrafa le ras du cou, ramassa son sac à main et, comme si elle jetait quelque rebut, laissa dédaigneusement tomber le bijou dans la main de Harrison en passant devant lui. Ensuite, elle s'arrêta devant Savannah. Ses paroles claquèrent comme un coup de fouet. — Il m'a appartenu avant toi, n'oublie pas. Courageusement, Savannah lui fit face. — Il ne t'a jamais appartenu. Personne n'a de titre de possession sur personne. Ce qu'on retire des gens est égal à ce qu'on leur donne. Harry m'a donné son amour, et je lui ai donné le mien. Librement, sans entraves, sans attendre autre chose en échange. Annette, je suis désolée pour toi : tuas perdu, et je crois bien que tu perdras toujours. Harrison inclina la tête et regarda s'éloigner Annette dont l'apparence mondaine venait de craquer. Avec dédain, elle quitta la maison, en faisant claquer méchamment ses talons sur le parquet. Savannah prit alors une profonde inspiration, avant d'expirer lentement. Ensuite, elle se dressa sur la pointe des pieds et embrassa Harrison à pleine bouche. — Eh bien ! C'était passionnant... On y va, maintenant ? demanda-t-elle, les yeux brillants d'amour. — Bientôt, mais pas tout de suite, répondit Harrison en montrant le collier. Les rayons du soleil qui traversaient la baie vitrée accrochaient si bien les joyaux qu'ils scintillaientde tous leurs feux. — Je veux que tu portes ce collier. Elle recula, soudain effrayée : — Non, Harry, pas moi ! Ce collier me fait peur ! — Les pierres avaient l'air terrible, sur elle, tu ne trouves pas ? ajouta Harrison en faisant un pas vers Savannah tandis qu'elle reculait de nouveau. Les pierres ne l'avantageaient pas du tout, bien au contraire. Curieux ! Dieu sait pourtant que je ne crois pas à cette vieille légende. Tu y crois, toi ? — Harry, nous allons manquer notre avion, persista Savannah. Elle ne quittait pas des yeux le collier qu'il agitait devant elle. — Tu as peur, Savannah, constata Harry avec surprise. Tu as peur de ces pierres. Elle passa sa langue sur ses lèvres. Puis elle regarda Harrison. — Je... je suis descendue plusieurs fois la nuit quand tu dormais pour le regarder. Je ne l'ai jamais essayé. Son regard évita Harry, une fois de plus. — Harry ? reprit-elle. Et si le collier faisait le même effet sur moi que sur Annette ? Que ferions-nous ? — Nous pourrons toujours l'enterrer dans le jardin, sous les rosiers, suggéra Harrison en haussant les épaules. Il tenait les deux extrémités du collier et s'avançait vers Savannah une fois de plus. — Tu sais, ma chérie, je commence à me demander s'il est si absurde de croire en cette histoire. Cette légende me semblait totalement rocambolesque, auparavant, mais ce n'est plus le cas maintenant. Et je parie que ce collier va être fier de se retrouver autour de ton cou. — Tu paries gros, Harry, le prévint Savannah avant de hausser les épaules. Mais puisque tu y

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tiens... vas-y. Pour ma part, je me suis posé suffisamment de questions. Elle lui tourna le dos et souleva ses cheveux. Harrison hésita une seconde, se demandant s'il ne faisait pas une erreur : Savannah semblait en effet attacher de l'importance à cette légende. Puis il lui passa résolument le collier autour du cou et,les mains posées sur ses épaules, il la conduisit devant le miroir. Il s'aperçut qu'elle avait fermé les yeux, et il fut ému en la voyant se mordre les lèvres tandis qu'ellepuisait en elle le courage d'ouvrir les yeux. — Magnifique ! S’exclama-t-il. Absolument magnifique ! Savannah tourna la tête vers lui, les yeux toujours clos, puis elle les ouvrit lentement et regarda vers le miroir. Elle vit alors ce qu'Harrison voyait. Elle vit ses mains posées délicatement sur ses épaules. Elle vit l'amour dans ses yeux. Et elle vit que lui aussi était subjugué. Mais, plus important encore, son regard était subjugué par les saphirs, d'un bleu si pur et si profondqu'ils captaient toute la lumière. Elle vit combien elle était jolie, encore plus jolie que le collier qui avait attendu si longtemps pour briller de tous ses feux. — Je t'aime, Savannah, future madame Coltons, dit Harrison en la faisant pivoter dans ses bras pour l'étreindre passionnément. Je n'avais pas besoin de cette légende pour savoir que tu étais la femme qu'il me fallait, ni pour comprendre que je suis le plus heureux des hommes ! — Tout est bien qui finit bien ! Soupira Savannah en riant. Elle glissa ses bras autour de son cou et l'attira vers elle. — Tu ne peux pas savoir combien je t'aime, Harrison Coltons !