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4KAIER AR POHER N° 33 – Juin 2011 Les légendes thébaines aux sources du roman arthurien Les légendes thébaines aux sources du roman arthurien Les légendes thébaines aux sources du roman arthurien Les légendes thébaines aux sources du roman arthurien III III III III ˀ Les mystères de Calydon Les mystères de Calydon Les mystères de Calydon Les mystères de Calydon Goulven PÉRON n retrouve chez à peu près tous les auteurs arthuriens du Moyen-Âge les preuves de leur connaissance plus ou moins parfaite des légendes anti- ques. D’ailleurs il est aujourd'hui évident que l'histoire merveilleuse du roi Arthur a largement profité des exploits d'Hercule et que celle de Tristan se résumerait à peu de chose sans les emprunts innombrables aux légendes de Thésée et de Bacchus. Tout cela place le centre de gravité du monde arthurien assez loin de la Bretagne puisque les exploits de ces modèles fameux se situent souvent dans les environs de Thè- bes. Mais nous ne pouvons laisser de côté une autre ville d'importance, où se sont déroulées des aventures fabuleuses qui ont, elles aussi, servi de modèles aux ro- manciers médiévaux. Il s'agit de Calydon, ville de rois, de princesses et de héros, située à deux cents kilomètres à l'Ouest de Thèbes. Chez les auteurs antiques, Caly- don est avant tout le royaume d'Œnée dont les enfants Tydeus, Meleagre et Deianire apparaissent régulièrement dans les histoi- res concernant Thésée et Hercule, et se trouvent liés par contrecoup à la légende arthurienne. 1 Concernant les liens entre les noms d'Arthur et d'Arcturus, liens que nous avons déjà évoqués, Jacques Chocheyras, professeur à l'Université de Grenoble 3, nous fournit un complément d'information : « La Grande-Bretagne a-t-elle conservé des traces d'Arcturus comme origine possible du nom d'Arthur ? Il le semble bien, du moins en Ecosse. On trouve en effet en 1513, dans l'Aeneis, la première traduction en vers de Virgile en anglais, due au poète écossais Gawin Douglas (1475?-1522?) l’expression Arthur's hufe, c'est-à-dire Arthur's haunt, l'esprit d Arthur, pour designer l'étoile ou la constellation » (Sur le nom d Arthur, Bulletin Bibliographique de la Societe Internationale Arthurienne, Vol.LIII, 2001, p.375). O Hercule et Deianire par Jan Gossart – 1517 Institut Barber des Beaux-Arts Université de Birmingham Wikimedia Commons CALYDON
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III – III ––– Les mystères de Calydon Les mystères de ...

Jun 19, 2022

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4■ KAIER AR POHER N° 33 – Juin 2011

Les légendes thébaines aux sources du roman arthurienLes légendes thébaines aux sources du roman arthurienLes légendes thébaines aux sources du roman arthurienLes légendes thébaines aux sources du roman arthurien

III III III III Les mystères de Calydon Les mystères de Calydon Les mystères de Calydon Les mystères de Calydon Goulven PÉRON

n retrouve chez à peu près tous les auteurs arthuriens du Moyen-Âge les preuves de leur connaissance

plus ou moins parfaite des légendes anti-ques. D’ailleurs il est aujourd'hui évident que l'histoire merveilleuse du roi Arthur a largement profité des exploits d'Hercule et que celle de Tristan se résumerait à peu de chose sans les emprunts innombrables aux légendes de Thésée et de Bacchus. Tout cela place le centre de gravité du monde arthurien assez loin de la Bretagne puisque les exploits de ces modèles fameux se situent souvent dans les environs de Thè-bes. Mais nous ne pouvons laisser de côté une autre ville d'importance, où se sont déroulées des aventures fabuleuses qui ont, elles aussi, servi de modèles aux ro-manciers médiévaux. Il s'agit de Calydon, ville de rois, de princesses et de héros, située à deux cents kilomètres à l'Ouest de Thèbes. Chez les auteurs antiques, Caly-don est avant tout le royaume d'Œnée dont les enfants Tydeus, Meleagre et Deianire apparaissent régulièrement dans les histoi-res concernant Thésée et Hercule, et se trouvent liés par contrecoup à la légende arthurienne.

1 Concernant les liens entre les noms d'Arthur et d'Arcturus, liens que nous avons déjà évoqués, Jacques Chocheyras, professeur à l'Université de Grenoble 3, nous fournit un complément d'information : « La Grande-Bretagne a-t-elle conservé des traces d'Arcturus comme origine possible du nom d'Arthur ? Il le semble bien, du moins en Ecosse. On trouve en effet en 1513, dans l'Aeneis, la première traduction en vers de Virgile en anglais, due au poète écossais Gawin Douglas (1475?-1522?) l’expression Arthur's hufe, c'est-à-dire Arthur's haunt, l'esprit d Arthur, pour designer l'étoile ou la constellation » (Sur le nom d Arthur, Bulletin Bibliographique de la Societe Internationale Arthurienne, Vol.LIII, 2001, p.375).

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Hercule et Deianire par Jan Gossart – 1517

Institut Barber des Beaux-Arts Université de Birmingham

Wikimedia Commons

CALYDON

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Un héros invincible trahi par sa femme On avait fini par croire Hercule invincible et pourtant les anciens grecs font périr de mort violente le célèbre vainqueur des douze travaux. Bien sûr, cette mort ne pouvait être que la conséquence d’une trahison et, qui plus est, causée par la personne qui lui était la plus intime, c’est-à-dire sa propre épouse, Deianire, fille du roi de Calydon. Qu'en fut-il d’ailleurs de son alter ego breton ? Vers 1138, Geoffroy de Monmouth à qui l’on doit la véritable naissance de la légende arthurienne, ne donne que peu d'indications sur les origines de Guenièvre, la femme d'Arthur, mais il la présente néanmoins comme un personnage trouble. En effet, dans l'Historia Regum Britanniae, Guenièvre est plus ou moins directement responsable de la fin d'Arthur. On y voit le roi traverser la Manche avec son armée afin de prendre possession de la Gaule défendue par les Romains. Et profitant de l’absence de son souverain, un seigneur nommé Mordret, avec la complicité de Guenièvre, prend le pouvoir sur l'île. Arthur laisse aussitôt le commandement des forces continentales au roi d'Armorique Hoël et retraverse la mer pour affronter Mordret. C’est le cadre de la bataille de Camblan où meurt Mordred et où finit aussi le règne d'Arthur. De même, Hercule était tombé par la « traîtrise » de Deianire. Ce fut lors de son escapade aux Enfers à la poursuite de Cerbère que le grand Hercule rencontra Meleagre2, fils d'Œnée, roi de Calydon. Meleagre envoyé dans l’Autre-Monde par sa propre mère, proposa à Hercule d'épouser sa soeur Deianeire nommée aussi « Calydonida »3. C'est ce que fit Hercule non sans avoir dû repousser préalablement un dangereux rival en la personne du dieu-fleuve Acheloüs. Deianire était en effet très convoitée. Un jour qu'Hercule et son épouse tentaient de traverser un fleuve du pays de Calydon, Deianeire fut enlevée par le centaure Nessus (fils d'Ixion et demi-frère de Perithous). Hercule la délivra et tua Nessus mais ce dernier, avant de mourir, donna à Deianeire un cadeau empoisonné – dans tous les sens du terme - qui allait causer la perte du héros, comme nous le conte Diodore : « Arrivé aux bords du fleuve Evénus, il rencontra le centaure4 Nessus, qui,

