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Être singulier pluriel"
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Etre Singulier Pluriel

Oct 23, 2015

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Rodrigo Ielpo
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DU lVIÊME AUTEUR

clJez le même éditeur

LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1972. LA REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973. LE PARTAGE DES VOIX, 1982. HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Eric Michaud, 1984. L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986. L'EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, 1988. UNE PENSÉE FINIE, 1990. LE SENS DU MONDE, 1993. LES MUSES, 1994. ÊTRE SINGULIER PLURIEL, 1996.

Chez d'autres éditeurs

LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976. L'ABSOLU LITTÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil, 1978. EGO SUM, Flammarion, 1979. L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983. LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian Bmu"gois, 1986 et 1990. DES LIEUX DIVINS, TER, 1987. LE MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L'Aube, 1991. LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bmu'gois, 1991. LE POIDS D'UNE PENSÉE, Le Griffon d'argile, Québec et Presses Universitaires de

Grenoble, 1991. CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992. THE BIRTH TO PRESENCE, Stanford, 1992. NIUM, avec François Martin, Éditions Erba, 1994.

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A.

Etre singulier

Galilée

Stephen
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© Éditions Galilée, 1996. 9, rue Linné, 75005 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC), 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris.

ISBN 2-7186-0470-0 ISSN 0768-2395

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{( Ramenez, comme moi, la vertu égarée sur la terre oui, ramenez-la vers le corps et vers la vie; afin

qu'elle donne un sens à la terre, un sens humain! L..J Que votre esprit et votre vertu servent le sens de la

terre, mes frères L..l L'homme et la terre des hommes n'ont pas encore

été découverts L . .J »

NIETZSCHE *

Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, "De la vertu qui donne ", 2, traduction Henri Albert, révisée par Jean Lacoste, Œuures, Il, Paris, Robert Laf­font, 1993, p. 342.

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Cette épigraphe est choisie en toute conscienceo Je prends le risque de lui voir prêter cet accent chrétien, idéaliste et humaniste, à quoi on reconnaît sans peine les bien-pensants dont les vertus et les valeurs, aveugles et complices à la fois, ont laissé se déchaîner, tout ce qui aura conduit l'humanité de notre siècle à désespérer d'elle-même. Et sans doute, Nietzsche lui-même aura parti­cipé, à sa façon, de cette douteuse piété moralisante. Cependant, le mot de " sens" est bien rare chez lui, et plus rare encore son usage positif: on fera donc bien de ne pas en précipiter ici l'interprétation. Ce texte en appelle à " un sens humain", mais c'est en affirmant que l'homme reste à découvrir. Pour que l'homme soit découvert, et pour que "sens humain" prenne un sens, il faut d'abord que soit défait tout ce qui prétendait à la vérité sur la nature, sur l'es­sence ou sur la destination de " l'homme ". Autrement dit, il faut qu'il n'y ait plus rien de ce qui, au titre du sens, rapportait la terre et l'homme à un horizon désignable. Nous sommes désormais, c'est encore Nietzsche qui l'avait dit, "sur l'horizon de l'infini", c'est-à-dire là où " il n'y a plus de ., terre" " - et " il n'y a rien de plus terrible que l'infini l . "

Allons-nous enfin entendre cette leçon, sommes-nous peut-être enfin devenus capables de l'entendre - ou bien, nous est-il désormais impossible d'entendre autre chose qu'elle? Et pouvons-nous penser une terre et un homme qui soient ce qu'ils sont, c'est-à-dire rien que terre et homme, mais qui ne soient donc aucun des horizons cachés sous ces noms, aucune des "perspectives" ou des " vues" en vue desquelles nous avons désespéré et défiguré les hommes?

" L'horizon de l'infini ", c'est: plus d'horizon du tout, mais le "tout" (tout ce qui est) partout reporté, repoussé au dehors comme au dedans de " soi "0 Plus de ligne tracée ni à tracer pour orienter et pour recueillir le sens d'une marche ou d'une navigation. C'est la brèche ou l'écartement de l'horizon lui-même, et sur la brèche, nous. Nous comme la brèche elle-même, tracé hasardeux d'une rupture 0

