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Fortune Carree - Joseph Kessel

Oct 05, 2015

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ElenaBotova

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  • Joseph KESSEL

    FORTUNE CARRE

  • MON PRE

    en souvenir des contes quil me faisait.

  • PREMIER PISODE

    CHATANE

  • I.

    LE CAVALIER DU DIABLE cinq jours de marche force de la mer Rouge et

    trois mille mtres environ daltitude, stale, au sud-ouestde la presqule arabique, un cirque vaste et rocailleux quiporte Sanaa, lantique capitale du Ymen quon appelaitjadis Arabie Heureuse.

    Des montagnes aigus gardent de toutes parts leplateau immense. Chaque pic est couronn dun villagefortifi, et ce sont autant de sentinelles de la cit delImam. Du ct de la mer ainsi que du ct des terres, ausud, au nord, lest et louest, sans cesse ni dfaillance, ilsemble quune force mystrieuse et toute-puissante alev ces jets de pierre qui se perdent dans les nuagespour composer dinaltrables remparts aux formes de lanature et de la vie des hommes.

    Le sol du plateau est fait de pierres grises, les flancsdes monts de roches sombres, pour lternit. Leau afix jamais les places des villages et des maisons, desjardins, des vergers et de la vieille capitale. Le trajet descaravanes a trac les pistes ples, immuablement. Les

  • chameaux noirs des montagnes avancent avec lenteur,formant, au long des sicles, la mme frise. Leursconducteurs ne changent pas davantage. Les traits fins etpurs, la peau lisse et ambre, la barbe soyeuse, minces etbien pris dans leurs vtements flottants, leur race estintacte. Et les femmes ont cette grce lgre et ces yeuxlarges et doux et taills en amande que chantait dj leCantique des cantiques.

    Ainsi se prsente au rare voyageur admis y pntrer, labri de toute corruption et de toute souillure, le rduitde la Foi, la citadelle du Ymen.

    Or, par un matin dautomne, un cavalier sortit de laporte ouest de Sanaa. Son cheval tait arabe, mais leharnachement occidental. Lui-mme portait des culottesde drap kaki, une vareuse et des gutres de cuir. Sur lefront et pos de travers avanait le kolback turc, bonnetdastrakan noir, qui accusait le caractre asiatique de sonvisage. On ne pouvait saisir son regard tellement taientlourdes les paupires et minces les filets sombres quibrillaient entre elles. Les pommettes trs cartesbossuaient les joues teintes de jaune. Pourtant laplombdes membres, le port du cou, les proportions du corps, detaille moyenne, ferme et robuste, portaient le signe delEurope. Cet homme singulier, qui rassemblait les rnesde sa monture pour la lancer et qui se dtachait commeun centaure sur le fond des murailles de la capitale, taitde nationalit russe et sappelait Igricheff.

    la fin du sicle prcdent, quelques tribus nomadesstaient souleves dans le district kirghize du Turkestan.

  • Le comte Igricheff, qui tenait alors garnison Samarkand,fut charg de rprimer la rvolte.

    Il mena vite et durement sa besogne. Puis arriva lapriode monotone de la surveillance. Le comte Igricheffremarqua la fille peine nubile dun chef soumis. Elle lesuivit dans ses dplacements. Un an aprs ils eurent unfils. Le petit sang ml commenait tre nourri au lait dejument lorsque le comte fut nomm Tachkent. Nevoulant pas sy montrer avec sa concubine et son btard,il les fixa dans un hameau voisin de la ville et les oublia.

    Le comte Igricheff se prparait rentrer Saint-Ptersbourg, lorsque la curiosit lui vint de revoir son fils.Il trouva un enfant demi nu, qui sautait sans selle nitrier sur nimporte lequel des chevaux du village. Ilsavait peine quelques mots de russe, mais parlait tousles dialectes du Turkestan.

    Sduit, le comte emmena son btard lautre bout dela Russie, le reconnut, lui donna des gouverneurstrangers, le fit entrer lcole des Pages. Il se montradintelligence vive et dassimilation prompte. Mais, pour lagrande guerre, le jeune officier demanda commander,dans la division sauvage, un peloton de cavaliersbachkires. Il chargea cheval sur des tranches, futbless trois fois, perdit aux cartes lhritage de son pre,vendit des proprits qui ne lui appartenaient pas, sabrades civils, tortura des femmes. Son nom, son courageinconscient, le magntisme qui manait de lui firent quetout sarrangea. Pourtant son dchanement froid, sonincapacit supporter, sauf au combat, la moindre

  • discipline, eussent lass toute bienveillance si la rvolutionntait venue.

    Il alla naturellement au dsordre. Il commanda desouvriers, des matelots, pilla, puis enleva Arkhangel pourle compte des 24 blancs, dilapida le trsor de la ville, futjug, schappa, revint aux rouges, se battit contre lesTchques, les troupes de Koltchak, les cosaquesdOrenbourg, les volontaires de Wrangel, toujours cheval, toujours calme et toujours effrn.

    La guerre civile prit fin. Igricheff, dont on connaissaitle sang kirghize, fut nomm au cours des agitateurs pourlOrient. Il y apprit aisment larabe, les rites dtaills dela religion musulmane dont son enfance avait connu lesrudiments. Mais sa patience tait bout. Il se moquaitouvertement du parti. Il fut expdi Djeddah pour yngocier un trait de commerce avec le roi Ibn Saoud. Il yrussit trs vite. La mme mission lui fut confie auprsde lImam du Ymen. Il lavait remplie avec autant desuccs.

    Maintenant, libre de soucis et dentraves, sans penserau lendemain, il courait travers le plateau de lave quiportait Sanaa.

    Igricheff menait son galop comme un voyant conduitson dlire. Il recueillait le rythme, la vigueur, la foi de soncheval et les rendait ses flancs minces que blanchissaitlcume. Il voyait seulement la piste de cailloux gris quivenait merveilleusement sa rencontre, il entendaitseulement siffler le vent des djebels et retentir la cadencehroque des sabots.

  • Chaque fois quil traversait en foudre le plateau deSanaa, la mme ivresse sauvage fondait sur Igricheff. Bienquil et, dans tous ses muscles et toutes ses cellules,lhabitude de ces chevauches sans frein, tant pour ainsidire n cheval, il prouvait une frnsie toute pure ettoute neuve quand Chatane hennissait et prenait sonlan. Jamais il navait eu un pareil coursier. Il avait montbien des btes magnifiques petits chevaux kirghizes etcosaques, longue crinire, infatigables, intelligents etfidles comme des chiens, grands trotteurs du Don et delOrel, aux robes polies, aux puissantes foules mais lafinesse, lharmonie de formes, la dtente et le sangindomptable de son talon arabe, il ne les pouvaitcomparer rien.

    Chatane venait des curies de lImam lui-mme dontil tait la gloire.

    Quand lesclave favori du palais lavait amen toutharnach dans la cour de la mission russe comme symboledamiti avec les Moscovites (on appelait ainsi les Sovietsdans le pays), le cur dIgricheff, si dur, si tranquille,avait battu plus fort.

    Il connaissait le cheval pour lavoir vu porter le fils ande lImam. Il savait que le prince navait pu lobtenir deson pre. Il savait aussi le nom de Chatane le diable que lui avaient donn les palefreniers noirs. Et pour cecadeau seul il et aim le Ymen.

    Mais, en outre, dans lordonnance fantastique desmonts, dans le mouvement dun peuple port si haut et siloin, dans cette prennit inflexible et pourtant vivante, il

  • y avait un caractre farouche et miraculeux qui comblaitles sens du btard kirghize.

    Le ciel, dcoup par les artes violentes des djebels,formait des anses et des golfes dazur glac. Des bouquetsdarbres parsemaient le haut plateau, et leur verdure sevoyait de loin, sur laridit volcanique. Des aigles blancsvolaient tout prs du sol. Chatane semblait vouloir lesbattre de vitesse. Il poussait son effort jusqu la limite ose brisent les vaisseaux sanguins.

    Les premiers jours quil lavait eu, Igricheff avaitretenu ltalon, effray. Mais il avait bientt senti que lavertu propre de Chatane tait prcisment le sens dusuprme quilibre, aux bornes de la passion et de la vie.Et le cur dIgricheff se rjouit dune joie plus pntrante,plus srieuse que celle de possder un chevalincomparable. Ce dmon que Chatane recelait dans sesflancs, son cavalier le portait aussi. Son existence entirenavait t quune course lucide sur les marches extrmesdu plaisir, de la violence et de la mort.

    Tout en suivant de tous les muscles la cadence furieusede ltalon, tout en aspirant la force vhmente, la forcegrise du plateau de Sanaa, Igricheff, sur son Chatane ail,riait silencieusement. Ses lvres troites comme le fil duncouteau lui donnaient toujours, lorsquelles se dilataient,lapparence de la douleur. Il riait de mpris et de plaisir. Ilpensait aux dernires annes quil avait vcues commecolier, aux derniers mois quil avait passs en diplomate.Non, cela ne recommencerait plus, il le jurait par lesvolcans qui le cernaient, par les aigles qui le survolaient.

  • Maintenant quil avait le diable entre ses cuisses de fer,quelque chose allait arriver quil ignorait, mais qui allaitprolonger la guerre, les steppes, le vent.

    Il se pencha davantage sur lencolure de Chatane. Unefile de chameaux noirs, chargs de caisses et de ballots etque ses yeux, invisibles mais perants comme ceux desperviers, avaient aperus au loin, des portes mmes deSanaa, se rapprochait de lui, suivant lunique piste. Sansprvenir dun cri, et dbouchant dun bouquet desycomores, il fona parmi les btes pouvantes. Ladispersion de la caravane, les gueules bramantes, lesvocifrations des conducteurs accenturent lexpressionde souffrance qui tait signe de joie chez Igricheff. Plate,rugueuse, coupe de ravinements que Chatanefranchissait dun bond lger, ltendue grise appelait,ravissait le fils de la Kirghize.

    Plus loin, des cavaliers qui couraient sa rencontre lesalurent de clameurs aigus. Leurs longs fusilstincelaient au soleil. Le vent gonflait leurs amplestuniques, leurs cheveux boucls. Ils galopaient, renverssen arrire, les pieds nus dans dtroits triers. Celui quivenait en tte avait une sacoche pendue sa selle.

    Le courrier dEurope, pensa Igricheff.Ces hommes arrivaient de Hodedah, o relchaient les

    cargos (six jours de marche, de mulet ou de cheval, sansrepos). Igricheff les croisa sans ralentir, les entendit crieravec vnration Chatane, Chatane !, et devina que leurpremier mouvement avait t de tourner bride poursuivre ltalon fulgurant. Mais quand il se retourna ils

  • ntaient plus que des insectes dans la poussire.Soudain, ce terrain gal ennuya Igricheff. Il tait arriv

    mi-chemin de Sanaa et du col par o lon descend vers lamer. Les montagnes se resserraient autour de lui,commenant fermer leur cirque. Il aperut sur sa droiteun sentier qui menait des hauteurs toutes proches. Il ylana Chatane. Des pierres se dtachrent sous lessabots, la monte devint rude. Ltalon galopait toujours,dun train moins rapide, mais souple et ais. Ils passrentun village fortifi, plein de guerriers en armes, puis lapente grimpant toujours et Chatane toujours galopant,sengagrent dans un petit bois de cyprs.

    Un bruit de source dirigea Igricheff. Il trouva un longescalier sinueux et taill dans le roc. Son cheval le gravitau galop de chasse. Puis de lui-mme il sarrta. Igricheffcomprit que lImam tait venu souvent cette rsidence.Il approuva son got.