2 Ce nom de Meleagre/Meleagros, porté par le frère de Dejanire, épouse d'Herakles, a peut-être inspiré la forme Meleagant, qui désigne le personnage qui enlève Guenièvre dans Lancelot, Le chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, de même que Saint Léger (Leodegarius), évêque d'Autun, s'était vu emprunter son nom par un belligérant de la bataille d'Autun dans l'Historia Regum, avant d'être réutilisé sous la forme Leodagan comme roi de la Carmelide (Les Premiers Faits du roi Arthur). 3 Selon certains auteurs, Dejanire n'était pas la fille d'Œnée mais de Bacchus qui avait abusé de L'hospitalité du roi de Calydon en couchant avec sa femme. Pour se faire pardonner, Bacchus fit don à Œnée du secret de la vigne (c'est l'origine du nom Œnologie). 4 Le fait que Nessus et Achelous soient tous les deux des ravisseurs de la femme d'Hercule les font confondre assez

moyennant salaire, transportait les voyageurs d'une rive du fleuve à l'autre5. Ce centaure commença d'abord par transporter Déjanire, et, ravi de sa beauté, il entreprit de la violer. Déjanire implora le secours de son mari. Hercule lança un trait contre le centaure, qui, au milieu de l'action et en se mourant de la blessure, dit à Déjanire qu'il voulait lui laisser un philtre ayant la propriété d'empêcher Hercule de ne plus aimer aucune autre femme; que, pour cet effet, il fallait prendre son sperme, le mêler avec de l'huile et avec le sang qui découlait de la flèche, et en frotter la tunique d'Hercule. Il expira dès qu'il eut donné cette recette à Déjanire. Suivant le précepte de Nessus, elle recueillit dans un vase le philtre, et le garda à l'insu de son mari 6 ». Plus tard, Deianire voulut utiliser cette magie pour se garantir la fidélité de son mari, mais elle ne fit qu'assurer la vengeance posthume de Nessus : « Informée par Lichas que son mari était amoureux d'Iolé, [Deianeire] frotta cette tunique du philtre que le centaure Nessus lui avait donné pour se faire toujours aimer d'Hercule. Lichas, ignorant ce secret, apporta le vêtement pour le sacrifice. Hercule revêtit la tunique ointe, et bientôt, la force du poison septique venant à agir, il fut réduit à la dernière extrémité. »7. On ramena alors Hercule en bateau

souvent et Achelous est parfois, pour cette raison, présenté comme un centaure. 5 Le centaure aurait dit : « Je me charge, petit-fils d'Alcaeus, de déposer là-bas, sur la rive, celle que voici (…) Toi, tu en as la force, traverse à la nage » (Ovide, Metam., Livre IX) 6 Diodore, Livre IV. Voir aussi Ovide : « Et, teignant sa tunique de son sang encore chaud, il en fait don à la victime de son rapt comme d'un stimulant pour l'amour » (Ovide, Metam., Livre IX). 7 Diodore Livre IV – La mort d'Hercule à cause du manteau empoisonné est aussi contée par Ovide, dans ses Métamorphoses : « Incaluit vis illa mali, resolutaque flammis Herculeos abiit late dilapsa per artus » (le poison, dont la puissance était décuplée par les flammes se répandait à travers tout son corps). C'est d’ailleurs un autre point de comparaison entre Arthur et Hercule. Dans la Suite du Roman de Merlin,

La reine Guenièvere Par William Morris. 1858 Wikimedia Commons

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de l'île d'Eubée jusqu'en Thessalie où on le brûla jusqu’à ce que son corps fut emporté vers le ciel (et donc vers l'éternité) par les flammes de Vulcain8.

Excalibur : Une épée forgée au milieu des pommiers ? L'ingénieux Vulcain conduisit donc, selon Ovide, Hercule vers l’éternité. Ailleurs, Ovide le faisait mener vers les cieux par Jupiter en personne, à bord d'un char divin. Chez Geoffroy de Mon-mouth, dans la Vita Merlini, c'est Merlin qui, après l'ultime bataille, conduit le roi Arthur vers l'île d'Avalon, à bord d’une barque. Geoffroy de Monmouth nous dit aussi que l'épée d'Arthur, Caliburn (mieux connue aujourd'hui sous le nom d'Excalibur), avait été fabriquée sur cette même île d'Avalon. Cela semble un contresens évident lorsque l’on remarque que les légendes faisant de certaines îles les lieux où sont fabriquées les armes appartiennent au monde méditerranéen. Or ces îles méditerranéennes sont bien particuliè-res puisque ce sont des îles volcaniques dont les fournaises étaient assimilées à des forges gigan-tesques. Geoffroy a évidemment lu l'Eneide de Virgile et sait que, dans cette vaste épopée, les armes dont se sert l'armée d'Enée contre Turnus ont été forgées par Vulcain sur une de ces îles que l'on appelle « éoliennes », situées au large de la Sicile. Cette île s’appelle l’Île Volcano. Geof-froy sait aussi que ces armes, sous la plume de Virgile sont nommées « stricturae Chalybum » (Eneide, 8, 421). Et il n'y a pas loin de Chalybum à Caliburn9. La Suite Vulgate, comme nous l'avons déjà noté, évoque l'épée Marmiadoise, présentée comme bien meilleure qu'Excalibur, et qui fut aussi for-gée par Vulcain : « Et li contes dist que Ulcans forga l'espee, qui regna au tans Adrastus qui fut rois de

Morgane fait envoyer un manteau empoisonné à Arthur pour le faire assassiner mais la Demoiselle du Lac intervient et prévient Arthur à temps : « Cil mantiaus est de tel forche que ja nus ne l'afublera qu'il ne chiee mors maintenant qu'il l'avra mis a son col. Elle vaurra que vous l'affublés premiers pour vous occhire, mais gardés vous ent bien par mon conseil » (G. Roussineau, Suite du roman de Merlin, Droz, 2006, p.388). 8 « Interea quodcumque fuit populabile flammae Mulciber abstulerat » (Ovide, Métam. IX). Notons qu’avant de mourir, Hercule tue aussi Lichas, son meurtrier involontaire. Aucun des personnages (Nessus et Lichas) qui participent au plan diabolique ne survit donc à la mort du héros. Mordred ne pouvait donc pas survivre à la mort d’Arthur. 9 E.Faral avait déjà fait ce rapprochement. Voir Légende arthurienne, Etudes et Documents, t.II, Champion, 1929, p.266 - Plus loin, toujours lors de la guerre entre Enée et Turnus, Virgile parle encore des armes d'Abas, allié d'Enée, dont les armes sont aussi fabriquées sur l'île généreuse des Chalybes aux inépuisables mines d'acier : « Ilua trecentos insula inexhaustis Chalybum generosa metallis » (Eneide, 10, 174). Il s’agît ici de l’île d’Elbe. G. de Monmouth a donc, comme nous l'avons vu dans nos précédents articles, inventé son île d'Avalon en s'inspirant de la description de plusieurs îles : l'île de Sein, au large de la Bretagne, les îles Canaries, au large du Sahara et les îles de Vulcano et d'Elbe, dans la mer Tyrrhénienne.

Grece... »10. Adraste, roi d'Argos, avait marié une de ses filles à Tydeus, fils d'Œnée de Calydon qui portait cette épée en allant négocier la reddition de Thèbes avec Eteocle : « Ot Tideüs li fix au roi de Calcidoine le jour qu'il fist le message au roi Ethioclès de Thebes... »11. Les armes forgées, que ce soit l'épée Marmia-doise de la Suite Vulgate ou la « stricturae chaly-bum » de Virgile, étaient donc de préférence associées à des îles volcaniques. Dans ces condi-tions, on voit très mal ce paradis qu'était Avalon – île des pommiers ! - produire ce genre d'armes. Il est probable que Geoffroy de Monmouth, constatant que Vulcain avait emporté au ciel les cendres d'Hercule, a emprunté à Virgile l'idée de faire forger Caliburn sur une « île de Vulcain », mais ne pouvant raisonnablement pas mener un roi d’une telle renommée dans un lieu aussi in-confortable que pouvait l’être le coeur d'un vol-can, il a préféré métamorphoser cet enfer en un véritable paradis celtique. Ce qui n'empêchera d'ailleurs pas certains auteurs de montrer le roi Arthur soignant ses blessures sur les pentes d'un volcan en compagnie de la fée Morgen. Etienne de Bourbon, mort en 1261, plaçait par exemple le « purgatoire » d'Arthur sur l'Etna en Sicile, près de la ville Catane : « monte juxta Volcanum, ubi dicitur locus purgatorii, propre civitatem Cathenam » 12 . De même, vers 1190, Gervais de Tilbury disait avoir recueilli une tradition similaire en Sicile : « Il y a en Sicile une montagne, l'Etna brûlante de feux sulfureux, près de la cité de Catane (…) Les gens du peuple appellent cette montagne Mongibel. Les habitants de la région racontent que, sur ses flancs déserts le grand Arthur est à notre époque apparu. [On peut voir le roi] couché sur un lit d'une magnificence royale. […] Blessé dans un combat qu'il avait livré jadis contre son neveu Mordred et Childéric, le Duc des Saxons, il de-meurait là depuis longtemps, ses blessures se rouvrant tous les ans»13. Quant à Morgane, elle est nommé « la fada de Gibel » (fée de Gibel) dans le roman de Jauffré, « fée de Mongibel » dans le texte plus