Je veux souligner la date à laquelle j'écris ceci : en cet été 1995, rien ne s'im­pose plus (à vrai dire, comment l'éviter ?), pour désigner la terre et les hommes, qu'une énumération sans ordre de noms propres tels que ceux-ci: Bosnie-Her­zégovine, Herzeg-Bosna, Tchétchénie, Rwanda, Serbes de Bosnie, Tutsis, Hutus, Tigres de libération de l'Eelam Tamoul, Serbes de Krajina, Casamance, Chiapas, Jihad islamique, Bengladesh, Armée secrète pour la libération de l'Arménie, Hamas, Kazakhstan, Khmers rouges, ETA militaire, Kurdes (UPK!PDK), Monta-

1. Le Gai Sauo/r, III, 124, traduction Henri Albert, ibid po 131.

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taire, IVlouvement pour l'autodétermination, Somalie, Chicanos, Chiites, FNLC­Canal historique, Liberia, Givat Hadagan, Nigeria, Ligue du Nord, Afghanistan, Indonésie, Sikhs, Haiti, Roms de Slovaquie, Taïwan, Birmanie, OLP, Irak, Front Islamique du Salut, Sentier lumineux, Vaulx-en-Velins, Neuhof" On sait que l'énumération aurait du mal à s'achever, si l'on voulait recenser les lieux, les groupes, les instances qui sont le théâtre et l'enjeu de conflits sanglants entre des identités dont on ne peut plus dire à tout coup et avec assurance si elles sont intranationales, infranationales ou transnationales, si elles sont" culturelles ", " religieuses ", " ethniques ", " historiques ", si elles sont légitimes ou non, et selon quel droit, si elles sont réelles, mythiques ou fantasmatiques, si elles sont auto­nomes ou si elles sont" instrumentalisées " par de tout autres groupes de puis­sance politique, économique et idéologique ...

Telle est aujourd'hui la " terre" que nous sommes censés" habiter ", et dont le nom de Sarajevo sera devenu le nom-martyre, c'est-à-dire le nom-témoin: tels sommes-nous, nous qui sommes censés dire nous comme si nous savions ce que nous disons et de qui nous parlons. Cette terre, c'est tout, sauf un partage d'humanité. C'est un monde qui n'arrive pas à faire monde, un monde en mal de monde et de sens du monde. C'est une énumération - et de fait, seul fait ici surface le nombre, la prolifération de ces pôles d'attraction et de répulsion. C'est une liste interminable - et de fait, tout se passe comme si l'on était réduit à la dresser, dans une comptabilité qui ne comporte aucun bilan. C'est une litanie -c'est-à-dire une prière, n:lais de pure douleur et de pur égarement, cette plainte qui sort tous les jours de la bouche de millions de réfugiés, de déportés, d'as­siégés, de mutilés, d'affamés, de violés, de retranchés, d'exclus, d'exilés et d'expulsés.

Je parle de compassion: mais ce n'est pas une pitié qui s'attendrit sur elle­même et se nourrit de soi. Com-passion : c'est la contagion, le contact d'être les uns avec les autres dans ce tumulte; Ni altruisme, ni identification: l'ébranlement de la contiguïté brutale.

Que nous veut cette prolifération, qui n'a d'autre sens visible que la multipli­cation indéfinie des sens centripètes, des sens fermés sur eux-mêmes et sursa­turés de signification - des sens qui n'ont plus de sens dès lors, du moins, qu'ils ne renvoient plus à rien d'autre qu'à leur propre clôture, à leur horizon d'ap­propriation, et ne propagent au dehors que la destruction, la haine et le déni d'existence ?

Si elle voulait nous annoncer, cette multiplicité autistique, déchirante et déchi­rée, que nous n'avons pas commencé à découvrir ce qu'il en est de l'être-à­plusieurs, alors même que" la terre des hommes" n'est rien d'autre que cela? Si elle voulait donc nous annoncer qu'elle est elle-même la première mise à nu d'un monde qui n'est que le monde, mais qui l'est absolument et sans réserve, n'ayant aucun sens hors de cet être même: singulièrement pluriel et plurielle­ment singulier?