    Au milieu darbres fruitiers et dombrages fins slevaitune mosque, petite, tranquille et noble. Au pied de sesmurs et de tous les cts, des canaux troits propageaientune eau vive. Son ruissellement rgulier, les cris desoiseaux et la faible rumeur du vent dans les branchesentouraient le sanctuaire silencieux. Tout prs slevait lamaison royale construite pour les chaleurs de lt. Elletait basse, carre. Igricheff qui avait les faveurs delImam, dont tous ses serviteurs avaient t informs, lafit ouvrir. On lui apporta du caf lourd, embaum, le plusriche qui soit au monde. Il le but et rva.

    On ne pouvait donner aucun sens son visage.

  • Il revint ainsi quil tait venu, en ouragan. Et comme sila fureur de Chatane avait besoin dtre chauffe, ilpoussait de temps en temps le cri strident des cavaliersmongols ha ! ha ! ha !. Chaque fois que cette clameursauvage passait sur lui, ltalon dressait les oreilles,hennissait et prcipitait son galop, secouant la tte commebrl dune souffrance insupportable.

    Sur la pierre grise du plateau se dtachrent, massiveset baignes de ciel, les tours et les murailles de Sanaa.

  • II.

    LES POLITESSES DU CADIIl nest pas dans tout lOrient de grande cit qui puisse

    donner une ide de Sanaa. Ni le Caire, au bord du dsertque surveille le sphinx. Ni Damas, reine de Syrie, molle etsubtile, noye dans son verger gant. Ni Jrusalem, bloccompact de votes, darceaux, de ruelles, dexaltation, dehaine et damour.

    Sanaa, au milieu de la coupe prodigieuse de pierre etde lave que ferment les djebels ymnites, se dresseisole du monde et prs du ciel. Flanque de donjonsronds et pesants, cerne par dpaisses enceintescrneles, elle est vaste, solide, btie en force ettranquillit. Elle semble issue du sol mme, toute posedans sa force, sa fiert et sa sobre noblesse. Ainsi que lehaut plateau qui la soutient, Sanaa porte le sceau de lafable et de la vie en mme temps.

    Les maisons forment des alignements svres. Ellessont hautes de cinq et six tages et faites de pierres sibien ajustes quelles tiennent sans ciment ni mortierdepuis des sicles. Des bandes de chaux vive clairent les

  • murs gris et sparent les ranges de fentres aux verresmulticolores. Chacune delles a lair dun palais et duneforteresse. Et les ornements de bois ouvrag, sculpt,dentel avec une habilet et une patience infinies,donnent une grce trange cette vigueur minrale. Aufond des vastes et mystrieux jardins que lon devinederrire les enceintes aveugles, le bruit rythm,gmissant, des poulies deau qui ne cesse ni la nuit ni lejour forme le souffle et la voix de cette ville et de sonternit.

    Le peuple achve le miracle. Peuple ardent et aimable,pur de traits et de vtements, qui remplit les souks, lesmosques et les places de son tumulte, de son commerce,de lclat de ses armes, de la violence sereine de sa foi. Ilest form de montagnards au pas dansant ; decaravaniers hls, de juifs aux longues lvites blanches etbleues, aux yeux intelligents et doux encadrs depapillotes ; de scribes affins ; de marchands aux turbansde soie ; de seigneurs cheval et suivis descortes ; deBdouins sauvages dont le torse nu se voit parmi despeaux de btes ; daskers{1} dguenills et farouches ;denfants beaux et vifs ; de femmes voiles.

    Tous, mme les plus jeunes garons et sauf les juifs,portent la ceinture dtoffe qui entoure leurs reins lespoignards du Ymen qui, dans un mme fourreau,joignent leurs poignes et leurs lames. Tous vont lesjambes nues et les cheveux boucls jusquaux paules.Tous ont la tte haute et le torse droit sur des hanchesminces. Ils sont tranquilles, fiers et lgers, prompts ausourire comme au meurtre, sans rflexion ni souci, car,

  • sourire comme au meurtre, sans rflexion ni souci, car,sur eux, plants aux toits des mosques, des tours et despalais, flottent les tendards de lImam, le matre de leurcorps et de leur me, oriflammes pourpres qui portent,incurv entre sept toiles blanches, un cimeterre blanc.

    Telle tait la ville aux portes de laquelle, par ce matindautomne, Igricheff arrta Chatane fumant.

    Un cavalier ly attendait qui lui sourit de ses dentsmagnifiques, plus blanches de briller au milieu dunebarbe noire, lgre et lustre. Ctait Hussein, chaouch{2}des askers que lImam avait donns au chef moscovitepour lui servir de gardes, de serviteurs, et peut-tre desurveillants. Hussein avait pour consigne de ne pasquitter Igricheff. Mais peut-on suivre le diable ? Franchisles murs de Sanaa, le chaouch ne lessayait mme pas.

    Par le Prophte, dit Hussein, aprs avoir saluIgricheff, sous toi Chatane est plus rapide que lui-mme.

    Le fils de la Kirghize flatta lencolure de son chevaldune main orgueilleuse. Ctait la seule louange qui le pttoucher.

    Tu le soignes bien, rpondit-il, et je le ferai savoir Cadi Djemal.

    Un nouveau sourire la fois enfantin et viril claira levisage rgulier du chaouch. Il rejeta son fusil derrirelpaule, assujettit les cartouchires qui lui enveloppaientla poitrine et se rangea derrire Igricheff.

    Lun aprs lautre, au pas, ils entrrent dans la cit. Ilstaient contents daller ainsi au milieu de la foule. Husseintait fier de suivre un chef qui montait si bien, qui venait

  • de loin, tait gnreux et se montrait un musulmanparfait. Igricheff estimait chez Hussein la vigueur fline, lalibert respectueuse du langage et la fidlit.

    Ctait lheure o venait de finir la cinquime prire,Dhohr. Le peuple sortant des soixante-dix mosquesdissmines dans Sanaa se rpandait flots presss etbruyants travers les souks et les places.

    Tareg ! Tareg ! {3} criait Hussein sans rpit.La foule scartait, obissante, gaie. Elle connaissait

    bien la silhouette dIgricheff, le seul tranger parmi les six(deux Anglais, un Italien et trois Russes) admis rsider Sanaa, qui sortt souvent dans les rues. Il jouissait delestime du peuple parce quil montait Chatane, parcequil avait la figure hautaine et que, en mme temps, ilsavait parler aux petites gens comme aux seigneurs. Etlui, il aimait cette foule pour sa docilit qui navait rien deservile.

    Igricheff trouvait bon quelle subt la loi de lImamcomme une loi naturelle. Il trouvait bon que le souverainse ft rserv pour lui seul une source particulirementsuave vingt kilomtres de la capitale, let fait clore demurs, couvrir dune coupole, et que chaque jour unepetite caravane lui en portt quelques outres toutesfraches. Il trouvait bon que nul au monde, pas mme lefils de lImam, ne pt venir Sanaa sans sa permission,que le matre du Ymen nadmt pas un consul trangersur sa terre, pour que sous le ciel du Tehama comme souscelui des Djebels fussent seuls sployer les rougestendards marqus de sept toiles et dune lame

  • blanches. Igricheff aimait le despotisme pourvu quil luiassurt une pleine libert et des privilges sans contrle.Au Ymen, il avait retrouv le seul climat o il lui ftpossible dtre lui-mme. Et il avait Hussein pour le serviret Chatane pour le porter

    LImam avait log la mission russe dans lune de sesdemeures.

    Elle tait vaste et noble. La porte daccs fixe au murdenceinte ouvrait sur un corps de garde. Six askers yveillaient demeure. Puis, venaient les curies, puis unimmense jardin et verger la fois. Parmi ses ombragesslevait une haute maison. Elle tait prcde dun autrecorps de garde o se trouvaient encore six askers prts slancer au moindre signe pour le service des trangers.Le bas de la faade, perc de longues fentres ouvrages,tait dissimul par une terrasse couverte de feuillages.Devant, un jet deau chantait. lintrieur se voyait lemme faste sobre. Peu de meubles, mais de beaux tapis,des tentures riches et fraches, des coussins ardemmentbariols. chaque tage se trouvait une grande pice nue,pourvue de rigoles et au sol hriss de courtes colonnes defer pour porter les jarres deau chaude et deau frachedestines aux ablutions. Quand lImam avait offert cettemaison aux Moscovites, il avait fait renouveler sous leursyeux les lits, les toffes et tous les ornements. Que toutft vierge pour eux, ainsi lavait voulu le souverain.Jusque dans son hospitalit, il montrait un caractreimprieux, absolu.

    Igricheff veilla lui-mme ce que Chatane ft libr

  • tout de suite de son harnachement, vrifia la litire, puisfit porter dans sa chambre sa selle qui ne lavait quitt nidans la division sauvage, ni dans la cavalerie rouge.

    Sur la terrasse lattendaient les deux autres membresde la mission, le docteur Chougach et le secrtaire Bogoul.

    Chougach, Caucasien trapu, aux yeux si noirs quilssemblaient sans prunelles, avait su gagner la confiance delImam en lui donnant une nouvelle jeunesse et les bonnesgrces dIgricheff parce quil prparait avec de lalcool purune vodka 75 degrs.

    Le secrtaire, tout rond, avait le parler chantant desPetits-Russiens. Il lui manquait un pied, perdu la guerrecivile.

    Ils djeunrent dans la salle du bas. Igricheff buvaitbeaucoup. La terrible vodka ne mordait point sur sesnerfs invulnrables. Chougach mlangeait deau sonproduit. Bogoul ny touchait pas.

    LImam se porte beaucoup mieux, dit Chougach, jelai vu ce matin. Il ma suffi de lui choisir une bonnecuisinire au lieu de son mangeur de cat{4}. LImam nejure plus que par la science russe.

    Docteur, demanda Igricheff, combien faut-il enmcher de leur herbe, pour avoir un rsultat ? Jai essaytout laprs-midi hier. Rien aucun effet. Les yeux noysdHussein, des mendiants et des princes mavaient faitenvie.

    Chougach rpondit srieusement. Vous perdriez votre temps. Leur drogue est trop

  • Vous perdriez votre temps. Leur drogue est troplgre pour vous. Ils ont une sensibilit fleur de peau. Lavtre, je ne sais vraiment pas o elle est.

    Moi non plus, remarqua Igricheff.Le docteur parla longuement de la plante miraculeuse

    des Ymnites qui leur donne force, joie et repos et quiintoxique doucement les cits et les campagnes auxheures chaudes. Ctait un des sujets prfrs deChougach. Il prparait un travail sur la nature et les effetsde ces pousses vertes et tendres ainsi que sur le ver deMdine qui sort de la peau des habitants du Tehama.

    Igricheff ne lcoutait pas. Il pensait au haschisch duTurkestan, aux tentes de son pays. Bogoul regardait ladrobe son chef. Le repas prit fin ainsi.

    Je retourne lhpital, dclara Chougach. Je nai paseu le temps de voir tous les malades ce matin, ilscommencent shabituer moi. Mme les femmesviennent maintenant. Mais je demande quelles soienttoujours accompagnes de leur mari ou de leur pre. Je neveux pas de racontars.

    Chougach tait musulman de naissance. Il avaitlintuition du Ymen dans le sang.

    Cest vraiment la meilleure propagande que cethpital, dit Bogoul lorsque le docteur fut parti. Il laorganis trs bien oui trs bien.

    Igricheff ne desserra pas ses lvres troites. Il y eut unlong silence.

    La poste de Moscou est arrive, dit enfin Bogoul.

  • Igricheff rpondit avec nonchalance. Je sais, jai vu les courriers sur le plateau.Un nouveau silence permit dentendre la molle voix du

    jet deau. Les askers du service de table emportrent lestasses de caf vides, au fond desquelles stait dpos lemarc plein darme.