10 Le livre du Graal, t.I, p.1107 11 idem, p.1107. Cet épisode apparaît aussi chez Diodore de Sicile : « Dans ce temps-là, Tydée, fils d'Œnée, ayant tué à Calydon Alcathoüs et Lycopée, ses oncles, se réfugia aussi de l'Étolie à Argos, Adraste les reçut bien tous deux et pour obéir à un oracle, il leur fit épouser ses filles. Il donna Argie à Polynice et Deïpyle à Tydée. Ces deux jeunes hommes s'étaient acquis une grande réputation et étant très bien auprès du roi, on dit qu'Adraste pour leur marquer son estime leur promit de les faire rentrer l'un et l'autre dans leur patrie. Voulant d'abord établir Polynice dans son royaume, il envoya Tydée en ambassade chez Étéocle pour lui parler du retour de son frère. On raconte que Tydée tombé dans une embuscade de cinquante hommes qu'Étéocle avait posés sur son chemin, les tua tous et que s'étant sauvé d'une manière si étonnante il revint à Argos. Adraste, apprenant cette trahison, se prépara à une expédition militaire » (Diodore, XXIL) 12 G. Milin, Bretagne et romantisme, UBO/CNRS, 1989, p.32. 13 « In Sicilia est mons Aetna, cujus exustus sulphurea fiunt incendia, in cujus confinio est civitas Catanensis (…) Hunc autem montem vulgares Mongibel appellant. In hujus deserto narrant indigenae Arturum magnum nostris temporibus apparuisse etc. (…) cum Modredo, nepote suo et Childerico duce Saxonum... » (idem, p.28)

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tardif du Chevalier au Papegau et est parfois identi-fiée à la fée Oriande qui vit à Mongibel, en Sicile, dans la chanson de Maugis d'Aigremont.

Erec le Grec 14 Si Geoffroy de Monmouth a emprunté à tour de bras des idées et des légendes à la Grèce, Chré-tien de Troyes n'a-t-il pas usé des mêmes métho-des pour écrire, trente ans plus tard, son Erec et Enide ou son Conte du Graal ? Certains détails fournis par l’auteur champenois lui-même et par ses continuateurs peuvent laisser penser qu’Erec doit beaucoup à Enée et que Perceval a parfois les traits du héros thessalien Perithous. Signalons d'abord que dans l'Erec en prose le grand-père d'Erec est dit d'origine grec-que : « Il fut vray que Lac et Dirat furent frères d'un pere et d'une mere, et avoient esté de la nacion de Grece, filz au roy Canan de Salengue15 ». La mère du héros est d'ailleurs nommée « la royne Crisea » (Ms.fr.112, p.122) ce qui n'est pas très loin du nom de la femme d'Enée dans l'Enéide, puis-qu'elle s'appelle Creüsa. Or dans le roman en prose, l'un des meilleurs amis et des plus fidèles alliés d'Erec, fils de Lac, s'appelle Hector16. Ce nom apparaît certes assez souvent dans la prose du 13e siècle mais l'on peut néanmoins mention-ner que, dans l'Enéide, Hector, le grand Hector, est le beau-frère d'Enée. Le roman d'Erec en prose semble en tout cas appuyer l'idée que l'Erec et Enide de Chrétien de Troyes a été inspiré en partie par l'histoire d'« Enée et Didon » telle que contée dans l'Enéide17. Dans le roman de Chrétien de Troyes, on croit d'ailleurs retrouver dans le combat que se livrent Erec, fils du roi Lac, et Yder (du gallois Edeyrn équivalent à notre Edern armoricain, latin Aeter-nus), la guerre menée jadis par Enée et Turnus. De même que l’on croit retrouver l’idée princi-pale du roman c'est-à-dire l'impossible récréance.

14 De même que nous n'avons pas discuté de l'épée Caledfwlch ni de la date des manuscrits gallois qui en font l'épée d'Arthur, Caliburn, nous ne discuterons pas ici de l'hypothèse faisant d'Erec un avatar du comte Waroch, roi du Bro-Erec au 6e siècle. La ressemblance entre Erec et le personnage de Waroch, mentionné par Grégoire de Tours dans son Historia Francorum, s'arrête de toute façon à cette identité de noms et à la mention de Nantes dans le roman d'Erec. 15 Dans le nom Salengue il faut sans doute voir la ville grecque de Salonique (le ms.DP donne « Taanam de Saloliqui », l.135). Source : Erec en prose, ms.fr.112 B.N., 14e siècle, éd. C.E.Pickford, 1968, p.154. 16 « Heret se remet en chemin, et chevauche au plus droit qu'il puet celle part ou il cuide trouver Hector » (Ms.fr.112, p.128) 17 B. Merdrignac nous rappelle que Wrdisten emprunte beaucoup à Virgile pour attribuer des qualificatifs aux Bretons et à l'un d'entre eux en particulier : le père de Guénolé, Fracan. Merdrignac fait aussi remarquer que dans les Généalogies Galloises, Gwenn Teirbron, que l'on connaît en Armorique comme épouse de Fracan, est présentée comme épouse de Eneas ledevic o Lydaw : « Enée le breton d’Armorique ». « Tout se passe donc comme si les les emprunts a l'Eneide dans la Vita du IXe siecle au lieu d'être de simples figures de style se referaient a ce surnom de Fracan » (Bernard Merdrignac, Les Vies de saints bretons durant le haut Moyen Age, éd O.F. Université, 1993, p.43)

Chez Chrétien de Troyes, Erec a épousé Enide et connaît une vie de couple tranquille : « Erec l'ai mait d'un si grand amour que les armes le laissaient indifférent et qu'il ne participait plus aux tournois » 18 , à tel point que les autres chevaliers commencent à trouver qu'il s'en-croûte. Un jour Enide lui avoue : « Dans ce pays, tous affirment (…) que c'est un grand dommage de vous voir délaisser vos armes. Votre renom en est dimi-nué19. » Aussitôt Erec se lève et repart « il ne sait où, à l'aventure »20. Il emmène Enide avec lui, ce qui est certes une dure épreuve pour elle. Cette histoire fait penser à celle d'Enée telle que contée par Virgile. Fuyant Troie où il a dû aban-donner sa femme Creüsa, Enée se retrouve à Carthage où la reine Didon l'accueille et lui offre son amour. Alors qu'Enée se plaît à vouloir vivre à côté d'elle, Mercure, le fils de Jupiter, vient le voir et lui rappelle que son destin est d'aller fon-der une nation en Italie. Alors Enée quitte Car-thage, abandonnant la belle Didon. Le motif du héros abandonnant sa vie tranquille pour repartir à l'aventure est donc commun à Erec et Enée et ce n'est sans doute pas un hasard si on retrouve mention d'Enée et de Didon dans le roman de Chrétien de Troyes. En effet, alors qu'il est hébergé par Guivret, Erec décide de retourner dans son pays et d'aller voir le roi Arthur : « C'est lui que je veux voir, à Roais21 ou à Carduel »22. Il s'en va donc, accompagné d’Enide, or cette dernière monte un palefroi aux caracté-ristiques curieuses. En effet, « sur les arçons tout en ivoire avait été gravée l'histoire d'Enée : comment il partit de Troie, comment il arriva à Carthage où Didon lui fit fête et le reçut dans son lit, comment Enée la trahit, etc. »23.