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Avertissement

Le pren1ier et principal essai de ce livre, et qui lui donne son titre, n'est pas composé de n1anière entièrement suivie, n1ais plu­tôt discontinue et par reprises successives de quelques thèrnes. On peut, dans une certaine mesure, lire ses paragraphes sans ordre. On y trouvera parfois de la répétition. Cette disposition est l'effet d'une difficulté fondalnentale. Ce texte ne dissiInule pas l'ambition de refaire toute la " philosophie première» en lui don­nant pour fondation le " singulier pluriel» de l'être. Ce n'est pas une alnbition de l'auteur, c'est la nécessité de la chose n1ên1e, et de notre histoire. J'espère, au moins, faire sentir cette nécessité. Mais en même telnps, outre la force qui me manquerait pour exécuter le traité" de l'essence singulière plurielle de l'être», la forme du traité d'ontologie n'est plus ce qui convient lorsque le singulier de l'être même, et donc celui de sa science, sont en question. Cela Inême n'est pas neuf. Depuis Nietzsche, au moins, et pour toutes sortes d'autres raisons qui se rejoignent sans doute dans celle que j'invoque, la philosophie est en Inal de sa « forme », c'est-à-dire de son "style», c'est-à-dire enfin de son adresse. Con1n1ent la pensée s'adresse-t-elle à la pensée (ce qui veut dire aussi, à tout le Inonde, sans qu'il s'agisse pour autant de la " con1préhension », de l'" entendeinent » qu'on dirait « comlIlUn ») ? Con1ment la pensée est-elle dans l'adresse? (Le traité de philo­sophie, et avec lui la " philosophie» con1n1e telle, ce serait la neu­tralisation de l'adresse, le discours sans sujet de l'Être-Sujet lui­InêlIle.) Autren1ent dit, qu'est-ce donc que le " dialogue de l'ân1e avec elle-rnêlne » dont parle Platon ce qui n10ntrerait que cette question, ou cette inquiétude, est en fait de toujours dans notre histoire? Si la pensée est adressée, c'est parce que le sens est

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dans l'adresse, non dans le discours (Inais il est dans l'adresse du discours). Cela tient à la condition ontologique pri1110rdiale de l'être-avec ou de l'être-ense111ble, dont je voudrais parler. Il ne suffit donc pas du discours d'un traité. Il ne suffit pas non plus d'habiller le discours d'une for111e d'adresse (co111111e si je te tutoyais tout du long). L'adresse veut dire, si111lIlta11é111ent, que la pensée s'adresse elle-lnê111e à « Inoi ", à « nous ", depuis le 1110nde, l'histoire, les gens, les choses, depuis « 110US". De là, une autre a111bition, disons plutôt une autre attente, plus resserrée: celle de laisser percevoir l'adresse d'une pensée qui nous vient de partout si111lIltanén1ent, 111lIltipliée, répétée, insista11te et variable, faisant signe vers rien d'autre que « nous" et vers notre curieux « être-Ies­uns-a vec-Ies-a utres ", les-uns-adressés-a ux -a utres.

(Soit dit en passant: cette logique de 1'« avec" Ï111pose souvent une syntaxe bien pesante, pour dire cet « être-Ies-uns-avec-Ies­autres ". On risque d'en souffrir à la lecture de ces pages. Mais ce n'est peut-être pas par hasard que la langue se prête 111al à exhiber 1'« avec" en tant que tel. Car il est lui-mène l'adresse, et non ce qu'il faut adresser).

L'illusion guette ici, bien sûr, et une fois de plus, de vouloir l'adéquation d'une « for111e" et d'un « contenu", de vouloir la vérité Inême en présence, C01111ne si je pouvais écrire en sis1110-graphe de nos secousses, de nos agitations, de nos troubles et de nos adresses sans destinataires, à tout destinataire. Je réponds seule111ent: n011, pas de volonté, « de 111a vie je n'ai su ce que c'est que vouloir" (Nietzsche). Ou bien encore: la volonté (ou le désir) n'est pas une pensée, c'est un ébranlelnent, un choc répercuté.

Les essais reproduits à la suite ont été choisis en raison de la convergence de leurs sujets. Les deux pre111iers sont liés, COlnn1e on le verra, à des circonstances précises de l'actualité la plus vio­lente de ces dernières années.