    Et vous nattendez pas de lettres ? reprit Bogoul. Jamais, rpondit Igricheff avec lorgueil de son

    absolue solitude. Je vais voir sil y a quelque chose pour moi, dit

    Bogoul.Igricheff entendit sonner sur les marches de pierre qui

    menaient aux appartements la jambe articule de Bogoul.Et il fut sr, dun instinct absolu, que le courrier deMoscou lui apportait un mauvais message. Il avait percdepuis longtemps la mission de surveillance que la policepolitique avait confie Bogoul auprs de lui.

    Mais quand Hussein remit Igricheff lordre bref quile rappelait en Russie, le coup dpassa ses prvisions. Ilavait pens recevoir une rprimande, une menace. Ilnavait pu admettre que, sitt conclu le trait auquel, il lesavait, on tenait tant Moscou, il ft destitu. La perte deson poste ne le proccupait gure, mais quitter leYmen

    Il leva ses yeux dpervier dans un visage o pas unnerf ne jouait, aperut Hussein quil avait oubli decongdier.

  • Tu demanderas son heure Cadi Djemalaujourdhui, dit-il au chaouch

    Hussein courut au corps de garde et revint quelquesinstants aprs.

    Abdallah est parti, annona-t-il. Et il y a un hommequi veut te parler.

    Non, personne. Cest un Bdouin de Mareb qui apporte des images

    de pierreLes yeux du chaouch brillaient comme ceux dun

    enfant avide. Mareb Mareb dit lentement Igricheff. Jai dj

    entendu ce nom ici. Dis-moi ce que tu saisHussein saccroupit sur les talons, prs du divan o

    stait allong Igricheff, dans lattitude familire duserviteur prfr. Il prit la main de son matre commepour mieux faire passer en lui son rcit et commena :

    Il y a, seigneur, peut-tre cinq jours de marche deSanaa, peut-tre dix, personne ne le sait, et du ct ovient le soleil, la Ville. Nous lappelons Mareb, mais elle aport beaucoup dautres noms dans les temps et lestemps. La grande reine des vieux livres lavait fait btir,celle qui rgna sur le Ymen et le Nedj et le Jourdain. Puisle sable a pris la Ville, mais les colonnes des palais et destemples sortent encore du dsert. Tout lor, toutes lespierres de la reine sont toujours l. Mais les Bdouins dece pays savent que si quelquun touche la Ville, la mortviendra sur leurs tribus. Ils gardent la Ville des sables. Et

  • nul na pu en approcher. Ni lOttoman, ni le Ymnite. Nulne sait la route ni la piste. Et ceux qui essayent, les guidesbdouins les garent et les tuent. Tu en as vu, seigneur,de ces Bdouins sur la place de Sanaa avec leurscaravanes. Ils sont nus dans des peaux de btes. Leurscheveux sont comme la laine paisse de ces peaux. Leurspoignards nont pas dornements, mais ils frappent mieuxque les ntres. Leurs tribus rvrent Allah, mais aussi desmorceaux de bois ou de pierre. On ne sait pas Voil ceque je peux te dire de Mareb, la Ville, chef tranger.

    Le visage dIgricheff aux lourdes paupires baissestait un masque passionn. Autant que Hussein, il aimaitle merveilleux. Ils restrent longtemps la main dans lamain.

    Le pas dun cheval sur les dalles qui menaient au jardinles tira de ce rve sans couleur.

    Cadi Djemal te fait savoir que sa maison est toujoursouverte pour toi, dit lasker envoy par Hussein.

    Sors Chatane, ordonna Igricheff au chaouch.La vie du dignitaire ymnite, chez lequel se rendait le

    chef destitu de la mission russe, semblait une fabledOrient. Il avait vu le jour Constantinople, au temps dela vieille Turquie, lorsque, sur un empire qui comprenaitune partie des Balkans, lAnatolie, la Syrie, lIrak, laPalestine, le Hedjaz, le Nedj et le Ymen, rgnait Abdul-Hamid, nomm le Sultan Rouge et Commandeur desCroyants. Cadi Djemal sappelait alors Djemal Pacha. Lacourbe de son destin tait inscrite entre ces deux titres.

  • Il fut diplomate. Il connut Paris sous Flix Faure. Ilresta longtemps Saint-Ptersbourg. Aux bals de la cour,il fit danser limpratrice. Quand vint la guerre, ilgouvernait Hodedah. Mais dj son loyalisme ntait plusle mme. Un mauvais vent soufflait sur la Turquie. Etlorsque lImam ymnite arracha le pouvoir aux hommesde Stamboul, le gouverneur dHodedah offrit ses servicesau vainqueur. De pacha turc il devint cadi arabe. tantseul connatre les langues et les murs dOccident, il futcharg par son nouveau matre des relations avecltranger. La mfiance entourait cet ancien oppresseur,suspect galement pour avoir vcu si longtemps parmides infidles. Mais, clotr dans Sanaa, coup du mondepar les djebels couronns de nids daigles et dhommes enarmes, Cadi Djemal djouait tous les piges. Il navait past lev en vain lombre des srails et des palaistragiques du Bosphore.

    Cadi Djemal reut Igricheff sur le seuil de sa maisonretire et modeste. Ctait un grand et beau vieillard, toutdroit dans sa longue et flottante robe de soie. Un turbanhaut, merveilleusement nou, ceignait son front trslarge. Le visage rgulier, troit, allait en samincissantjusqu la courte barbe blanche. Les yeux brlaient,profondment enfoncs sous des sourcils gris pais. Sesmains magnifiques jouaient avec les amples manches deson vtement. Il les porta hauteur de la tte pour saluerIgricheff et dit en franais, quil parlait mieux que lerusse :

    Mon cher et noble ami, comme je suis heureux devous voir. Comme vous convenez bien mon vieux cur.

  • Chaque fois, vous me rappelez les belles soires de Saint-Ptersbourg.

    Ds leur premire rencontre Sanaa, Cadi Djemalavait reconnu dans le chef moscovite le jeune officier quilavait vu, dj hautain et ferm, prs de vingt ansauparavant aux ftes de la cour impriale. Tout autrequIgricheff et admir les jeux du destin qui lesrunissait si loin dans le temps et lespace, mais sa proprevie tait un tel dfi la vraisemblance que rien ne lypouvait tonner. Il fut simplement satisfait de trouver,pour sa mission, un partenaire desprit vif et de bonnesmanires.

    Je vous salue, Excellence, dit-il en joignant lestalons.

    Ses perons sonnrent. Excellence ! Excellence ! rpliqua le vieillard avec

    bonhomie, vous ltes plus que moi, mon grand ami. Je nesuis, vous le savez bien, quun pauvre serviteur sans titre,de Sa Majest.

    Le cadi usait toujours de cette humilit, mais lordinaire sa feinte tait peu appuye et commeprotocolaire. Cette fois il mit dans sa voix plus deconviction. Linstinct dIgricheff, si vivant sous sanonchalance, fut aussitt alert.

    Il doit savoir dj, pensa-t-il.Les deux hommes pntrrent dans le cabinet du cadi,

    une pice carre et nue. Excellence, dit Igricheff, je viens vous demander

  • Excellence, dit Igricheff, je viens vous demanderdobtenir le plus vite possible une audience pour moiauprs de Sa Majest. Je veux lui prsenter mes respectsavant de quitter le Ymen.

    Si lintuition du cavalier de Chatane navait pas tinfaillible, il et srement accept pour sincre lmotionque montra Cadi Djemal. Le vieillard lui saisit les mains,se pencha vers son visage et, les yeux pleins dunetristesse parfaite, scria :

    Quelle dure nouvelle, mon ami, vous apportez monvieux cur. Vous en tiez la joie, le soleil. Nous navonspas su vous rendre le sjour ici assez agrable sans doute.Notre pays est pauvre et peu civilis, je le sais, hlas !Nous lavions mis vos pieds, mais lEurope, la belleEurope vous fait soupirer dimpatience, je le sens. Je vouscomprends, mais quel chagrin pour moi.

    Igricheff ncoutait pas ces propos. Il en suivaitseulement la cadence, quil connaissait. Lorsquil sentitquarrivait la fin de cette sorte de phrase musicale, ilrpondit :

    Votre modestie est grande, Excellence, jamais paysne ma plu autant que le vtre.

    Quelle courtoisie exquise, mais dont je ne peux,hlas ! pas me leurrer.

    Jamais pays ne ma plus autant, rpta durementIgricheff, mais ma mission est termine. Je dois partir. moins que

    Dites vite, mon ami, dites vite, lespoir revient dansma vieille poitrine, scria Cadi Djemal, dont les manches

  • sagitrent comme des ailes. Laissez-moi choisir cinquante cavaliers et je vais

    Mareb, dit Igricheff.La plus profonde dsolation parut sur le visage du

    vieillard. Ses mains retombrent le long de son corps et ilmurmura :

    Allah menvoie ce jour pour me chtier de mesfautes. Et certes il ne pouvait trouver de punition pluscruelle. Japprends dans la mme heure que mon soleilnous quitte et que pourtant nous pourrions le garder etque je ne puis rien faire pour cela

    Mon ami, Sa Majest vous aime trop pour vous laisseraller dans ce pays do personne ne revient Il faudraitune arme et celle de Sa Majest, vous le savez bien,sassemble contre les Zaranigs. Aprs la victoire,inchAllah, Sa Majest prendra Mareb, inchAllah. Alorsrevenez quand vous voudrez, parmi nous et nous vousconduirons l-bas.

    Tandis que parlait le cadi, Igricheff pensait :Il se moque de mon existence. Il ne veut pas de

    difficult avec Moscou Je vais bien voir Sa Majest est trop bonne, dit Igricheff doucement,

    et je ne veux pas inquiter sa sollicitude. Mais jaime laguerre, Excellence, et ny suis point maladroit. Pourrai-jefaire campagne avec les troupes ?

    Cadi Djemal baissa la tte, et plaintivement : Pourquoi vous acharner sur un vieillard qui vous

  • aime et na aucun pouvoir ? Sa Majest craindrait autantpour votre vie dans les combats avec les pirates que sur lapiste de Mareb.

    Il se pencha soudain sur loreille dIgricheff. Et puis, chuchota-t-il, vous tes bon musulman,

    mais tranger tout de mme, mon noble ami. Ni SaMajest, ni son humble serviteur ne vous le reprochent.Mais les sides diraient que votre prsence serait funesteau succs de nos armes.

    Cadi Djemal se redressa et sans laisser Igricheff lachance de faire une nouvelle proposition se lamentadouloureusement.

    Non, non, je le vois bien, Allah est impitoyable pourle nant que je suis. Je vais vous perdre, rayon de mavieillesse, reflet de mes beaux jours.

    Il accompagna Igricheff jusqu son cheval, tintabsolument lui prsenter ltrier et quand celui-ci fut enselle, il lui dit :

    Bien que je sois de la poussire auprs de SaMajest, ma vieille exprience me dit quElle vous recevrademain matin. Ainsi, vous pourrez, lorsquil vous plaira,satisfaire votre impatience, que je comprends si bien, deretrouver votre cher pays.

    Puis, comme se ravisant et toujours ltrier : Pourtant, si, avant, vous voulez courir laventure, il

    y a aux confins du Nedj, entre lui et lHadramouth undsert tout vide et tout vierge, le Rob-el-Kali. On dit quilest entour de sables mouvants, on dit quil est nu comme

  • la main, on dit quil est plein doasis, on dit quil est habitdArabes aux yeux couleur-de mer et de Juifs sauvages.On dit aussi que les mhara de lHadramouth, lesmeilleurs de lArabie, vous le savez, mon ami, sont sirapides et si forts, parce que les femelles, lpoque durut, sont menes par les Bdouins sur la lisire du Rob-el-Kali et que les dmons des sables les fcondent. Vous tesami, je le sais, du grand Ibn-Saoud. Il vous donnera sansdoute une escorte et vous mcrirez et je serai joyeux devous savoir plus prs de nous.

    Demandez quelquun dautre des renseignementssur les desseins dIbn-Saoud, Excellence, je connais mal cemtier, dit Igricheff. Mes respects.