18 Erec et Enide, trad. J.M.Fritz, éd.Zink, 2008, p.69. 19 Idem, p.71. 20 Idem, p.75. 21 Il doit s'agir de Carhaix. Roais (variante Rohais) semblant être une contraction de Carouaise ou Carohaise, formes rencontrées dans la Suite Vulgate. C'est d'ailleurs dans cette ville qu'Erec et Enide finiront par rencontrer le roi Arthur (E&E, Ed.Zink, p.141). 22 Erec et Enide, trad. J.M.Fritz, éd.Zink, 2008, p.120. 23 Idem, p.121 : « Li arçon estoient d'ivoire/S'i fu antailliee l'estoire/Comant Eneas vint de Troie/Comant a Cartage a grant

Erec et Enide d'après le Roman de la Poire.

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Merlin de Thèbes Avant que ne débute la guerre entre Enée et Turnus 24 , ce dernier vient demander l’aide de Diomède, fils de Tydeus et petit-fils d'Oenée de Calydon, tant il est connu de par le monde qu'il est l’un des seuls guerriers capables de vaincre Enée. Lors de la guerre de Troie, à deux repri-ses, Diomède avait en effet blessé le héros de Virgile, mais chaque fois le Troyen s’était sauvé grâce à l'intervention de sa divine mère, Aphro-dite. Cependant, Diomède refuse cette fois la proposition de Turnus, jugeant son armée trop peu nombreuse, et ne voulant pas engager les soldats de son beau-père dans une guerre qu'il entrevoit coûteuse en hommes. On ne peut douter ici de la sincérité de Diomède. D’ailleurs, bien avant la guerre de Troie, Diomède avait déjà montré sa valeur lors de la seconde guerre de Thèbes.

joie/Dido an son lit le reçut/Comant Eneas la deçut/Comant ele por lui s'ocist » (vs.5337-5343, ed.Foerster, 1890) 24 Rappelons que les deux hommes se battaient pour les beaux yeux de Lavinia, fille de Latinus. Enée vaincra finalement Turnus et épousera la jeune femme. Enée avait eu un fils Ascagne qui lui même eut un fils nommé Silvius. Ce dernier donna naissance à Brutus, fondateur, selon l'Historia Brittonum et l'Historia Regum Britanniae, du royaume insulaire de Bretagne.

On se rappelle que les deux frères Polynice et Eteocle étaient entrés en guerre l'un contre l'au-tre. Le roi Adraste, accompagné de Tydeus de Calydon et de quelques autres avait mené l'assaut contre Thèbes. Cette première guerre fut un échec pour les assaillants. Tydeus de Calydon y laissa la vie. Et sur les sept chefs, seul Adraste parvint à s'enfuir. Des années plus tard, les fils des chefs morts à la bataille repartirent au combat : c'est le cadre de la seconde guerre de Thèbes. Accompagnant Adraste, Diomède était bien décidé à venger son père. Alcmeon qui menait l'attaque voulait aussi venger son père Amphiaraus tombé lors de la première guerre. Et la victoire revint cette fois aux assaillants. Thèbes tomba donc et les habi-tants prirent la fuite. Parmi les fuyards se trouvait le devin Tiresias, grand conseiller des rois de Thèbes depuis sept générations. Tiresias étant le plus grand devin de la mytholo-gie grecque, on serait étonné qu’il n’ait pas quel-que ressemblance avec le plus grand devin bre-ton, c'est-à-dire Merlin, dont le personnage a été initialement forgé dans les années 1130-1140 par Geoffoy de Monmouth à partir de plusieurs personnages distincts : le barde Myrddyn, le mage Ambrosius cité dans l'Historia Brittonum, le personnage de Merlin le Sauvage dont l'origine est discutée, ainsi que plusieurs légendes liées aux hommes sauvages des forêts. Le personnage de Merlin est donc, par définition, des plus com-plexes. Tiresias est aussi un personnage à multi-ples facettes et sur lequel des histoires divergen-tes ont existé. Retenons néanmoins ses prophé-ties lors de la naissance d'Hercule à Thèbes. Ce jour-là Amphitryon vient voir Tiresias et le devin lui explique que le nouveau-né est le fils de Jupi-ter 25 puis prédit la gloire future de l'enfant 26 ,

25 « Quand ensuite Amphitryon arriva, et qu’il vit que sa femme ne l’accueillait pas chaleureusement, il lui en demanda la raison. Et Alcmène lui répondit qu’elle l’avait déjà fait à son retour, le soir précédent, en dormant avec lui. Amphitryon se rendit alors chez le devin Tirésias, qui lui révéla que Zeus, lui-même, s’était uni à sa femme. » (Appolodore, II, 4, 8) 26 Ces prophéties se retrouvent chez Pindare : « A l'instant même il fait venir Tirésias, le sublime interprète des hauts desseins de Jupiter. Alors le devin annonce au roi de Thèbes et à la foule qui l'entoure les destinées de l'enfant héros qui vient de naître : Ils tomberont sous ses coups, s'écria-t-il, les monstres qui ravagent la terre et les mers. Les ennemis du genre humain, les tyrans orgueilleux et perfides recevront aussi la mort de sa puissante main ; et, dans cette lutte terrible, où, sous les murs de Phlégra, les dieux combattront contre les Géants révoltés, le héros percera de ses traits redoutables ces fiers enfants de la Terre et souillera leurs cheveux dans la poussière. Puis le devin ajouta : Arrivé enfin au terme de ses travaux, le fils d'Alcmène jouira d'une paix délicieuse dans les célestes demeures. » (Pindare, Néméennes).On retrouve les prédictions de Tiresias chez Théocrite. Le devin s'y exprime ainsi : « J'en jure par cette douce lumière qui depuis longtemps n'éclaire plus mes yeux, les femmes d'Achaïe, occupées le soir à faire tourner leurs rapides fuseaux autour de leurs genoux, charmeront leurs travaux en mêlant à leurs chants le nom d'Alcmène, et les Argiennes vous combleront d'honneur. Votre fils devenu homme, héros invincible, s'élancera vers la voûte étoilée après avoir détruit les monstres des forêts et fait tomber sous ses coups les guerriers les plus redoutables. Les Destins lui ont imposé douze travaux, après

Tirésias apparaît devant Ulysse pendant le sacrifice Heinrich Füssli, 1780-1785 Graphische Sammlung der

Albertina (Vienne) Wikimedia commons

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comme Merlin, présent lui aussi à Tintagel lors de la naissance d’Arthur 27 , prédit celle du roi breton28. De même, la mort de Tiresias est pro-che de celle de Merlin. Comme si ces deux de-vins, sans doute les plus fameux de la mytholo-gie, s’étaient trouvés incapables de prévoir leurs propres morts. Tiresias fut victime de la nymphe Telphoussa de la même façon que Merlin le fut de Viviane : Les Thébains, après avoir été vain-cus « quittèrent la ville. C'est à la nuit qu'ils arri-vèrent à la source appelée Telphoussa ; Tirésias but de son eau et en mourut. » (Appolodore, III, 7, 3).