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« Cela est bon, auprès des autres se soutenir. Car nul ne porte seul la vie. »

HOLDERLIN

« La nature humaine étant la vraie communauté des hommes, ceux-ci produisent en affirmant leur nature, la communauté humaine, l'être social qui n'est pas une puissance générale, abstraite en face de l'individu isolé, mais l'être de chaque individu, sa propre acti­vité, sa propre vie, sa propre jouissance, sa propre richesse. Dire que l'homme est aliéné à lui-même, c'est dire que la société de cet homme aliéné est la caricature de sa communauté réelle. »

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1. Que nous sommes le sens

On répète aujourd'hui que nous avons perdu le sens, que nous son1mes en manque, et par conséquent en besoin et en attente de sens. Le « on ') qui parle ainsi néglige seulen1ent de penser qu'il fait encore sens en propageant ce discours. Le regret d'un sens absent fait encore sens. Mais il ne le fait pas seulement sur le mode négatif, niant la présence du sens, affirn1ant donc qu'on sait ce que serait le sens, s'il était là, et gardant sur ce mode la maîtrise et la vérité du sens (telle est la prétention des discours humanistes qui denlandent ou qui proposent de « retrouver" le sens). Le dis­cours contemporain sur le sens fait plus. Qu'il le sache ou non, il fait beaucoup plus et il fait tout autre chose: il met au jour ceci que « le sens", ainsi employé absolument, est devenu le norn dénudé de notre être-Ies-uns-avec-Ies-autres. Nous n'" avons" plus de sens parce que nous sommes nous-luêmes le sens, entiè­rement, sans réserve, infiniment, sans autre sens que « nous ".

Cela ne veut pas dire que nous serions le contenu du sens, son remplissement ou son aboutissement, comme si l'on disait que l'homme est le sens (la fin, la substance ou la valeur) de l'être, de la nature ou de l'histoire. Le sens en ce sens, c'est-à-dire la signification à laquelle rapporter et mesurer un état de fait, c'est précisément ce que nous disons avoir perdu. Mais le sens con1me l'élément dans lequel des significations peuvent être produites, et circuler, voilà ce que nous sommes. La moindre signification, tout comme la plus élevée (le sens de « clou" cornme le sens de « Dieu "), n'a de sens, et par conséquent n'est ce qu'elle est, ou

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ne fait ce qu'elle fait, que pour autant qu'elle est cOlnmuniquée - ne serait-ce que de " 1110i » à " Inoi-n1ê111e ». Le sens est sa propre cOlnmunication, ou sa propre circulation. Le " sens de l'être» n'est pas quelque propriété qui viendrait qualifier, rernplir ou finaliser la donnée brute de l'" être» pur et simple 1. C'est bien plutôt le fait qu'il n'y a pas de " donnée brute» de l'être, qu'il n'y a pas l'il y a désespérérnent pauvre qu'on représente lorsqu'on dit qu'il y a là un clou qui traîne ... Mais la donnée de l'être, la donnée qui est donnée avec le fait 111ên1e que nous COlnprenons quelque chose - quoi que ce soit et aussi confus que ce soit - lorsque nous disons « être », et la donnée (la mêrne) qui est donnée avec le fait, consubstantiel au précédent, que nous nous conlprenons les uns les autres en le disant - si confusément que ce soit -, cette donnée est la suivante: l'être lui-mênze nous est donné comlne le sens. L'être n'a pas de sens, mais l'être lui-mê111e, le phénolnène de l'être, c'est le sens, qui est à son tour sa propre circulation -et nous somlnes cette circulation.

Il n'y a pas de sens si le sens n'est pas partagé, et cela, non pas parce qu'il y aurait une signification, ultime ou première, que tous les étants auraient en commun, mais parce que le sens est lui-mêJne le partage de l'être. Le sens commence là où la présence n'est pas pure présence, mais se disjoint pour être elle-même en tant que telle. Cet « en tant que» suppose écartelnent, espacelnent et partition de la présence. Le seul concept de « présence» contient la nécessité de cette partition. La pure présence impar­tagée, présence à rien, de rien, pour rien, n'est ni présente, ni absente: simple implosion sans trace d'un être qui n'aurait jainais été.

C'est pourquoi ce qu'on appelle « la création du Inonde» n'est pas la production à partir de rien d'un pur quelque chose, qui ne

1. On reconnaîtra facilement ce qui provient ici du § 32 de Être et temps. Mais il m'importe moins, de manière générale et sauf cas de nécessité, de développer te qui relèverait d'un commentaire de Heidegger, que d'avancer à partir de lui, et de quelques autres - c'est-à-dire au fond à partir de nous. Dans ce nous, et dans ce rapport à Heidegger, il faut rappeler la part singulière de Hannah Arendt et de sa réflexion sur la "pluralité humaine ", désormais accessible en français (Qu'est-ce que la politique ?, trad. et préface de Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Le Seuil, 1995).