    Sur une pression infime de ses jambes. Chatanebondit. Suivi dHussein, Igricheff sengagea au petit galopdans les rues de Sanaa.

    Il y rgnait une rumeur spciale qui fit lgrementtressaillir Igricheff, car ctait une rumeur darmes. Surtoutes les places campaient des groupes dhommes auxlongs cheveux, aux vtements flottants et disparates,coiffs de turbans, les pieds nus ou dans des sandalesrudes. Mais chacun avait un fusil, des cartouchires laceinture et sur la poitrine, et plusieurs poignards dans lemme fourreau recourb et cisel. Dans les rues passaientau long trot de leurs mhara, une jambe sur le col flexible,des guerriers farouches, chevels, qui faisaienttournoyer leurs carabines. Des cavaliers les dpassaientsur de petits chevaux sauvages. Les troupes de lImam serunissaient comme des hordes pour descendre vers le

  • rivage de la mer Rouge, et fondre sur les Zaranigs.Igricheff avait mis Chatane au pas. Fascin, enivr par

    ce branle-bas dsordonn, barbare, il errait travers laville, au hasard. Ainsi il parvint la grande place quistalait sous les murs du palais royal. L, Igricheff, quipourtant soignait avec une tendresse infinie la bouche deChatane, arrta ltalon dun tel coup de mors quil le fithennir et cabrer follement. Mais les cuisses de fer ducavalier rduisirent sur-le-champ cette rvolte et,presque sans souffle, les yeux plus troits que jamais,Igricheff devint une statue.

    Cest quune troupe nombreuse, dispose par rangs desix, venait sur lui. Et ce ntait pas une marche mais unedanse terrible et sacre. Les pieds nus martelaient le solsur une cadence dure, sche, dans dtranges et brefsentrechats. Sur chaque file les guerriers se tenaient parles mains, faisaient ensemble deux pas en avant,reculaient dun, repartaient en dansant. Et les armessentrechoquaient, cependant que dune voix suraigu,vrillante, insoutenable, les hommes chantaient un chantsimple, primitif et funeste dangoisse, de courage et demort.

  • III.

    LA MORT DU MESSAGERLe jour se levait sur le haut plateau. cette heure il

    tait dsert et silencieux. Les villages dormaient, et lesarbres et les pierres. Seuls, des aigles blancs traaientdans le ciel demi obscur leurs cercles mthodiques.Igricheff aimait cette virginit farouche, ces vols de proieet il avait pour le soleil levant le respect plein de gratitudequi habite le cur des primitifs. Mais rien ce matin-l nepouvait faire plaisir au cavalier de Chatane. Il quittait leYmen pour toujours

    Igricheff aperut, sur la droite, lminence boise quiportait la rsidence dt de lImam. Il se rappela lamosque, la pice de repos dont les arceaux donnaient surle bassin. Il serra les dents.

    Avec un peloton de cavaliers bachkires ou une sotniacosaque il et saccag tout cela, puis il et gagn lamontagne. Peut-tre des tribus bdouines se fussentjointes lui

    Mais il hassait les projets impossibles et trancha net lefil de ses penses. Derrire lui galopait, seul, Hussein, et

  • encore ne lavait-il jusqu Hodedah que parlautorisation gracieuse de lImam.

    Je te prte mon meilleur tireur, avait dit lesouverain lorsque Igricheff avait pris cong de lui. Il metautant de balles que toi dans une cible.

    Mme le chaouch ntait pour Igricheff quuncompagnon provisoire comme les cimes, les aigles, commecette dure libert. Mme le chaouch ! Les pommettes dubtard kirghize se firent plus aigus. Il prenait unedcision

    Puis le vide se fit en lui, comme si son enveloppecorporelle, qui ne semblait pas faite de peau mais dunecorce lastique et jaune, ne contenait rien.

    Quand il franchit la brche par o souvrait la route duplateau vers la mer, il naccorda pas un regard cettecoupe de pierre grise au milieu de laquelle on voyaitencore se dessiner les tours de Sanaa et quil ne verraitplus jamais. Puis il galopa, pendant deux heures encore,entre les montagnes qui sabaissaient lentement jusquBaouan.

    Un pont jet sur un torrent y tait gard par unevingtaine de soldats en guenilles. L sarrtait le cheminplein de fondrires mais carrossable.

    Deux askers, envoys la veille de Sanaa, attendaientIgricheff. Ils tenaient par la bride deux mulets, lun deselle, lautre de bt, trs peu charg, car Igricheff navaitpour tout bien au monde quune cantine, le harnachementde son cheval et de bonnes armes.

  • Tu mneras Chatane la main, dit-il Hussein quivenait de laisser sa monture au poste de garde. En route.

    Permets, mon chef, que je prenne de leau dans letorrent, demanda le chaouch. Il ny en a plus jusquSouk-el-Khamis. Et je sens, ta voix, que tes serviteursauront chaud sur les pentes.

    Sur un geste dIgricheff, Hussein emplit au courantrapide sa gourde noire et luisante en peau de bouc, et vintprendre la bride de Chatane. Lasker Abdallah slanasur le sentier qui attaquait durement la montagne,Igricheff enfourcha son mulet ; le chaouch et leconducteur de lanimal de bt se rangrent en file derrirelui et lascension commena.

    Car pour aller de Sanaa vers la mer Rouge, la routenest ni droite ni facile, ni dans le mme sens incline. Ilfaut descendre de mille mtres, remonter dautant,plonger plus bas encore et slever alors plus haut que lepoint de dpart mme, avant daborder la pente qui mneaux terres brlantes, au Tehama. Et sur ce chemin,puisant de fatigue et de beaut, on ne trouve que cinqpoints de halte, villes ou villages : Souk-el-Khamis,Mafhag, Manakha, Atara, Oussel.

    En allant vite, il faut quatre jours pour se rendre deSanaa jusqu Oussel. Igricheff avait rsolu quil nenmettrait que deux.

    Non point quil ft press de gagner Hodedah. Lepremier cargo vers Massaouah ne partait que dans unequinzaine et encore son horaire tait peu sr. De plusIgricheff ne savait pas sil le prendrait ou bien sil

  • gagnerait lAssir puis le Hedjaz par la cte, o ilsenfoncerait dans le dsert. Mais il tait fait de telle sortequune impatience sans but le dvorait toujours lorsquilne sabandonnait pas une paresse sans limites. Du hautde la mauvaise selle de fer et de bois releve des deuxbouts, il poussa brutalement son mulet coups decravache. La bte au pied sr gravissait avec de brusquessecousses la piste rugueuse, escarpe. Quand elle faisaitun dtour pour viter une pente plus raide encore,Igricheff, qui avait ordonn au guide de couper au pluscourt, par les sentiers peine visibles et quelle que ftlinclinaison, la ramenait sur lobstacle dun coup de rneet de fouet sauvages. On et dit quil se vengeait davoirentre les cuisses, aprs Chatane, une monture aussiindigne.

    Il ntait pas sensible son intelligence, son adresse, son effort patient. Il napprciait pas davantage cesqualits chez les btes que chez les hommes.

    Il naimait pas non plus le paysage encaiss qui, pourlinstant, soffrait lui. Il tait form de monts dsertsmais arrondis, spars par des ravins sauvages mais fond plat. Cette demi-grandeur ne touchait pas Igricheff.Et il talonna, cravacha son mulet, essouffla lesmontagnards ymnites jusquau moment o, ayantfranchi une srie descarpements, port de nouveau plusde deux mille mtres daltitude, il eut rejoint un fragmentde la grande route, vestige de lancienne Arabie Heureuse.Alors il sarrta.

    La halte ne fut que de quelques instants, mais elle

  • sufft Igricheff pour embrasser de ses yeux minces unspectacle qui, enfin, lui convenait.

    Dun bout lautre du ciel visible, bloquant tous leshorizons, dvalaient, comme des vagues monstrueuses,les chanes de rocs gris, rouges et bleuts. Entre elles,sarrondissaient des cirques harmonieux et taills engradins. L, commenait la culture du caf des djebelsymnites, sur les marches gantes et dans la pierretaille. L, au sommet de chaque arte se dressait,prolongement naturel des pics, une maison abrupte etcrnele. Lair tait pur de la puret des hauteurs et delOrient. Et lon voyait, au loin, dans cette sorte dechevauche hroque des montagnes, blanchir un villagefortifi.

    Souk-el-Khamis, dit Hussein.Plus un mot ne fut dit avant quils ne leussent atteint.

    Il tait midi. Depuis laube, Igricheff et ses hommesavaient march sans arrt.

    Nous partons dans une heure, dit Igricheff.Hussein observa doucement : Il en faut sept, mon chef, pour aller Mafhag et tu

    sais que dans la valle la nuit vient plus vite. Nous en mettrons cinq. Occupe-toi de Chatane.

    Quil ait boire et manger.Souk-el-Khamis comptait une centaine dhabitants,

    mais noccupait pas plus de place quun blockhaus, tantses maisons en pierre se joignaient troitement par lescours et les toits en terrasse. Dans la plus haute habitait le

  • chef du village. Cadi Djemal ma prvenu de ton passage, chef

    tranger, dit-il en sinclinant bas devant Igricheff. Et sescoureurs sont partis plus loin. Mais je tattendais ce soirseulement. Je nai rien prpar encore.

    Des ufs et du lait de chvre me suffisent.Igricheff stendit sur un toit, mangea rapidement et,

    les yeux rivs la cascade dartes et de cimes quefrappait le soleil, attendait que scoult le temps quilavait fix ses hommes. Comme il savait lire aussi bienqueux lheure dans le ciel, ils furent debout au mmeinstant.

    Dans le mme ordre quau dpart de Baouan, ilspiqurent sur la valle de Mafhag. Seulement Igricheffalla, comme les askers, pied. Mont, son mulet nepouvait suivre les sentiers de chvre, par lesquels pourobir limpatience du chef et pour arriver ltape avantla nuit complte, Abdallah guidait la petite troupe.Sautant de pierre en pierre, risquant tout instant deperdre lquilibre, Igricheff que gnaient ses bottes, alorsque les montagnards, leurs sandales enleves, avanaientles pieds nus, avait le sentiment non point de descendremais de rouler le long dune paroi sans fond.

    Ce jeu difficile lui plaisait cause de lattention absolue,de leffort de chaque muscle quil exigeait. Igricheff auraitpu faire porter sa carabine par lun des askers. Il nysongea mme pas, voulant que sa tche ft aussi rude quela leur et mme plus cause de son manque dhabitude etde la faon dont il tait chauss.

  • de la faon dont il tait chauss. Tu as des ailes au talon, cria Abdallah, tournant une

    seconde vers Igricheff son visage riant et barbu.Et il se mit chanter une mlope lgre et douce.

    Hussein et lautre asker reprirent la chanson. Igricheffbondissait, glissait, se rtablissait sur une roche plate,repartait de plus belle. Les triers de Chatane et desmulets, secous par leurs soubresauts, cliquetaient. Et lesvoix joyeuses des askers semblaient faites aussi de mtal,mais plus fin, plus aigu.

    Arriv au bas de la descente, Igricheff sauta sur sontalon. Tout avait disparu de la grandiose et sauvageharmonie qui, seulement deux heures plus tt, du toit-terrasse de Souk-el-Khamis, se dveloppait sous sonregard. Il se retrouvait sur un vestige de route et au fonddune sorte de cave grise et verte, parseme de petitsarbustes pineux. Mais, heureux de pouvoir monterChatane pour quelque temps sur un terrain relativementplat, son seul souci tait de maintenir son cheval un pasassez rapide pour quil obliget les askers fournir leureffort limite, et sans le dpasser.

    Il entendait souffler les hommes et les btes. Quilssouffrissent par lui, pour lui, donnait Igricheff une joiepntrante. Il oublia un instant que le chaouch et lesaskers lui taient prts seulement, quil ne marchait pasvers des conqutes, vers laventure, mais un retourmaussade. Il sourit.