La source du Graal La nymphe de Telphoussa avait tenté aussi, jadis, de tromper Appolon. Le Dieu le prit très mal et, de colère, il ensevelit la source sous des tonnes de rochers. Diane29 était pareillement susceptible.

lesquels, déposant sur le bûcher de Trachinie sa dépouille mortelle, il sera conduit au palais de Jupiter. Là, on le nommera gendre de ces mêmes divinités dont le courroux a tiré ces monstres de leur antre sauvage pour dévorer ce jeune enfant. Un jour viendra, où le loup affamé, voyant le faon timide couché dans sa tanière, n'osera lui faire de mal. » (Theocrite, Idylles) 27 C'est lui, par sa magie, qui permet à Uter de s'unir à Ygerne, en faisant prendre au roi Uter l’apparence de Gorlois, le mari d’Ygerne. 28 Car si Merlin, comme le démon qui l'avait engendré, voyait le passé (« lor art de savoir les choses qui estoient faites et dites et alees » (Merlin, éd.Micha, p.50), il avait reçu de Dieu, « Nostre Sire », le pouvoir de voir l'avenir : « li dona pooir et sens de savoir les choses qui estoient a avenir » (idem). 29 Nous ne ferons qu'évoquer ici le personnage de Diane et le lien existant avec la fée Viviane qui a déjà été étudié par différents auteurs. Nous laissons Gilles Roussineau résumer les principaux points : « Les deux suites du Merlin ont enrichi le personnage [de Viviane] en le plaçant sous le signe de Diane, la divinité sylvestre. Le rapprochement était explicitement suggéré par le Lancelot, le lac où [Viviane] établit sa demeure et où elle élève Lancelot étant appelé le Lac de Diane. A partir de cette donnée initiale, la Suite-Vulgate précise sans s'attarder que le père de Viviane s'appelait Dyonas et qu'il était le filleul de Diane.(...) La Suite du Merlin amplifie avec insistance les analogies entre Diane et [Viviane], qui, dès sa première apparition à la cour, est présentée avec les attributs de la déesse des bois : Et elle estoit viestue d'une roube verde assés courte et avoit pendu a son col un col d'ivoire, et tenoit un arc en sa main et une saiete, et estoit trop bien apparillie en guise de veneresse. Plus loin, elle est appelée la Damoisele Cacheresse [Chasseresse]. Comme la farouche Diane-Artemis, elle veut rester vierge et ne se plaît qu'à la chasse : Tant li plaist la cacherie des forés et tant s'i delite que elle ne vaut onques avoir ne ami ne baron, ains s'gabe quant on en parole a li. » (XXIV-XXV La suite du Roman de Merlin, G.Roussineau, Droz, 1996). Il n'y a pas grand chose à ajouter

Un jour, pour punir les habitants de Calydon de ne pas l'avoir suffisamment honorée, la déesse envoya un sanglier géant dévaster les environs de la cité. Selon Ovide, Thésée et Perithoüs participèrent ensemble à la chasse du « sanglier de Calydon ». Thésée était même, selon cet auteur, le plus grand des héros présents lors de cette aventure. Le personnage de Perithoüs que l'on voit accompagner Thésée présente quelques traits de Perceval. Comme le héros breton, il avait perdu son père, Ixion30, assez jeune. Ixion, n'ayant aucun respect pour les dieux, avaient voulu abuser de la déesse Junon. Il fut pour cela condamné par Jupiter aux souffrances éternelles. Perithoüs avait hérité du caractère de son père et était de même un contempteur des dieux, ce qui le rendait brusque dans ses relations avec les « immortels ». Il ne respectait pas plus ses compatriotes grecs et c'est ainsi qu'il voulut un jour défier Thésée, nouveau roi d'Athènes. Mais après avoir combattu le vainqueur du Minotaure, et constaté sa grande valeur au combat, Perithoüs devint son plus fidèle allié et son ami. Chez Chrétien de Troyes, Perceval ignore aussi la puissance du Dieu unique des Chrétiens. Sa mère doit même lui expliquer ce qu'est un monastère et même ce qu'est une église 31 . Et lorsqu'il semble avoir appris et devenir véritablement chrétien, il replonge dans l’incroyance : « cela fait cinq années entières, avant qu'il n'entrât dans une église. Il n'adora Dieu ni sa Croix... » Et les chevaliers qu'il rencontre lui font la morale : « C'est une faute grave de porter les armes le jour de la mort de Jesus Christ ». Ovide, dans les Métamorphoses, raconte ceci au sujet de Pirithoüs et Thésée : les « iuvenes » (les jeunes gens), accompagnés de Lelex, oncle de Thésée, rentrent de Calydon lorsqu'ils arrivent devant le fleuve Achelous32 qui est en crue. Le

tant est clair ici l'emprunt aux textes antiques. Notons seulement pour notre part que Diane était une demi-soeur d'Hercule, car fille de Jupiter et de Leto. Viviane-la-fée était aussi parfois présentée comme demi-soeur d'Arthur. 30 Comme Thésée, présenté à la fois comme fils d'Egée et de Poséidon, Perithous est présenté comme fils d'Ixion mais aussi parfois de Jupiter et de Dia : « Pirithous ex Dia Deionei filia », Hygin, CLV, in « Iovis Filii ». 31 « Mere, fait il, que est une eglise ? » (Le conte du Graal, v.537)... « Et mostiers qu'est ? - Filz, ce meïsme/Une maison bele et saintime/Et de cors sainz et de tressors » (idem, v.541-543) 32 Est-ce le fleuve Achelous que mentionne G. de Monmouth

Sarcophage représentant la chasse au sanglier de Calydon. Marbre de Proconnèse, œuvre romaine. Wikimedia commons

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Dieu-fleuve Acheloüs apparaît sous sa forme humaine, et les accueille en sa demeure, leur offrant le gîte et le couvert. Il leur raconte aussi des légendes locales mettant en évidence la toute puissance des dieux. Pirithoüs, habitué à agir follement, lui rétorque que ces légendes ne sont que des histoires juste bonnes à émerveiller les enfants : « Ton récit n'est qu'une invention et tu exagères, Achélous, la puissance des dieux »33 (Ovide, Métam., VIII). Thésée et Lelex font part de leur désaccord car, comme le dit Ovide, « tous restèrent frappés de stupeur et désapprouvèrent de tels propos » (idem, VIII). Si bien que le Dieu-Fleuve de Calydon, fort de cet appui, se retrouve à nouveau dans des dispositions d'ouverture. Il raconte alors l'histoire d'Erysichton et de sa fille Mnestra. Puis, comme le dieu-fleuve soupire, Thésée lui demande : « Pourquoi ce gémissement, et cette mutilation du front du dieu ? » (Métam., IX). Et Acheloüs d'avouer qu'il fut blessé jadis par Hercule, lors d'un combat pour les beaux yeux de Deianeire. Acheloüs avait combattu contre le héros, d'abord sous sa forme humaine, puis sous la forme d'un serpent, et enfin sous celle d'un taureau. Il fut battu par Hercule sous ces trois aspects et se fit même, sous cette dernière forme, arracher une des cornes qui lui donnaient son pouvoir: « Si dure que fût ma corne, sa main barbare, profitant de ce qu'elle la tient, la brise et l'arrache de mon front désormais mutilé. Les naïades la remplirent de fruits et de fleurs et la consacrèrent à l'Abondance dont la richesse sortit ainsi de ma corne. » 34 (Ovide, Métam. IX). Et Ovide poursuit : « Il avait parlé. L'une des nymphes ses servantes, la tunique haut troussée, à la manière de Diane, les cheveux répandus sur les deux épaules, s'approcha alors et, dans la corne à l'inépuisable richesse, apporta tous les biens de l'automne et les heureux fruits qui formaient le second service. »35 Si on veut bien résumer ce passage d’Ovide nous avons donc ceci : Trois héros – dont le Thessalien Perithous – rentrent