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ferait ainsi qu'iluploser dans le rien d'où il ne serait jan1ais sorti, tuais elle est l'explosion de la présence dans la n1l11tiplicité ori­ginelle de sa partition. Explosion du rien, en effet: espacen1ent du sens, espacement comme sens, et circulation. Le nihil de la création est la vérité du sens, mais le sens est le partage originaire de cette vérité. Ce qui s'énonce encore de cette n1anière : l'être ne peut être qu'étant-les-uns-avec-Ies-autres, circulant dans l'avec et comn1e l'avec de cette co-existence singulièrement plurielle.

Il n'y a pas d'autre sens, s'il est permis de le dire ainsi, que le sens de la circulation - et celle-ci va dans tous les sens sin1lIlta-" nén1ent, dans tous les sens de tous les espace-temps ouverts par la présence à la présence. Toutes les choses, tous les étants, tous les existants, les passés et les à-venir, les vivants et les luorts, les inanin1és, les pierres, les plantes, les clous, les dieux - et "les homn1es», c'est-à-dire ceux qui exposent con1me tels le partage et la circulation, en disant" nous », en se disant nous dans tous les sens possibles de cette expression, et en se disant nous pour la totalité de l'étant.

(Disant nous POUl' tout l'étant, c'est-à-dire pour tout étant, pour tous les étants un par un, chaque fois au singulier de leur pluriel essentiel. Pour tous, à leur place, en leur n0117 y compris ceux qui n'ont peut­être pas de norn -, le langage parle pour tous et de tous, il dit ce qu'il en est du monde, nature, histoire et hornme, et aussi il parle pour eux comme en vue d'eux, pour mener celui qui parle, celui par qui le lan­gage arrive et passe (" l'honune ':) vers ce tout de l'étant qui ne parle pas mais qui n'en est pas moins pierre, poisson, fibre, pâte et fissure, bloc et souffle. Le parlant parle pour le monde, ce qui veut dire vers lui, en direction de lui, en ftweur de lui, donc afin de le faire " 1nonde)), et ainsi "à sa place)), et « à sa mesure)), comme son représentant, mais aussi, du rnême coup (toutes les valeurs du pro latin), au-devant de lui, devant lui, exposé à lui comme à sa plus propre et plus intime consi­dératiorL Le langage dit le monde, c'est-à-dire se perd en lui, et expose comment « en lui)) il s'agit de se perdre pour être de lui, avec lui, pour être de son sens qui est tout le sens).

La circulation va dans tous les sens: telle est la pensée nietzs­chéenne de l'" éternel retour», l'affirn1ation du sens comn1e la répétition de l'instant, rien que cette répétition, et par conséquent

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rien (puisqu'il s'agit de la répétition de ce qui essentiellen1ent ne revient pas), Inais cette répétition déjà comprise dans l'affir­mation de l'instant, dans cette affirn1ation-delnande (re-petitio) saisie dans le dessaisissement de l'instant, affirmant le passage de la présence et passant elle-même avec elle, affirn1ation abandon­née dans son mouvement Inême - pensée impossible, pensée qui ne se retient pas dans la circulation qu'elle pense, pensée du sens à même le sens, de son éternité con11ne la vérité de son passage. (COlnn1e, à l'instant où j'écris, un chat blanc et roux traverse le jardin, elnportant ma pensée avec la sienne, d'un glissement moqueur.)

C'est ainsi que la pensée de l'éternel retour est la pensée inau­gurale de notre histoire contemporaine, et qu'il nous faut elle­Inême la répéter (quitte, s'il le faut, à la nommer autren1ent) : il faut nous ré approprier ce qui, déjà, nous a fait « nous», aujour­d'hui, maintenant, ici, le nous d'un monde qui se pressent n'avoir plus de sens mais être ce sens même. Nous comme commence­ment et fin du monde partout, inépuisables dans la circonscrip­tion que rien ne circonscrit - que circonscrit « le » rien. Nous fai­sons sens: non pas en conférant du prix, de la valeur, mais en exposant le valoir absolu que le n10nde est par' lui-même. « Monde» ne veut rien dire d'autre, rien que ce « rien " que nul ne peut « vouloir dire », mais que tout dire dit: l'être même comIne valoir absolu en soi de tout ce qui est: mais ce valoir absolu C01nme l'être-avec de tout ce qui est, lui-même nu et inévaluable. Ni vouloir-dire, ni dire-valoir, mais la valeur en tant que telle, c'est-à-dire « le sens» qui n'est celui de l'être que parce qu'il est l'être lui-même: son existence, sa vérité. Or l'existence est avec: ou bien rien n'existe.