    Soudain, il ny eut plus de soleil.Avec une brusquerie dconcertante, le ciel stait

  • couvert. La pluie tomba drue, tide. Les askers se mirent courir, entranant les mulets. Igricheff aperut lobjet decette hte. Prs dun jujubier dont le pied tait baigndune mare vaseuse, un petit caravansrail avait tconstruit. Il tait long, troit, toit plat et fait de pierresmal jointes. Des Bdouins, des Bdouines, des chvresnoires, des bourricots aux larges yeux doux, troischameaux noirs des montagnes y taient dj entasss.

    Igricheff laissa ses hommes se mler cette foulesordide et leur confia Chatane. Lui, resta dehors. Ilenleva son kolback et laissa avec volupt leau couler surses cheveux noirs de jais, ras et lisses qui ressemblaientpar leur brillant et leur densit la peau de sa veste decuir.

    Aussi rapidement quils taient venus, les nuagesfondirent et lon aperut le soleil qui commenait toucher le fate des montagnes. Les dernires clarts durapide crpuscule tremblaient encore sur les rocherslorsque parut un piton carr sur lequel se dressait laforteresse primitive et robuste de Mafhag. sa basetaient groupes quelques maisons.

    Igricheff se fit ouvrir la plus propre, et dans unechambre absolument nue et aux murs blancs sendormitsans manger, mme les dalles, la tte sur la selle deChatane.

    Les askers dnrent dun cuissot de chvre coriace etde pain de doura. La maigre population de Mafhag lesentourait dans la btisse qui leur servait dabri ainsiquaux btes. Parmi le bruit de litire froisse, jetant de

  • temps autre un coup dil machinal sur les fusils posscontre le mur, qui faisaient la fois leur orgueil et leurservitude, les askers parlrent de Sanaa, de lImam, de laguerre qui se prparait contre les Zaranigs et du cheftranger quils accompagnaient. Ils achevrent ainsi lapetite provision de cat emporte de Sanaa et allgs par ladrogue, bats, stendirent cte cte. Ils devaient selever bientt car, pour tre Oussel le lendemain soircomme le voulait Igricheff, il leur fallait commencer harnacher Chatane et les mulets longtemps avant le jour.Un sommeil paisible les gagna au milieu de bruits etdodeurs dtable.

    Il faisait trs noir lorsque Hussein rveilla Igricheff. Illui apportait, dans un pot dargile, du caf lger et cre,fait avec les corces des grains, car les hommes quicultivaient, sur les terrasses des djebels, le meilleur cafdu monde, ne pouvaient, dans leur misre, lemployer leur propre usage. Igricheff avala le breuvage dun trait,pour sa chaleur, et dit :

    En route.On ne voyait absolument rien que, juste sous les pieds,

    la pleur bistre de la piste. Et ce mince ruban, aussittrompu par les tnbres, tait entour de ravins et deprcipices ; Hussein confia Chatane aux soins dAbdallah(dailleurs, les btes avaient le pied plus sr que leshommes dans cette obscurit), et prit la tte du convoi.De ses orteils nus, il prouvait, auscultait le terrain.Parfois, il faisait rouler un caillou pour voir la profondeurdes gouffres quil ctoyait. La marche tait lente,

  • prudente, silencieuse. On entendait seulement renclerles btes et grincer les bottes dIgricheff. Les hommes nese distinguaient pas de la nuit. Les askers voyaient malcelui qui les prcdait, bien quils fussent presque sur sestalons. Ils avanaient au toucher, loreille. Lair vifengourdissait leurs pieds nus.

    Peu peu, cependant, et tout en haut, dtrangesaiguilles blmissantes se dessinrent confusment. Puis,entre les parois obscures des monts flotta une ombrediffuse et lgrement plus claire, pareille en couleur auxperles troubles.

    Alors Igricheff entendit un chant quil ne devait pasplus oublier que celui des guerriers enivrs sur la grandeplace de Sanaa. Humble et fluide, il ne semblait pas sortirdes lvres des askers. Ctait ladoration peureuse duneprimitive humanit devant le miracle rassurant du jour. mesure que le soleil, invisible encore, mais que lon sentaitmonter, immortel et glorieux, derrire les cimes, refoulaitde ses reflets, chaque instant plus divins, les tnbres dela gorge, le chant du chaouch et de ses hommes, slevaitde ton, prenait une assurance, une vaillancetriomphantes. Et quand, sur la note la plus aigu,Chatane dilata ses naseaux magnifiques et hennit,Igricheff, intrieurement, salua le soleil avec autant deforce et de joie que ses hommes, et que son talon.

    La petite troupe avana rapidement. Igricheff tait denouveau cheval et sil ne se ft pas matris, il et lancChatane au galop. Mais il ne pouvait le faire, car ilscheminaient maintenant dans une valle trs vaste o les

  • pistes se croisaient et senchevtraient sans cesse. Ilfallait connatre le pays comme le connaissaient les askerspour ne pas sgarer dans cette plaine toute hrisse dejujubiers, de mimosas secs et aux pointes acres,deuphorbes tranchants. Cette brousse lacrante, cetteverdure trompeuse parce quelle semblait dceler une eauque nul ne pouvait dcouvrir, firent de nouveau sentir Igricheff que, seul, il tait, dans ce pays, plus impuissantquun enfant ymnite. Il regarda fixement les pauleslastiques de Hussein qui marchait dun pas allongdevant lui et sur lesquelles tombaient les boucles de sescheveux lustrs.

    Chatane veut courir, lui cria-t-il, monte derriremoi et indique le chemin.

    Jamais, dans ses plus beaux rves, Hussein net osimaginer une pareille faveur. Ses arrire-petits-filsparleraient encore du jour o leur aeul avait galop surltalon royal, avec un grand chef des pays trangers. Ilfixa ses yeux brillants de gratitude sur Igricheff et,saisissant ltrier que celui-ci avait abandonn pour uninstant, sauta sur la croupe de Chatane. Ce poids nouveau une place inaccoutume fit tressaillir le cheval. Igrichefflui lcha les rnes. Il bondit. Hussein avait pos ses mainssur les paules du cavalier et le dirigeait par une lgrepression tantt droite, tantt gauche. Ltalon, stimulpar les ronces et les pines qui se joignaient souvent sur lapiste troite de la brousse, emportait furieusement lesdeux corps jumels.

    Il fit tout coup un cart si rude que, sans lquilibre

  • de centaure que possdait Igricheff, il et t jet terre ;Hussein, lui, roula dans les buissons dchirants. Il sereleva dun lan, les mains, la figure et les jambesensanglantes.

    Les gorizas, dit-il en riant.Un troupeau hurlant de singes blancs et noirs dvalait

    dune falaise brlante, traversait la piste, se ruait dans labrousse.

    Tire, cria Igricheff. Je ne peux pas, chef. Mes cartouches sont comptes

    et je ne peux men servir que pour te dfendre.Igricheff jeta au chaouch sa winchester. Je veux voir si tu as lil aussi juste que me la

    promis lImam, dit-il avec un air de doute.Hussein respira profondment. Allah lui voulait du

    bien en ce jour o il avait mont Chatane et o il avaitentre les mains la carabine sept coups venue de lautrect des montagnes, des dserts et des eaux.

    Les singes staient disperss en petits groupes travers la plaine et on les voyait dj mal qui couraiententre les bouquets darbustes pineux. Hussein paula. Lecoup de feu veilla durement lcho de la valle. Une bouleblanche et noire, au loin, fit un bond qui la porta plus hautque les autres et retomba. On entendit glapir longuementla bande, Igricheff, dont le regard portait trs loin,distingua deux singes qui entranaient le bless.

    Cest bien, dit Igricheff, tu mrites ta gloire.

  • Remonte.Ils ne galoprent pas longtemps. Comme la piste se

    rapprochait du flanc de la montagne, une cohuedanimaux obstrua la route. Il y avait l, par centaines,des brebis beiges, des chvres noires et des dizaines debourricots et de dromadaires. Toutes ces btesbramaient, blaient, se bousculaient, la gueule avide.Quelques bergers bdouins, aux haillons flottants et sales,le poignard recourb tenu par leur ceinture dtoffe, degrands btons blancs la main svertuaient mettre unpeu dordre dans ce dlire.

    Hussein sauta terre et dit : Cest le seul abreuvoir de la valle. Je vais y mener

    Chatane.La voix, en prononant le nom de ltalon, tait

    maintenant pleine de tendresse. Tareg, tareg, cria-t-il, fendant brutalement la

    cohue.La cravache dIgricheff acheva de frayer le passage.Le puits tait profond, ses lvres souvraient au ras du

    sol cendreux, fendill par la chaleur. Une poulielmentaire permettait dy faire descendre au bout dunelongue corde, les gourdes et les outres en peau de bouc.

    Donne, dit le chaouch une Bdouine qui remontaitavec peine un de ses rcipients.

    Elle obit, mais se mit pleurer. Mon pre va me battre, gmit-elle. Il attend

  • derrire et son troupeau a soif.Sa voix enfantine attira lattention de Hussein qui la

    regarda mieux. Ctait une fille de treize ans au plus etmoins haute que son bton, mais qui commenait dj seformer. Elle avait un visage fin, des joues sales mais lisses,de trs beaux yeux.

    Comment tappelles-tu ? demanda Husseindoucement.

    Yasmina. Console-toi, Yasmina, naie pas peur. Je remplirai

    loutre.Igricheff, qui observait sans rpit Hussein, le laissa

    faire, puis lui dit avec nonchalance : Elle est belle, la petite Yasmina, pourquoi ne la

    prends-tu pas pour te servir ?Hussein soupira : Le pre en voudra cher et je ne suis quun pauvre

    chaouch. Je ne gagne pas seulement cent thalers par an.Je nai pas une chvre, et mon fusil mme nest pas moi.

    Alors, jai plus de chance.Igricheff poussa Chatane derrire la fillette jusqu ce

    quelle et retrouv un Bdouin sec et hargneux. Il luidit :

    Ta fille me plat, berger. Je suis un grand chef et unvrai croyant, mon chaouch te le confirmera. (Husseinbaissa la tte plusieurs reprises.) Donne-moi Yasmina.

  • Elle est vierge et vaut son poids dargent, grommelale Bdouin, et je ne la laisserai pas moins.

    Combien ?Lhomme hsita et demanda le double de ce quil avait

    mdit tout dabord. Deux cents thalers, fit-il.Igricheff tira de ses fontes un sac pesant, louvrit. La

    flamme de lor au soleil fascina le Bdouin et le chaouch. Voil deux cent cinquante, dit Igricheff en jetant

    vingt livres au berger.Puis, se pliant dans un mouvement vif et barbare, il

    saisit la fillette et la posa devant lui sur lencolure deltalon. Elle regarda son pre, les troupeaux et, passive,ferma les yeux.

    Igricheff se remit en route trs lentement, pour laisseraux askers le temps de le rejoindre. Lorsquil les aperut ilreprit sa place derrire Hussein qui il navait plusadress la parole.

    Le chaouch avanait du mme pas lger et prompt,mais son esprit ntait plus libre. Il ne jalousait certes passon chef. Il le plaait un rang trop haut et il tait tropfataliste pour prtendre concourir en quoi que ce ft aveclui, mais Igricheff avait mis dans lachat de la petiteBdouine une provocation vidente lgard de sonchaouch. Et cela aprs lui avoir fait partager le galop deChatane, aprs lui avoir prt son fusil sept coups !Pourquoi cette face double ?

  • Ne parvenant pas percer lnigme, Hussein la remitaux soins dAllah et se sentit rassrn. Puis un desgrands souvenirs de sa vie occupa toute sa pense.