lorsqu'il évoque le combat entre Brutus (ancêtre mythique des Bretons) et Pandrasus sur les rives du « fluvium Akalon, qui prope fluebat » (HRB, 5 - « Akalun » dans le Brut de Munich) ? L'Acheron, fleuve des enfers, a aussi été proposé pour l'identification avec Akalon. 33 « Ficta refers nimiumque putas, Acheloe, potentes esse deos, » dixit « si dant adimuntque figuras. » (Ovide, Métam., VIII). 34 « Rigidum fera dextera cornu dum tenet, infregit, truncaque a fronte reuellit. Naides hoc, pomis et odoro flore repletum, sacrarunt diuesque meo Bona Copia cornu est » 35 « Dixerat et nymphe ritu succincta Dianae, una ministrarum, fusis utrimque capillis, incessit totumque tulit praediuite cornu autumnum et mensas, felicia poma, secundas. »

chez eux et se trouvent bloqués par une rivière infranchissable. Ils sont alors invités par un mystérieux personnage (le dieu-fleuve Achelous, souffrant d'une invalidité) à passer la nuit dans un palais tout aussi mystérieux. Et au cours du repas, pendant lequel Perithous se conduit mal, apparaît la Corne d'Abondance portée par une nymphe36. Or c'est exactement le schéma que l'on trouve dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, écrit vers 1190 : Perceval rentre au manoir de son enfance lorsqu'il est bloqué par une rivière infranchissable. Il interpelle un pêcheur qui est en fait un roi dont on apprend qu'il souffre d'une invalidité. Le mystérieux Roi Pêcheur l'invite à passer la nuit dans son château (un château étrange qui semble surgir du néant). Et, au cours du repas, durant lequel Perceval ne pose pas les questions qu'il devrait37, apparaît une jeune fille portant le Graal38. Chez Chrétien de Troyes, un graal est un ustensile banal, simplement destiné à servir des plats en sauce. Mais ce graal-là est néanmoins bien particulier car il ne contient pas des anguilles, du saumon ou des lamproies mais seulement une hostie qui suffit à nourrir le père du roi Pêcheur depuis quinze ans39. L'objet, sacré

36 Preuve qu'ésotérisme et rationalisme ne sont pas des choses nouvelles, Diodore interprétait ainsi le combat à l'origine de la corne d'abondance: « Pour complaire aux Calydoniens, Hercule détourna le fleuve Achéloüs, dans le lit qu'il avait creusé lui-même; il fertilisa ainsi une vaste contrée par les eaux de ce fleuve. C'est pourquoi on représente Hercule combattant Achéloüs sous la forme d'un taureau ; dans ce combat il lui cassa une corne, dont il fit présent aux Etoliens ; cette corne, appelée la corne d'Amalthée, était supposée renfermer tous les fruits d'automne, tels que des raisins, des pommes, etc. Or, dans cette allégorie, la corne représente le canal de l'Achéloüs ; les raisins, les pommes et les grenades indiquent la fertilité des environs du fleuve et la multitude des arbres fruitiers qui y croissent. Le nom d'Amalthée, donné à cette corne, signifie l'ardeur et la persévérance du travail qu'exige la culture de la terre. » (Diodore, Livre IV, XXXV). 37 Perceval agit maladroitement car il se mure dans le silence au lieu de demander à qui l'on sert le graal : « Et li vaslez les vit passer / et n'osa mie demander / del graal cui l'an an servoit » (B.N. fr. 794, ms. A, éd. Pïerre Kunstmann). Pour cela il se fera durement gronder par sa cousine : « Perceval l'Infortuné ! Ah malheureux Perceval ! Quelle triste aventure est la tienne de n'en avoir rien demandé car tu aurais si bien pu guérir le bon roi qui est infirme qu'il eût recouvré l'entier usage de ses membres et le maintien de ses terres » (C.de Troyes, Le conte du graal, trad.C.Mela). 38 « .I. graal antre ses .ii. Mains / une dameisele tenoit / et avoec les vaslez venoit, / bele et jointe et bien acesmee. / Quant ele fu leanz antree / atot le graal qu'ele tint, / une si granz clartez an vint, / ausi perdirent les chandoiles / lor clarté come les estoiles / qant li solauz lieve et la lune. » (Le Conte du Graal, B.N. fr. 794, ms. A, ed. Pïerre Kunstmann) 39 « Et ne cuidiez pas que il ait / luz ne lanproies ne saumons:

Vision du Saint Graal Galahad, Bors et Perceval découvrant le Graal, ici clairement identifié au Saint

Calice. Peinture de William Morris (1890).

Wikimedia commons

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donc et déjà partiellement christianisé, présente donc l'aspect d'une Cornu Copia, une corne d'abondance, puisque « le saint homme d'une simple hostie qu'on lui apporte dans ce graal, soutient et fortifie sa vie ». Dans la Queste del Saint Graal, le précieux objet présente aussi les caractéristiques de la corne d'abondance et remplit les assiettes des convives de la Table Ronde de tous les mets qu'ils désirent. Dans la première continuation de Perceval, le Graal sert aussi les convives : « Le Graal arrivait aussitôt et déposait partout du vin et d'autres mets en abondance, au gré de chacun »40. Dans le manuscrit gallois dit d'Hengwrt (15e siècle) le Graal semble avoir la même fonction : « Le Graal se déplaça lentement par la salle. A mesure qu'il passait devant les tables, il les chargeait de tous les mets que l'on pût désirer. Lorsque chacun fut servi, il disparut mystérieusement. Tous alors retrouvèrent la parole et remercièrent Dieu d'avoir daigné les nourrir en leur envoyant une grâce si magnifique »41. Chrétien de Troyes qui est le premier à mentionner le Graal et à décrire la scène où Perceval voit le Graal, connaissait l'oeuvre d'Ovide et a donc pu s'inspirer directement de la rencontre de Perithous et d'Achelous pour fabriquer la scène où Perceval rencontre le Roi Pêcheur. Nous pourrions même aller plus loin et expliquer pourquoi Chrétien appelle « Roi Pêcheur » le gardien du Graal et parle du père de ce pêcheur comme d’un personnage qui se nourrit d'une simple hostie depuis quinze ans. En effet, nous avons vu qu'Achelous, pour démontrer à Perithous à quel point les dieux étaient puissants, lui racontait l'histoire de Mnestra et d'Erysichton, or Chrétien de Troyes a pu s'inspirer de ce passage d’Ovide que nous résumons ici : Un maître est à la poursuite de son esclave nommée Mnestra. Il est bientôt bloqué par la mer et interpelle alors un pêcheur qui lui répond qu'il n'a pas vu celle qu'il cherche. Le maître repart, attristé de cette perte. Or son informateur n'est autre que Mnestra en personne, métamorphosée en pêcheur par la grâce de Poséidon. On apprend aussi que Mnestra était la fille d'Erysichton, un roi Thessalien aussi incrédule que ne l'était son compatriote Perithous. Erysichton, pour avoir profané un arbre sacré 42 , fut condamné par Demeter à souffrir en permanence de la faim, et ce jusqu'à sa mort. Chrétien de Troyes ou, pour ne nommer personne, l'inventeur du Graal, n'aurait-il pas

/d'une seule oiste, ce savons, /que l'an an ce graal aporte, /sa vie sostient et conforte,/tant sainte chose est li graax;/et tant par est esperitax/que sa vie plus ne sostient/que l'oiste qui el graal vient./.XV. anz a ja esté ensi,/que hors de la chanbre n'issi/ou le graal veïs antrer. » (B.N. fr. 794, ms. A, éd. Pïerre Kunstmann) 40 « Et li Graaus manois venoit / Et le vin par trestot metoit / Et autres mes a grant plenté / Et par ce maintint le païs » (éd.Roach, Lettres Gothiques, M.Zink) 41 Traduction J.C.Lozachmeur in Récits et poèmes celtiques – Domaine brittonique, Stock+Plus, 1981 42 Si sacré d'ailleurs que les coups de hache donnés par Erysichton faisaient jaillir du sang de l'arbre.

cherché à résoudre ce paradoxe : la Corne d'Abondance, qui offre tout à volonté, peut-elle apaiser la faim de celui qui ne peut être rassasié ? Et, bien évidemment, pour l’auteur du Conte du Graal seul le Dieu des Chrétiens pouvait avoir cette réponse43...