La circulation - ou l'éternité - va dans tous les sens, mais elle n'y va que pour autant qu'elle aille d'un point à un autre: l'es­pacement est sa condition absolue. De place en place et d'instant en instant, sans progression, sans tracé linéaire, au coup par coup et au cas par cas, accidentelle par essence, elle est singulière et plurielle en son principe n1êtne. Pas plus que de remplisseInent final elle n'a de point d'origine. Elle est la pluralité originaire des origines et la création du monde en chaque singularité: création continuée dans la discontinuité de ses occurrences discrètes. Nous

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sommes désormais - nous autres 1 en charge de cette vérité, plus que jan1ais la nôtre, la vérité de cette paradoxale « pren1ière per­sonne du pluriel» qui fait le sens du Inonde comme l'espacen1ent et l'entrelacs d'autant de mondes - terres, ciels, histoires qu'il y a d'avoir-lieux de sens, ou de passages de la présence. « Nous» dit - et nous disons» l'unique événeinent dont l'unicité et l'unité consistent dans la multiplicité.

2. Les gens sont bizarres

Tout se passe donc entre nous: cet « entre», comme son nom l'indique, n'a ni consistance propre, ni continuité. Il ne conduit pas de l'un à l'autre, il ne fait pas tissu, ni ciment, ni pont. Peut­être même n'est-il pas juste de parler de « lien» à son sujet: il n'est ni lié, ni délié, en deçà des deux, ou bien, c'est ce qui est au cœur d'un lien, l'entrecroisement des brins dont les extrémités restent séparées jusque dans leur nouage. L'« entre» est la disten­sion et la distance ouvertes par le singulier en tant que tel, et comme son espacement de sens. Ce qui ne se tient pas à distance d'" entre» n'est rien qu'immanence effondrée en soi, et privée de sens.

D'un singulier à l'autre, il y a contiguïté, mais sans continuité. Il y a proxünité, mais dans la mesure où l'extrême du proche accuse l'écartement dont il se creuse. Tout l'étant touche à tout l'étant, mais la loi du toucher, c'est la séparation, et plus encore, c'est l'hétérogénéité des surfaces qui se touchent. Le contact est par·-delà le plein et le vide, par-delà le lié et le délié. Si " entrer en contact», c'est cominencer à faire sens l'un pour l'autre, cette " entrée» ne pénètre dans rien, dans aucun" milieu» intermédiaire

1. «Entre le " nous tous" de l'universalisme abstrait et le " moi, je " de l'in­dividualisme misérable, il yale" nous autres" de Nietzsche, une pensée du cas singulier qui déjoue l'opposition du particulier et de l'universel. "François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l'infini, Paris, PUF, 1994, p. 256.

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et 111édiateur. Le sens n'est pas un milieu dans lequel nous serions iI11111ergés : il n'y a pas de « 111i-lieu )), c'est l'un ou l'autre, l'un et l'autre, l'un avec l'autre, mais rien de l'un à l'autre qui serait encore une autre chose que l'un ou l'autre (une autre essence, une autre nature, une généralité diffuse ou infuse). De l'un à l'autre, il y a la répétition syncopée des origines-de-Inonde que sont, chaque fois, l'un ou l'autre.

L'origine est afflnnation ; la répétition est condition de l'affir-111ation. Je dis: « cela est, que cela soit)). Ce n'est pas un « fait )), et cela n'a rien à voir avec une évaluation d'aucune espèce, c'est le retranche111ent d'une singularité dans son affirmation de l'être: une touche de sens. Ce n'est pas un autre être, c'est le singulier de l'être par quoi l'étant est, ou de l'être qui est l'étant en un sens transitif du verbe (sens inouï, inaudible - le sens n1ên.1e de l'être). La touche de sens engage sa propre singularité, sa dis­tinction - et la pluralité du « à chaque fois)) de toutes les touches de sens, les « nlÏennes)) COlnrne toutes les autres, dont chacune est « Inienne)) cl son tour, selon le tour singulier de son affin11ation.