    La valle de Mafhag butait contre une falaise assezhaute qui semblait la fermer sans issue. Mais sur le ctgauche bait une troite fissure, dissimule par desfiguiers sauvages et de grands jujubiers. Hussein syengagea dlibrment. Elle ouvrait sur un corridorencaiss qui serpentait entre des rochers pic dun rougesombre, et que dominaient des deux cts des plates-formes envahies par la brousse. Hussein se retourna versIgricheff avec un orgueil naf.

    Tu vois ici la porte de Mafhag, dit-il. L, nous avons, cinq cents contre cinq mille, barr le passage aux Turcspendant des jours et des jours. Jtais l-haut (il montraitla plate-forme de gauche), et jai bien vis

    ce moment, de lendroit mme quavait indiqu lechaouch, une voix forte, quoique essouffle, cria :

    Arrte, au nom de lImam, chef moscovite.Entre les blocs couleur de sang noir, surgirent les

    silhouettes dun officier, reconnaissable sa dfroque quiremontait au temps de la domination ottomane, et de sixaskers. Tous ces hommes ruisselaient de sueur etportaient sur leurs visages les traces dun puisementterrible. Ils avaient couru pour rattraper Igricheff la nuitcomme le jour et en coupant plus brivement que luiencore. Sagrippant comme des btes fauves auxasprits de la paroi, ils descendirent lun aprs lautredans la gorge. Lofficier sapprocha dIgricheff et dit

  • respectueusement : Il faut, grand chef, que je parle tes seules oreilles.Igricheff tendit Yasmina au chaouch, fit faire quelques

    pas son talon et larrta derrire un rempart de pierre labri de tous les regards.

    Voici une lettre de Cadi Djemal, dit lofficier. Il te faitdire que, si tu ne peux nous donner le souvenir quil tedemande, tu reviennes avec moi Sanaa.

    Lofficier remit entre les mains dIgricheff un plicachet et, pour louvrir, le plus petit des trois poignardsquil portait tags dans le mme fourreau. Sansmanifester aucune surprise, Igricheff fendit lenveloppe.Le message du Cadi tait en russe et il disait :

    Mon cher et vieil ami, dans la prcipitation de votredpart, ce que je comprends si bien, vous avez mlangvotre propre fortune, assez considrable je suis sr pourque cette erreur ne vous soit pas apparue tout de suite,avec les fonds de votre mission.

    Igricheff, quoiquil gardt les yeux fixs sur le papier,ne continua pas sa lecture. Il comprenait. Il avait en effetemport toute la caisse de la mission russe et lavait djoubli. Cet argent, il le considrait comme sien du droit leplus certain, du droit de prise. Pour cette seule raison, ilse ft laiss tuer plutt que de le rendre. Mais en outresubir lhumiliation dun voleur pris au pige, restituerlargent ou revenir avec les soldats lancs sa poursuite !Cadi Djemal, vraiment, se trompait dhomme.

    Ctait dans les instants pareils et seul Igricheff les

  • pouvait compter que son gnie se montrait pleinement.Je peux le tuer en un clin dil, pensait-il, mon

    browning est dans la poche droite, de son ct. Et jecravache. Mais cest la dernire carte jouer. Les askers,comme lordinaire, ignorent tout de la mission. Ilssavent seulement quils doivent me rejoindre pour unmessage de lImam. Donc, si un accident

    Cette conclusion ntait pas encore compltementforme dans son esprit que dj, insensiblement, ilinclinait Chatane vers la gauche. Puis, simulant dtreabsorb par la lettre, et, comme pour arranger unesangle, il glissa une main vers la sous-ventrire. Elle taitarme du petit poignard qui avait servi ouvrir lamissive. Tout coup, Chatane hennit furieusement et,comme il avait le nez sur le mur de la gorge et ne pouvaitse cabrer, rua de toutes ses forces. Lofficier neut pas letemps de crier. Il tomba, la poitrine dfonce. Igricheff,prompt et terrible, fit volter ltalon et le fora pitinerle corps jusqu ce quil ft en bouillie. Alors, grands cris,il appela les askers.

    Si lImam lui-mme ne mavait donn Chatane, dit-il, je labattrais sur lheure. Une pierre est tombe, etcomme je lisais les derniers souhaits de bon voyage quema si tendrement envoys le grand Cadi Djemal, je naipu matriser temps la peur de Chatane. Cest unterrible matin que celui-ci pour moi. Mon cheval a tu unhomme qui mtait devenu trs cher puisquil taitporteur dune lettre si prcieuse. (Il la baisa.) Rapportezson corps Sanaa, quon lui fasse des funrailles comme

  • un mir. Voici pour cela, et voici pour vous, pauvressoldats sans pre.

    Il leur jeta au vol une pile dor et tourna Chatane versla sortie de la gorge. Avant de le pousser du talon, ilajouta :

    Et dites au grand Cadi que je suis toujours sonserviteur obissant.

    Il fallait au moins trois jours aux askers pour regagnerSanaa en portant le cadavre. Trois jours Igricheff nypensa plus.

  • IV.

    LE CHEMIN DES TITANS la sortie du dfil recommena la brousse, acre,

    fivreuse, monotone. Mais au fond se dressait unegigantesque muraille qui se perdait dans les nues. Surson fate, parmi la brume, on voyait de minuscules tachesblanches. Ctait Manakha, la ville des montagnes,quIgricheff avait dsigne comme but la premiretape de la journe.

    Hussein qui, pourtant, avait fait une partie du trajet cheval, sentit une fatigue plus lourde que celle de sescompagnons alourdir ses jambes, lordinaire plus agilesque celles daucun asker.

    Jai port malheur Chatane, se disait le chaouch,en posant mon corps indigne sur une monture dmir. Etle chef la su avant que ltalon devienne fou. Et il majustement humili avec Yasmina. Et il ne me parle plus.

    Sa dtresse tait profonde, car depuis quelques heuresil aimait Igricheff.

    Il entendit soudain sa voix brve :

  • Tu avances comme un vieillard, Hussein. Faut-ilmettre Yasmina devant toi, guerrier, pour te mener letrain ?

    Le chaouch se redressa comme sous un coup de jonc. Ilavait mrit linsulte. Son humilit saggrava du poids desa faute. Il tourna vers le cavalier impassible qui avaitpris la Bdouine en croupe un visage fidle et soumis etdit voix basse :

    Tu vas voir, chef au grand cur.Il partit au pas de course bien quils fussent arrivs au

    pied de la montagne de Manakha.L se retrouvait la chausse ruine qui tmoignait des

    temps hroques. Large et faite de dalles gantes, ellesaccrochait la muraille prodigieuse en lacets noblementdessins. Sur elle cheminaient des caravanes, desdromadaires noirs qui, sur de molles litires, portaient desfemmes voiles, des ngres esclaves chargs de fardeaux,de petits nes monts par des vieillards aux turbansverts, anciens plerins de la Mecque, des seigneursescorts dhommes darmes, des juifs timides aux figuresbibliques. On sentait lapproche dune grande et fire citdont le peuple se rpandait travers la chausse antiqueque des sicles dincurie navaient pas encore vaincue.

    Mais cette cit semblait inaccessible. La petite troupedIgricheff avait beau suivre, les dents serres, lhaleinecourte, le front tremp de sueur, lallure terrible duchaouch, elle avait beau tourner et contourner les lacetsde plus en plus rudes, la muraille se dressait de plus enplus haute devant elle. Dj on embrassait toute la

  • brousse depuis Mafhag, dj, lhorizon tremblant,sapercevait Souk-el-Khamis, dj lair devenait fraismalgr le soleil son znith, dj des maisons fortes,assises sur les rocs aigus, montaient leur garde solitaire,dj des aigles tournoyaient entre les pierres, mais lachausse grandiose droulait encore ses mandres sansfin.

    Le cur battant rompre, les hommes dIgricheffmontaient, montaient. Et lui trempait son cur cespectacle dinstant en instant plus large et plus ample etplus farouche. Et il regretta dapercevoir, enfin, le long ducol qui menait lautre versant, le faubourg est deManakha.

    Les coureurs de Cadi Djemal les premiers avaientbien rempli leur tche. Lamil{5} de Manakha, un vieillardau profil arabe le plus fin et le plus pur, reut Igricheff surle seuil de sa haute demeure et le conduisit dans une salletrs vaste o lon avait dress une table garnie de platsfumants et apport un angareb{6}. Des serviteurs armsattendaient les ordres de lhte.

    Mange ces mets indignes de toi, chef de Moscovie,dit le vieillard, et repose-toi aprs cette longue marche.

    Ton hospitalit mest une faveur dAllah, rponditIgricheff et je goterai avec une joie profonde le repas quetu as bien voulu me faire prparer. Mais je veux tre Oussel avant la nuit.

    Il y eut un long combat de politesses, car lamilesprait retenir le chef tranger quelques jours chez lui,

  • avant que le vieillard acceptt la dcision dIgricheff.Celui-ci appela Hussein et lui dit : Dans une heure nous reprenons la route. Tes

    hommes et toi vous avez bien march. Je vous donne unepremire rcompense.

    Deux piles dor se trouvrent dans la main du chaouch.Il les regarda, stupide. La bont du chef moscovitelcrasait.

    Habitu par son enfance tremper ses doigts dans lespoteries o le mouton et le riz nageaient parmi la graisse, ces croquettes de viandes paisses, farcies de piment etdoignon, Igricheff mangea voracement. Un combat ou unmeurtre lui donnaient toujours faim. Et au lieu de leaumle dencens que lui versaient les serviteurs de lamil, ilbut sa gourde la vodka de Chougach, dont le liquideincolore ne pouvait attirer les soupons des musulmans.

    Quand le temps accord son escorte fut coul,Igricheff sortit sur le perron. Lamil sy trouvait pour luifaire ses adieux. Les deux askers, Chatane et des muletsfrais galement. Mais Hussein ntait pas l. Igricheff, lessourcils joints, attendit prs dune heure. Lamil eut beaului conseiller ou de rester, ou de partir sans le chaouch,car il lui serait impossible darriver avec le soleil Oussel(et le chemin tait prilleux), Igricheff demeura inflexible.Enfin, les hommes qui avaient battu toute la villeramenrent Hussein. Il avait un visage incolore et desyeux extatiques, noys dun cerne bleu.

    Tu es ivre de cat, chien, dit lentement Igricheff. Tu

  • me rcompenses ainsi Tiens.La cravache cosaque sabattit deux fois sur les paules

    du chaouch. Il ne pouvait savoir quIgricheff, sil avaitnourri une fureur que rien ne balant, lui et ouvert lafigure dun seul coup de sa lanire paisse. La maindHussein, instinctivement, saisit son poignard, mais,comme rveill, il sinclina trs bas. Cela encore il lavaitmrit.

    Cependant Igricheff disait dune voix perante, pourque la foule qui stait dj runie autour du perronlentendt nettement :

    Tu me conduiras Oussel avant que le soleil netombe et aprs je tenverrai Sanaa, enchan, pour queCadi Djemal choisisse le chtiment qui te convient.

    Hussein courba la tte plus bas encore. Ces parolesaussi taient justes. Il avait voulu se dlivrer dusentiment de son indignit par la plante bienfaisante. Ilnavait fait quaccrotre son crime. Ce jour tait nfaste. Ilny pouvait rien. Le chef si bon pas davantage.

    Je ferai ta volont, dit Hussein.Menant de nouveau la petite troupe, il sortit de

    Manakha.Cest ce point que commence la partie vraiment

    auguste de ce chemin de titans qui mne des plateauxvolcaniques de Sanaa aux rivages brls de la mer Rouge.La cascade de chanes qui blouit le regard Souk-el-Khamis, la monte sublime de la valle de Mafhag la citde Manakha, tout soublie ds que le voyageur a dpass

  • la ville des djebels. Car il dcouvre alors une grandeurtellement surhumaine quelle fait invinciblement leverdans son me le sens de la terre et de lternit.