Calydon de Grèce et d'Ecosse Dans la Vita Merlini, Merlin est associé à la « Silva Caledonis », la forêt de Caledon. C'est là qu'il se réfugie lorsque, devenu fou, il fuit la présence des hommes, lui préférant celle des animaux sauvages. Arthur aussi se rend au pays de Caledon. Une de ses douze batailles mentionnées dans l'Historia Britonnum s'appelle « Cat Coit Celidon » et se déroule dans la « forêt de Celidon » : « septimum fuit bellum in silva

43 La résolution de tels paradoxes était déjà, dans l’Antiquité, considérée comme impossible pour de simples mortels. Lorsque, devant Thèbes, le chien infaillible Laelaps se mit à la vaine poursuite du renard, ce « fléau de l'Aonie » connu pour ne jamais pouvoir être battu à la course, et alors que Céphale s'apprêtait à lancer sur le renard de Thenessos la lance qui ne manque jamais sa cible, les deux bêtes furent soudainement changées en pierres. « Assurément, dans cette lutte à la course, un dieu voulut qu'aucun des deux ne remportât la victoire sur l'autre » (Ovide, Métamorphoses, VII). Une mention d'Ovide, selon laquelle Cerès et la Faim personnifiée ne pouvaient pas se rencontrer a pu inciter l'auteur médiéval à établir ce lien entre la minuscule hostie et le large plat nommé graal.

Antiquité classique Romans arthuriens (12e – 14e siècles)

Correspondances des lieux

Hercule Arthur Thèbes / Tintagel Alesia / Autun-Dijon Diverses villes de Grèce / de Bretagne

Deianire, femme d'Hercule Guenièvre femme d'Arthur Calydon / Carahes

Tiresias, prédit la gloire d'Hercule Merlin, prédit la gloire d'Arthur Thèbes / Tintagel

Jupiter Uter Thèbes / Tintagel

Amphytrion Gorlois Thèbes / Tintagel

Alcmène Ygerne Thèbes / Tintagel

Nessus et Lichas Mordred L’Eubée / Camblan

Le géant Geryon Le géant Ri(th)on Espagne (Cadix) / (Espagne?)

Thésée (frère d'arme d'Hercule) et Bacchus

Tristan (chevalier d'Arthur) et Marc

Thèbes et Athènes / Tintagel

Ariadne Yseut Ile de Crète / Ile d’Irlande

Le Minotaure Le Morholt Ile de Crète / Ile d’Irlande

Pirithoüs Perceval Thessalie / Galles

Alcmeon Lancelot Palais d’Achelous / Château du Graal1

Diane Viviane Forêts de Grèce / Forêt de Broceliande

La Cornu Copia Le Graal Palais d’Achelous / Château du Graal

Achelous et Mnestra (le pêcheur) Le roi Pêcheur Palais d’Achelous / Château du Graal

Enée et Didon Erec et Enide Italie / Armorique

Correspondances entre personnages grecs et bretons

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Celidonis, id est Cat Coit Celidon ». Toujours selon l'Historia Brittonum, Arthur participe aussi à la chasse au sanglier géant, le « porcus Troynt ». Dans Culhwch et Olwen, qui raconte en détail cette chasse, Culhwch est présenté comme fils de Cilydd, fils du « Prince Celyddon » (« Celyddon Wledig »), ce qui a fait dire à certains auteurs que la chasse se déroulait primitivement dans cette forêt mythique de Celidon. Bien sûr, ce Caledon arthurien est identifié depuis longtemps, et avec raison sans doute, à l'Ecosse (Calédonie) mais le rapprochement entre le Calydon grec et la forêt de Caledon, a pu être fait par les auteurs du Moyen-Âge. Cela aurait pu les inciter à puiser dans le Calydon grec les personnages qui lui étaient liés pour alimenter les légendes supposées de la Calédonie. D'ailleurs on trouve souvent mentionnés les noms de Calydon ou de Calidoine dans les textes arthuriens des 12e et 13e siècles. Ainsi, comme nous l’avons vu, Tydéus fils du roi de Calydon (« Tideüs li fix au roi de Calcidoine ») est cité dans la Suite Vulgate. L'Estoire del Saint Graal, évoque aussi un personnage nommé « Celidoine » qui, bien que n'étant pas grec, est quand même étranger, et vit dans un pays lointain. Cela n’empêche qu’il est le premier de sa lignée à venir en Bretagne insulaire et que, de lui, descendent Ban de Benoic et son fils Lancelot du Lac. Dans la Queste du Graal, Ewalach rêve que du ventre de Celidoine sort un lac d'où partent neuf fleuves, représentant les neuf descendants successifs dont les derniers seront Ban, Lancelot et Galaad. Dans le Joseph d'Arimathie de la Suite Vulgate on retrouve la même lignée : « li premiers Nasciens et li autres Celidoines [puis suivent:] Narpus. Li secons apés avra a non Nasciens, et li tiers sera apelés Elayns li gros. Li quars sea apelés Ysaïes. Li quins sera apelés Jonaus […] Li sisismes sera apelés Lanselos […] Li setisme avra a non Bans, et cil qui de lui descendera, ce sera li huitisme, cil avra a non Lanselos […] Li novismes […] avra a non Galaad » (Suite Vulgate, t.I, p.404-405) La Suite Vulgate explique d'ailleurs le nom : « Celidoines vaut autant a dire que : donnés au ciel » (Suite Vulgate, t.I, p.214). On voit que c'est le latin « Caeli donum », don du ciel, qui est évoqué ici. Curieusement, Nasciens, le père de Celidoine, avait une épée dont la garde était faite de deux

côtes, l'une étant celle d'un serpent du pays de « Calidoine » (« serpent qui converse en Calidoine », Suite Vulgate, I, p.244) et

l'autre d'un poisson de l'Euphrate (« converse el flun d'Efrate », idem, p.244). Dans le roman arthurien Claris et Laris, Celidon est le nom

d'un roi grec, allié de l'Empereur de

Rome

Thereus : « Mes Thereus molt se deshaite / De ce qu'est mort roys Celidon » (éd. Tübingen 1884). Cette confusion entre Calydon de Grèce et Caledon d'Ecosse montre la difficulté de séparer les emprunts au folklore celtique des emprunts à l'antiquité classique et aux sources bibliques. Comme le fait remarquer Bernard Merdrignac dans un contexte très proche44, « parfois le plagiat se décèle nettement » 45 : c'est le cas de plusieurs emprunts faits par Geoffroy de Monmouth pour son Historia Regum Britanniae ou par les auteurs des romans en prose du 13e siècle. Parfois, les auteurs sont plus subtils et, comme Chrétien de Troyes, ont pu se montrer habiles à cacher leurs véritables sources. En introduction de son Cligès, Chrétien de Troyes affirme avoir adapté plusieurs textes d'Ovide et notamment l'histoire de Philomène et du roi Tereus 46 contée par le célèbre poète latin dans ses Métamorphoses 47 . Il n’est donc pas impossible que Chrétien de Troyes ait « inventé » ce qu'il raconte du « Graal » en se rappelant l’épisode d’Achelous et les propriétés de la Corne d'Abondance. L'imagination de ses continuateurs – parmi lesquels citons Robert de Boron - ayant fait le reste et notamment transformé le graal en cette fameuse coupe ayant servi à recueillir le sang du Christ. Les quelques auteurs qui affirment encore que Chrétien de Troyes s’est inspiré de légendes bretonnes pour décrire cette scène ne sont guère convaincants. Pierre-Yves Lambert, bien connu pour ses traductions des textes gallois anciens, avoue d'ailleurs qu' « on ne reconnaît guère dans le Graal le chaudron magique des légendes celtiques » 48 . Thierry Delcourt ajoutant, non sans raison, qu’en réalité « l'élément celtique est marginal chez Chrétien [de Troyes] : quelques noms de personnages ou de lieux suffisent à former un décor breton... »49.