Il y a donc d'en1blée la répétition des touches de sens, que le sens exige. Cette répétition absolument hétérogène, incon1n1en­surable, creuse de l'une à l'atttre une étrangeté irréductible. L'autre origine est incon1parable, inassin1ilable, parce qu'elle est origine et touche de sens, et non parce qu'elle serait sin1plement « autre)). Ou plutôt: l'altérité de l'autre, c'est sa contiguïté d'ori­gine avec l'origine « propre)). Tu es absolument étranger parce que le n10nde con1n1ence à son tour à toi.

Nous disons: « les gens sont bizarres )). Cette phrase est une de nos attestations ontologiques rudin1entaires les plus constantes. Et de Elit, elle dit beaucoup. « Les gens ", c'est tous les autres, in dis­tincten1ent, désignés comme l'ensen1ble des populations, lignages ou races (gentes), dont celui qui parle s'excepte par conséquent. (Il s'excepte, pourtant, d'une Inanière bien particulière, car la désignation est si générale - c'est le cas de le dire ... - qu'elle fait inévitablen1ent retour sur le locuteur. Lorsque je dis que « les gens sont bizarres)), je 111'inclus d'une certaine manière dans cette bizarrerie.)

L'expression « les gens)) ne recouvre pas exacternent le « on ))

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heideggerien 1, mê111e si elle en est pour U11e part une n10dali­sation. Dans le « on" - tel qu'on le dit -, il n'est pas toujours décidé si celui qui parle s'inclut ou non lui-mênle dans l'anonyrnat du « on ». Par exen1ple, je peux dire « on In'a dit », ou bien {( on dit que », ou bien « c'est con1111e ça qu'on fait", ou bien « on naît, 011 Ineurt » : ces emplois ne sont pas équivalents, et surtout, il n'est pas certain que ce soit toujours le « on » qui parle de lui-lnê111e (à partir de et sur lui-111ê111e). Heidegger, pour sa part, n'envisage que le « on » qui serait prononcé C0111111e une réponse à la ques­tion « qui? » posée au sujet du Dasein, rnais il ne pose pas cette autre question, pourtant inévitable, de savoir qui fait cette réponse, et qui, en répondant ainsi, s'excepte lui-mê111e ou a ten­dance à s'excepter. Il risque ainsi de négliger le fait qu'il n'y a pas de « on " pur et si111ple, et dans lequel l'existant « propre111ent existant» serait tout d'abord pure111ent et sin1plernent irnrnergé. « Les gens» désigne clairement cette modalisation du « on» par laquelle « je » 111'en excepte - et cette fois, jusqu'à paraître oublier ou négliger le fait que je fais n10i-même partie des {( gens ». Tou­tefois, cette 111ise à l'écart ne va pas sans la reconnaissance de l'identité: « les gens» énonce aussi clairelnent que nous S0111n1es tous, précisément, des gens, c'est-à-dire, indistinctelnent, des per­sonnes, des hon1111es, tout un genre C01111nun, 111ais un genre qui n'aurait d'existence que nombreuse, dispersée, indistincte dans sa généralité et saisissable seulement dans la sinlUltanéité para­doxale de l'ense111ble (anonyme, confüs, voire 111assif) et de la singularité disséminée (des gens: chaque fois tel ou tel « gen(s) », ou C01111ne nous disons, {( un type », « une fille », « un gosse »).

{( Les gens», ce n'est pas la rU111eur anonylne du {( domaine public», ce sont des silhouettes à la fois ilnprécises et singulari­sées, des ébauches de voix, des schèmes de con1porten1ents, des esquisses d'affects. Mais qu'est-ce qu'un affect, sinon chaque fois une esquisse? un con1portement, sinon chaque fois un schèlne ? une voix, sinon chaque fois une ébauche? qu'est-ce qu'une sin­gularité, sinon chaque fois son {( propre» frayage, sa « propre»

1. Je ne m'arrête pas ici à l'examen, qui pourrait être instructif, des désignations des «gens" et du «on» dans diverses langues, non plus que de l'histoire du nom « les gens» (gentes, « Gentils ", nations, etc.).

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imminence, l'imminence d'un « propre" ou le propre lui-même en tant qu'imn1inence, toujours effleurée, toujours frôlée: se révélant à côté, toujours à côté. (Comn1e le dit la trouvaille argotique, " à côté de ses pompes" - et le comique de l'expression n'est pas un hasard, soit qu'il Inasque une inquiétude, soit qu'il libère le rire d'un non-savoir: il s'agit toujours d'un échappement, d'un évite­n1ent et d'un éviden1ent au plus près, d'une bizarrerie pressentie con1n1e la règle rnêlne.)