    Ce sens Igricheff lavait, comme celui des chevaux etde la guerre. Et lorsque, montant encore, il arriva au colsuprme gard par le bourg de Hadjira, il sarrta, lesouffle bref.

    Enclose dans une muraille circulaire, ramasse entreses tours et ses pierres, Hadjira levait, cte cte, au-dessus de la brume et du vent, ses maisons prodigieusesde huit tages en morceaux de roc lun lautre ajusts,ses maisons grises comme la lave, troites comme despiliers dresss pour supporter les nuages, peintes debandes de chaux vive comme des idoles barbares, percesde meurtrires comme autant de forteresses. Et leurpied stalait, gradin rouge par gradin rouge, la plus pureet la plus vaste arne queussent jamais conue les gnieset les dieux. Et plus loin, plus haut, plus bas, tandis quesvasait le cirque fantastique, chaque piton, chaque cime,chaque aiguille haussait vers le ciel un village aigu etmystrieux. Et mieux regardait Igricheff, plus semultipliaient ces nids farouches, fabuleux. Ils semblaientles derniers, les plus incroyables. Mais il suffisait Igricheff de tendre sa vue pour en apercevoir dautres quiles dominaient encore, perdus dans la brume dessommets comme dans la brume du large, couronnant desartes plus effiles encore, refuges miraculeux. Et,mnag avec une science et une audace infinies, verschacun deux menait un nouveau cirque de gradins,creus depuis des sicles dans le flanc des montagnes

  • divines comme si, pour ces demeures titaniques, il etfallu des escaliers de gants. Pics cyclopens, formidablescitadelles, gardiens de la pierre et du ciel, le soleil et lesnues et les aigles passaient sur eux tour tour.

    Igricheff, malgr lheure tardive, demeura longtempsimmobile, dans un lucide et pieux vertige. Il ne priaitjamais qu des instants pareils, mais sa prire ntait pasde celles qui amollissent et fondent un cur tragique. Ellesadressait, sans paroles, au sable, au granit et au ventpour le porter leur mesure.

    Quand il se sentit en mme temps ptrifi et sansfrein, il quitta dun bond la selle de Chatane, jeta la bride Abdallah, plaa la petite Bdouine sur lpaule deHussein et dit celui-ci :

    Maintenant, conduis-moi comme le feu. Les autresnous retrouveront Oussel.

    La chaleur et non le poids de sa charge imprvue fittrbucher Hussein. Mais ce fut sa dernire erreur. Lapuissance du cat, le corps de Yasmina contre son visage,lexpression et la voix de son chef lui donnrent des ailes.Il fondit tout droit vers lchancrure immense quisouvrait comme un golfe. Igricheff semblait aussi avoirperdu toute pesanteur. Ils sautaient, ils glissaient sansheurt, ils planaient. Les chvres sauvages seules eussentpu les suivre. Et le chaouch dansait de roc en roc enchantant.

    Le ciel tait devenu livide et plomb. On et dit que lesmontagnes staient lune lautre soudes par unematire elles pareille. Un clair la dchira, puis un autre.

  • matire elles pareille. Un clair la dchira, puis un autre.Le tonnerre fut la voix des abmes. Et la pluie se rua encataractes. Tremp, sauvage, ivre, Igricheff suivaitHussein dans sa course dmente. Mais il pensa soudain sa carabine. Il la fallait plus que jamais protger.

    Arrte, cria-t-il.Le chaouch simmobilisa, en plein lan, Yasmina

    bascula. Agripp de ses pieds nus une grosse pierreglissante, Hussein la reut dans ses bras et la serra toutegrelottante sur sa poitrine.

    Igricheff avait dj gagn une anfractuosit profonde,que surplombait un norme quartier de roc. Il sy tenditpaisiblement. Hussein vint ct de lui, dposa la petiteBdouine et resta debout. Tout prs deux roulait untorrent subitement n. Les clairs traquaient une proieinvisible. Devant la grotte se dressait, sur une plate-formeaux parois verticales entoures de toutes parts dun cielbrouill, le village dAtara, construit comme un bateau depierre, la proue tourne vers des gouffres mystrieux.

    Assieds-toi, Hussein, dit Igricheff, prends ma main.Je ne ferai rien dire Cadi Djemal et je te donne Yasmina.Mais il faut choisir de suite : ou reviens avec elle versSanaa sans tourner la tte ou suis-moi pour toujours.

    Hussein baisa la paume du btard kirghize et rponditsans hsiter :

    Tu mas pris sur Chatane, jai tir avec ton fusil, tumaccordes ta belle esclave. Tu es mon matre jamais.

    Ils ne dirent plus un mot jusqu la fin de lorage.Quand ils sortirent de la grotte, le crpuscule commenait.

  • Un jour plus tt, le chaouch et offert Igricheff de passerla nuit dans Atara. Maintenant, malgr le pril queprsentait une pareille dcision, il mit de nouveauYasmina sur son paule et slana vers Oussel.

    La lumire baissait aussi vite que se prcipitait lapente. Bientt, il fit nuit. Et les pierres mouilles taientautant de piges et les ravines ouvraient leurs gueulesobscures de chaque ct de la piste que Hussein il nesavait lui-mme par quel miracle devinait de ses piedsnus. Il avait dnou sa ceinture de toile, en avait donn unbout Igricheff et tenait lautre dans ses dents, car il avaitbesoin de ses bras comme balancier. Ils marchrent uneheure sous les tnbres et au seuil de la mort. Enfin, lechaouch dit :

    Nous sommes prs dOussel, je le sens, mais jaiperdu la piste. Reste ici, chef, avec Yasmina. Je vaisreconnatre le chemin.

    Igricheff attendit longtemps. Enfin une lumireclignotante pera les tnbres. Hussein revenait avec unBdouin qui portait une torche. Mais, avant de retournersur ses pas, le berger sauvage tendit la main versIgricheff et dit :

    Bakchich, tranger.Des sortes de billes dures coururent sous la peau

    dIgricheff lendroit des pommettes. Cest ainsi que tu reois des htes, fils de truie, dit-il

    dune voix rauque.Dj son revolver tait dans sa main. Mais il se ravisa

  • et, tourn vers le chaouch, commanda : Chtie-le.Dun mouvement sans rplique Hussein arracha la

    torche, la passa la fillette. Puis, saisissant son fusil par lecanon, il frappa de la crosse le berger au visage. Celui-cibascula, roula dans le prcipice.

    On dira quil est tomb tout seul, remarquatranquillement Hussein.

    Alors seulement, Igricheff, qui se mfiait despromesses faites sous linfluence du cat, fut sr duchaouch.

  • V.

    LA TERRE QUI BRLELamil de Hodjela, premire ville de la plaine, tait un

    petit vieillard sec, au nez crochu, la barbiche griserecourbe. Il habitait en dehors du village, une maisontrs isole et silencieuse. Les coureurs, chargs par CadiDjemal de le prvenir du passage dIgricheff, taientarrivs la veille dans cette demeure muette. Lamilnavait montr ni joie ni mcontentement. Simplementses lvres parchemines staient pinces davantage.Lamil tenait fanatiquement au parti des Sides et hassaitles trangers aussi fort quil avait, autrefois, aim laguerre.

    Pour ne pas dsobir aux ordres venus de Sanaa, il secontenta de faire librer par ses domestiques, dans unemaison quil avait au milieu de Hodjela, une grande picemeuble de quelques angarebs branlants et dune saletsordide.

    Ce fut sur lun deux que stendit Igricheff lorsque, la fin de la matine, il eut touch Hodjela.

    Tandis quun des serviteurs de lamil, vieillard plus

  • hospitalier que son matre, achevait de cuire des galettesde farine frache et molle pour le repas de midi, Hussein,aid par Yasmina, dessella, dbta Chatane et les mulets.Puis il apporta la cantine et le harnachement dIgricheffdans la pice. La sueur perlait sur son visage brun. Lachaleur accablante du Tehama, quand midi approche,faisait souffrir le montagnard.

    Pensif, il regarda par la fentre sans vitres ni boiserie,simple brche dans le mur de pierre, le dessin puissant etfin des derniers djebels, leurs promontoires clestes osapercevaient encore les bourgs fondus dans la nueazure. Ctait son vrai pays, le seul quil nommtintrieurement Ymen, Arabie Heureuse. Ses poumons,ses pieds agiles taient faits pour lui.

    Pour le reste, pour cette torride bande ctire appeleTehama, cest--dire terre brlante, il nen aimait ni legrain sec, poussireux, ni les formes nonchalantes, ni lesveules habitants. Conquise et reconquise sans cesse, ellentait quun passage vers la mer, une route pourcaravanes, une rgion insalubre et btarde. Mais lechaouch neut pas un mouvement de rvolte contre celuiqui le ravissait sans doute pour toujours ses bellesmontagnes. Il stait donn Igricheff.

    Celui-ci attendait le repas pour se remettre en route.Quelle route ? Vers quel but ? Il ne se le demandait point.Il avait pris son lan du haut plateau de Sanaa pour allerau port de la mer Rouge. Il poursuivait sa course commeun torrent. Sil rencontrait des obstacles, il lesemporterait ou sen dtournerait suivant leur nature. Il

  • ne rflchissait point, il subissait le poids du destin quilhabitait.

    Hodedah, sil y arrivait, il verrait djouer lapoursuite du cadi, soit par terre, soit par eau. Sil neparvenait pas au port, dautres chemins souvraient sonaventure.

    Lorsque lheure viendrait de choisir, il saurait bien lirele signe qui le dterminerait. Pour linstant, tout tait aumieux. Il avait de largent, un talon sans rival, un guidequi lui appartenait. Il fallait simplement fournir cedernier une bonne monture.

    Hussein, appelle lamil, dit Igricheff.Rien ne pouvait blesser davantage le vieillard que

    davoir se rendre aux ordres dun tranger qui avait lamoiti de son ge. Il vint nanmoins par respect pourlImam, mais refusa de sasseoir.

    Je veux aller vite, lui dit Igricheff, et je veux acheterun cheval rapide.

    Un mauvais sourire joua sur la bouche dente. Tes volonts sont le commandement de mon matre,

    rpondit lamil, mais comment pourrai-je te vendre uncheval ? Tous ceux de Hodjela, larme de lImam les apris pour la guerre des Zaranigs.

    Il fit une pause et ajouta avec un regret perfide : Sans doute, jai le mien, qui vole comme le vent de

    sable. Mais tu me donnerais trois fois son poids dor que jerefuserais. Il mest plus cher que la prunelle de mes yeux,

  • autant que mes fusils.Il y eut un silence. Igricheff pensa calmement :Cette nuit, nous forcerons lcurie.Pour ne pas veiller de soupons chez lamil, il continua

    lentretien et demanda : Tu aimes beaucoup les armes, je vois ? Et quel guerrier qui na jamais craint la mort au

    combat ne les chrirait point ? scria le vieillard.La chaleur de sa voix fle, lclat de ses yeux uss

    firent quIgricheff plissa lgrement ses lourdespaupires.

    Excuse-moi de tavoir fait venir pour rien, dit-il. Etpuisquil nous faudra cheminer au pas lent des mulets,nous partirons ds que nous aurons fini de manger.

    Je serai l pour te souhaiter bonne route.Quand lamil revint, Chatane et le mulet de selle

    taient harnachs. Mais le mulet de bt attendait encoresa charge. Igricheff et Hussein se trouvaient lintrieurde la maison dlabre. Le vieillard monta pniblement lesmarches qui menaient vers leur pice. peine en eut-ilfranchi le seuil quil porta la main son cur. Sur la pailleimmonde dun angareb brillaient des canons dacier,miraculeusement fourbis. Il y avait l un fusil de chasse,trois carabines rptition et trois normes revolversColt. Dans la cantine ouverte dIgricheff, on voyait unamas de botes munitions.