Thèmes celtiques ou vestiges de l’Antiquité gréco-latine ? Il est vrai qu’il était sûrement moins malaisé pour Chrétien de Troyes, voire pour Geoffroy de Monmouth, de se contenter de puiser quelques vieux thèmes dans les textes de l'Antiquité plutôt

44 Celui de l’hagiographie. Le problème n'est pas, en effet, particulier à la littérature arthurienne mais se retrouve aussi dans l'étude des Vies de Saints : « Comment être assuré qu'un motif provient bien du folklore – par définition, oral – et que l'auteur ne l'a pas plutôt puisé chez quelques écrivains de l'antiquité où abondent de tels thèmes » (B. Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIeme au XVeme siècle, T.II, p.31) 45 Idem, T.II, p.31 46 On croit reconnaître ce texte de Chrétien de Troyes dans un texte connu sous le nom de Philomena où l'auteur se présente comme « Chrétien li Goy », ce qui a fait dire que Chrétien de Troyes pourrait avoir été un juif converti qui aurait donc pris un nom de baptême très significatif. 47 « Cil qui fit d'Erec et d'Enide / Et les comandemanz d'Ovide / Et l'Art d'amors en romans mist / Et le mors de l'espaule fist, / Del roi Marc et d'Ysalt la blonde / et de la hupe et de l'aronde / et del rossignol la muance » (Cligès) 48 P.-Y. Lambert, Les littératures celtiques, PUF, 1981, p.11 49 T. Delcourt, La littérature arthurienne, PUF, 2000, p.32

Merlin et Viviane Par Gustave Doré

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que de partir à la recherche de vieilles chansons bretonnes ou galloises, ou de faire de longs et harassants voyages afin d’aller fouiner dans les bibliothèques des vieux monastères cornouaillais ou irlandais. Alors quelle est la part de l’héritage celtique dans les légendes d’Arthur, de Merlin, de Tristan… ? Elle reste difficile à évaluer, et les spécialistes du monde celte ne nous aident d’ailleurs pas beaucoup. Pierre-Yves Lambert écrit que « ce qui reste de celtique dans les romans arthuriens est bien difficile à déterminer : ce sont des noms de personnages ou des lieux, et certaines idées de développement, comme l'entrée dans un monde merveilleux au cours d'une mission terrestre »50. Et encore Orphée descend-t-il lui aussi aux Enfers. Hercule aussi s’y rend pour visiter Hadès, et il y rencontre d'ailleurs Thésée et Perithous. Ces derniers avaient aussi été rendre visite, dans son monde, au dieu-fleuve Acheloüs. D'ailleurs, preuve que les descentes aux Enfers des légendes grecques intéressaient les auteurs médiévaux, l'auteur du lai de Sir Orfeo (16e siècle) qui présente l'histoire du chevalier éponyme à la poursuite de la belle Heuradis jusqu'en une contrée qui a l'aspect de l'Autre-Monde, ne prend même pas le soin de camoufler son plagiat puisqu'on y reconnaît tout de suite la descente d'Orphée aux Enfers à la recherche d'Eurydice. Les adaptateurs du Tristan en Prose s'en sont aussi peut-être inspirés pour conter la scène de Tristan au château de Bedalis, qui rappelle par bien des aspects le monde où règne Hadès51. Le celtisant C.-J. Guyonvarc'h a voulu, lui aussi, donner les « trois principaux exemples » de thèmes celtiques visibles dans la légende arthurienne 52 . Les voici : (1er thème) « Le roi Arthur forme avec l'enchanteur Merlin (...) un couple analogue à celui du druide et du roi en Irlande. (2e thème) La «naissance divine et royale du roi Arthur d'un dieu qui se substitue à son père naturel» que l'on retrouve en Irlande dans la naissance de Mongan roi d'Ulster, fils de Manannan. (3e thème) Le « thème celtique généralisé de la reine infidèle: la reine Guenièvre trompe Arthur avec Lancelot exactement comme la reine Medb du Connaught trompe son mari Ailill ». Cette synthèse faite par un spécialiste de la question est cependant assez révélatrice. Car le couple Arthur-Merlin a aussi son pendant en Grèce où Tiresias, qui vécut très vieux, fut le conseiller et le devin des rois de Thèbes (Laios, Oedipe, Penthée...) durant sept

50 P.-Y.Lambert, Les littératures celtiques, PUF, 1981, p.11 51 Tristan et un ami dont le nom varie selon les manuscrits (il s'appelle Rivalen, Kehenis...) se rendent au château de Bedalis pour enlever l'épouse de ce dernier car l'ami de Tristan en est amoureux. L'opération tourne au désastre : l'ami est tué et Tristan grièvement blessé. Thésée et Perithous étaient descendus aux Enfers, chez Hadès, car Perithous voulait épouser Perséphone, épouse d'Hadès. Perithous finira prisonnier du « siège de l'oubli » et restera aux Enfers. Thésée sera, lui, sauvé par Hercule. 52 C.-J.Guyonvarc'h, Les légendes de Brocéliande et du roi Arthur, éd.O.-F.

générations tout en ayant des relations privilégiées avec le roi d'Athènes Thésée53. Inutile de revenir sur la naissance « divine et royale » d'Arthur évoquée par C.-J. Guyonvarc'h qui selon toute vraisemblance est directement copiée sur celle d'Hercule. Quant au dernier thème proposé, s'il reste douteux concernant Lancelot étant donné l'apparition tardive de ce chevalier dans le corpus arthurien, il n'est pas non plus propre au monde celte. Nous avons vu que le thème de la femme trahissant son mari et entraînant sa mort apparaît dans l'antiquité classique lorsque Deianire provoque celle de son mari Hercule. Les reines infidèles ne manquent d'ailleurs pas dans les environs de Thèbes, d’Athènes ou d’ailleurs, et nous ne citerons que l’amour de Phèdre pour le fils de Thésée. Nous sommes bien sûr obligés de dire avec Michel Zink54 qu’il y a eu des emprunts réguliers par les auteurs arthuriens à des sources authentiquement celtiques. Les lais bretons dont on connaît quelques exemples grâce à Marie de France et plusieurs auteurs anonymes, les légendes véhiculées par les conteurs, ont certainement pu avoir une petite célébrité dans les cours d'Europe. De même qu’il y a certainement eu des relations entre certains auteurs arthuriens et des conteurs gallois ou bretons armoricains. On remarque d’ailleurs çà et là des emprunts celtiques assez évidents et personne ne peut contester que des noms comme Urien, Yvain, Kai, Beduer, Vortigern, Gradlon, Guyomarch, des noms de lieux comme Tintagel, Carduel, Caerleon, Carahes, Nantes, Caradigan, la Cornouaille ou le Pays de Galles, renvoient bien à une réalité bretonne, parfois même ancienne et historique. Mais l'utilisation de ces noms ne prouve pas, loin de là, l’existence dans le peuple des histoires qui ont fait la fortune des romans arthuriens et qui, il faut l’avouer, sonnent en général assez peu breton. Toute l’erreur serait donc de croire sur la foi de textes gallois tardifs (souvent inspirés des romans continentaux d’ailleurs) ou de recherches plus récentes mais douteuses, que les auteurs anglo-normands, picards, champenois, allemands des 12e et 13e siècles se sont contentés de mettre par écrit de vieilles légendes directement traduites de la langue celtique. La réalité est probablement plus proche de ce que suspectait Faral il y a un siècle de cela, et même si l’auteur est parfois excessif dans ses idées, on pourrait être tenté de dire avec lui que, d'une façon générale, le « roman breton ne doit guère à la Bretagne que quelques parcelles

de matière »55. ■

Goulven PÉRON

53 Tiresias était aussi conseiller de Jupiter comme Merlin fut le conseiller d'Uter. 54 Michel Zink, Introduction à la littérature française du Moyen âge, LLP/PUN, 1993, p.67 55 Faral, Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Age, Champion, 1913

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