    Nous sommes un peu en retard, dit paisiblement le

  • chef moscovite, mais je tenais voir si lhumidit navaitpas fait quelques taches de rouille l-dessus.

    Il montrait les armes tincelantes. Fascin, lamilmarcha vers elles. Ses doigts tremblants les caressrent.Igricheff, avec ngligence, lui montra le mcanisme descarabines, les balles blindes des revolvers. Puis, ilordonna au chaouch de les replacer dans leurs tuis.

    Le vieillard regardait disparatre un un ces enginsmagnifiques. la fin, il ny put tenir et posant ses mainscrochues sur les derniers qui restaient dcouverts il dit voix basse, amoureuse :

    Prends mon cheval pour un grand et un petit fusil.Igricheff ddaigna de feindre davantage. Lamil jouait

    franc jeu. Tu as raison, lui dit-il, de bons coursiers, tu en

    trouveras encore ici. Mais pas des armes pareilles. Et peut-tre, si le veut Allah, mes fils te

    reprendront avec elles ce que leur pre a t forc de tedonner.

    Le Prophte aime les forts, rpondit Igricheff.Le cheval de lamil, sil ne pouvait valoir Chatane, tait

    vritablement une bte race et rapide. Hussein sauta enselle, arm de son vieux fusil, dune carabine et dun colt.Igricheff, outre sa winchester et le gros revolver, prit lefusil de chasse. Ils partagrent les munitions et largent.Yasmina fut hisse en croupe de Chatane et, laissant lacantine avec quelques hardes, les deux cavaliers prirent la

  • piste du Tehama.Ils navaient pas encore tout fait atteint le niveau de

    la mer et la saison tait la plus frache qui se pt trouverdans le cours de lanne. Pourtant, la chaleur suintait,accablante, humide, dun ciel dpoli, sur la terrecraquele, sur les arbres rabougris. Chatane, que sonmatre menait au petit galop, eut tout de suite les flancsmouills, mais, comme au bout dune heure il ne donnaaucun signe de fatigue, Igricheff se rjouit profondment.Ltalon des montagnes le servirait aussi bien dans laplaine brlante que sur les hauts plateaux. Pour lechaouch il en irait de mme. Il avait pris le train du chefet, les lvres serres pour mnager son souffle, aspiraitlentement lair chaud, gluant, comme pour sen imprgneret nen plus souffrir. Bientt, il serait laise sur le terrainnouveau autant que dans les djebels, malgr la sueur quisillonnait ses joues creuses, malgr lessaim de mouches,de moucherons et de moustiques qui tourbillonnait autourdeux, collait la croupe des btes, la peau des visages.

    Igricheff caressa lencolure de Chatane et sans senapercevoir, forant son cheval au pas, se mit murmurerune chanson de caravaniers mongols. Elle lui taitrevenue delle-mme la mmoire, aux lvres.Maintenant quils avaient franchi les derniersvallonnements, il retrouvait dans la rgularit de lamarche, dans le poids du soleil, dans le ciel implacable,dans la monotonie des dunes et le grain de la terre, lesroutes dsertes du Turkestan quil avait parcourues avecla tribu de sa mre.

  • Hussein ne pouvait savoir que son chef retournait trsloin dans le temps, dans lespace, mais il sentait que grce cette chanson, nulle sueur ne pouvait tremper la figuredIgricheff, ni celle de la chaleur, ni celle de langoisse,quelle le dlivrait de toute emprise, quelle tait la voixdune race plus dure, plus vieille, plus secrte encore quela sienne. Et il couta, retenant son haleine, avec effroi etvnration, cette mlodie qui navait dautre me quecelle de ltendue vide et du firmament.

    Ils cheminrent longtemps, traversrent la petite citdObal, reprirent la piste vers Hodedah. Sur la mmenote, Igricheff tirait la mme mlope. Il naccordait pasun regard au paysage, ni aux habitants.

    Ceux-ci taient petits, ronds, contrefaits pour laplupart, avec un ventre gonfl, des paules pendantes.Leur peau avait la couleur du Tehama, jauntre et tirantlgrement sur locre. Le torse tait nu, les jambes aussi.Un bonnet conique les coiffait curieusement. Ils avaientune expression douce et humble, non sans fausset. Maisquimportait Igricheff : il ntait sur la piste poudreusequun nomade qui va, appel par lhorizon, qui va sans butjusqu la nuit.

    Comme ils dbouchaient dun couloir de dunes,Chatane sarrta, frmissant. En mme temps slevaune plainte presque humaine. Rendu au sentiment de laralit, Igricheff baucha un geste vers sa carabine. Illaissa retomber sa main, ayant reconnu la raison de lapeur de Chatane. En travers de la piste, un dromadairetait tendu. Accroupi plutt, car il essayait sans cesse de

  • se mettre debout. Il navait pas le poil sombre deschameaux des montagnes, mais la couleur fauve de ceuxdu Tehama. Ctait une bte des sables.

    Il ne fera plus de caravane, dit Hussein.Yasmina, cdant son instinct de fille de ptre, stait

    laisse glisser le long de la croupe de Chatane et palpaitlanimal de ses doigts attentifs.

    Non, il nen fera plus, approuva-t-elle. Il a un genoucass.

    Elle pressa sur la jointure rompue. Un bramementdsespr schappa de la gueule sinueuse et de tristesyeux, pleins danxit et de douceur, interrogrent ceuxdes voyageurs.

    Igricheff fut le seul ne pas dtourner les siens.Hussein et Yasmina plaignaient plus la bte de caravanequils ne leussent fait pour un tre humain. Ils savaientquelle mettrait trs longtemps mourir. En pays dIslam,on nachve pas un animal bless, on lui donne mangeret boire. Les conducteurs de convois, sur cette pistefrquente, ny manqueraient point. Le dromadaireresterait l des jours, des semaines, ramassant toutes sesforces pour se relever, retombant toujours, dressant versle ciel, au milieu du sable ardent, son long cou ainsi quunsignal flexible de dtresse. Hussein et Yasminacontemplaient en silence, dans le grand animal agit detressaillements, la loi brute du dsert.

    Cest un mauvais prsage pour la route, murmuraenfin le chaouch.

  • Nous allons en changer, dit Igricheff avectranquillit.

    Il ntait pas superstitieux le moins du monde et silavait eu le dessein arrt de poursuivre son chemin, ilnet pas hsit faire sauter Chatane par-dessus la bteblesse. Mais, depuis le dpart de Sanaa, il prouvaitcontre litinraire prvu une rpugnance de plus en plusvive, de plus en plus tenace. Et maintenant quil restaitseulement un jour dtape faire pour arriver Hodedah, cette rpugnance possdait entirementIgricheff. Pour changer de route il navait attendu quunsigne.

    Approche, ordonna Igricheff au chaouch.Et, quand celui-ci se fut rang ct de lui, de telle

    faon que les naseaux de leurs montures touchaientpresque lobstacle vivant, Igricheff demanda, en montrantle nord :

    Quy a-t-il l-bas ? Loheya et Midy, chef, puis le pays dAssir, mais il

    faut des mhara. Les chevaux ne tiendront pas. lest se profilaient les djebels do les cavaliers

    taient descendus. louest, ctait la mer. Igricheff setourna vers le sud.

    Et l ? dit-il. Nous pouvons rejoindre une assez bonne piste,

    mais Mais ?

  • Elle mne chez les Zaranigs. Passe devant et conduis. Ils nous tueront, dit Hussein en obissant.Comme Igricheff ne rpondait pas, le chaouch poussa

    du talon son cheval qui hsitait aborder le sable mou. Ilssenfoncrent dans les dunes, abandonnant la piste surlaquelle tentant en vain de se relever, le dromadairebramait sans espoir.

    Leur marche fut trs lente. Les btes renclaient sanscesse cause du terrain qui fondait sous leurs sabots.Leurs cavaliers nosaient les presser de peur quun fauxpas ne leur brist les jambes. Une dune succdait lautre, aussi poudreuse, aussi friable. Les traces nydemeuraient point. peine faites, le sable, croulant, lesrecouvrait.

    Par quel sens mystrieux de lorientation Hussein, quiavait parcouru le Tehama deux fois seulement, sedirigeait-il ? Il net pu le dire lui-mme, mais il taitaussi sr de son chemin dans ce moutonnement indfini,monotone, que sil avait t marqu de jalons clatants. Saseule crainte tait de ne pas arriver la nouvelle pisteavant la chute du soleil. Il leur faudrait alors passer la nuitdans le sable. Et les chevaux avaient soif.

    Pour mnager le sien et aller plus vite, il sauta terre.Igricheff limita.

    Tu ne pourras pas, chef, dit le chaouch, tes bottessont trop lourdes.

    Le btard mongol haussa les paules.

  • Le jour dclinait. Le sable devenait grenat. On nevoyait que lui, que lui, dun bord lautre du ciel, sorte dehoule immobile et doucement creuse. Si des caravanespassaient quelque part, elles taient caches par lesdunes. On nentendait pas une voix, pas un murmure ; lebruit mme que pouvaient faire en avanant Hussein,Yasmina, les chevaux et leur matre, le sable ltouffait.Sur cette nudit empourpre, ce silence de la terre, surcette fillette et ces deux hommes arms qui tiraient verslinconnu leurs btes par la bride, il y avait une libert silarge, si dure et si pleine quIgricheff se sentait port parelle mieux encore que par Chatane. Et Hussein parlait depoids, de fatigue ! Quand il sentait cette vague arideemplir sa poitrine, Igricheff ne connaissait ni la chaleur, nila glace, ni la faim, ni la soif, ni la lassitude, ni la peur, ni lamort. Il regardait le soleil, descendant vers les premiersdjebels, incendier le Tehama. Le sable rouge lui tait cetinstant plus prcieux quun lixir de vie.

    Nous devons tre sur la piste, dit soudain Hussein.Le chaouch battit le sol tout alentour, senfona dans le

    sable, revint au passage plus ferme et dclara : Maintenant, il faut aller rapidement.Il attacha les rnes de son cheval sa ceinture dtoffe

    et se mit courir. Ses foules taient lgres, brves, maisvigoureuses et promptes. Ses pieds nus ttaient la pistetroite qui se perdait sans cesse dans les sables, laretrouvaient. Chatane, sur lequel tait remont Igricheff,navait qu le suivre. La fracheur relative du crpuscule,le dsir de trouver un abri pour la nuit, aidaient leffort de

  • le dsir de trouver un abri pour la nuit, aidaient leffort deHussein. Une heure durant, il soutint son allure puisante.Il ne sarrta quau moment o. Igricheff qui, du haut deson cheval, contrlait un plus vaste espace, lui dit :

    Je vois des toits une porte de fusil. Ouadi-Serab, murmura le chaouch.Et il se laissa tomber, ruisselant, contre une dune.Le village comprenait cinq huttes rondes. Toutes

    taient faites de la mme manire : un morceau de boisrugueux (apport do ? depuis combien de temps ?)soutenait une toiture en fibres de doura laquellesaccrochait une cloison circulaire en fibres. Ni porte, nifentres. travers les larges interstices dessins par lesfilets de sarment, on voyait le ciel au-dessus et de tous lescts.

    Le lit dun ruisseau, sec pour le moment, creusait laterre une centaine de mtres devant ce ramassis decabanes. Sur la rive gauche, deux trous contenaient deleau. Elle permettait la culture dun champ de doura,troit et triste avec ses pousses sches qui hrissaient lesol jauntre.

    Les cinq femmes du village taient au puits, ainsiquelles le faisaient chaque soir. Elles furent les premires apercevoir les cavaliers. Aussitt, elles senfuirent versles huttes, retenant des deux bras levs leurs jarres moiti pleines sur la tte, et criant :

    Les askers, les askers. ces mots, toute la population du village jaillit des

  • huttes. Elle tait compose de deux vieillards, de quatread