L'exception ou la distinction dans laquelle « je » me retranche en disant « les gens ", je la confère aussi obscurément à chacun(e) des gens. Et c'est sans doute pourquoi les gens suscitent si sou­vent le jugement « les gens sont bizarres ", ou « les gens sont incroyables ". Il ne s'agit pas seulelnent ni d'abord de la tendance (évidente, au demeurant) à ériger en norme nos propres habitus. Il faut déceler un registre plus primitif de ce jugen1ent, où ce qu'il appréhende n'est pas autre chose que la singularité comme telle. Du visage à la voix, aux gestes, aux attitudes, à la mise et à la conduite - et quels que soient les traits « typiques ", toujours aussi largement distribués - il n'y a personne qui ne se signale par une sorte de précipité instantané où vient se condenser l'étrangeté d'une singularité. Sans ce précipité, il n'y aurait pas « quelqu'un », tout simplement. Et il n'y aurait pas non plus d'intérêt ni d'hos­tilité, de désir ni de dégoût, pour qui que ce soit.

« Quelqu'un» elle ou lui, comn1e on dit « c'est bien lui» devant une photo, énonçant par ce « bien" le recouvrelnent d'un déca­lage, l'adéquation de l'inadéquat, rapportable à rien qu'au saisis­sement « instantané» de l'instant qui n'est exactement rien que son propre décalage. La photo, j'entends la quotidienne, la banale photo, révèle à la fois la singularité, la banalité, et notre curiosité qui va de l'une à l'autre.

Le principe des indiscernables acquiert ici une acuité décisive. Non seulement tous les gens sont différents, mais ils diffèrent tous - de rien, sinon les uns des autres. Ils ne diffèrent pas d'un arché­type ou d'une généralité. Les traits typiques (qu'ils soient eth­niques, culturels, sociaux, de génération, etc.), dont les schèmes propres constituent pour leur part un autre registre de singula­rités, non seulelnent n'abolissent pas les différences singulières, n1ais ils les font ressortir. Quant aux différences singulières, elles

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ne sont pas seulement ({ individuelles", n1ais infra-individuelles: ce n'est jamais Pierre ou Marie que j'ai rencontré, mais l'un ou l'autre en telle ({ fonne ", dans tel ({ état", de telle ({ hlllneur ", etc.

Cette couche très hun1ble de notre expérience quotidienne contient une attestation ontologique rudimentaire: en effet, ce que nous recevons (plutôt que nous ne le percevons), avec les singularités, c'est le passage discret d'autres origines du Jnonde. Ce qui se pose là, ce qui se courbe, se penche, se tord, s'adresse, se refuse dès le nouveau-né et jusqu'au cadavre -, ce n'est d'abord ni un ({ prochain", ni un ({ autre ", ni un ({ étranger", ni un ({ sen1blable " : c'est une origine, c'est une affinnation du monde - et nous savons que le monde n'a pas d'autre origine que cette singulière multiplicité d'origines. Le n10nde surgit toujours à chaque fois selon une tournure exclusive, locale-instantanée. Son unité, son unicité et sa totalité consistent dans la con1binatoire de cette multiplicité réticulée, qui n'a pas de résultante.

Sans cette attestation, il n'y aurait aucune attestation première de l'existence en tant que telle, c'est-à·-dire de cette non-essence et non-subsistance-par-soi qui fait le fond de l'être-soi. C'est pour­quoi le ({ on» heideggerien est insuffisant comme appréhension initiale de la ({ quotidienneté" existentielle. Il fait confondre le quotidien avec l'indifférencié, l'anonyme et la statistique. Ceux-ci n'en sont pas moins importants, mais ne peuvent se constituer que dans un rapport avec la singularité différenciée que le quo­tidien est déjà par lui-même: chaque jour, chaque fois, au jour le jour.

On ne peut pas affirmer que le sens de l'être doit s'indiquer à partir de la quotidienneté, et commencer par négliger le diffé­rentiel général du quotidien, sa rupture sans cesse renouvelée, sa discordance intime, sa polymorphie et sa polyphonie, son relief et sa bigarrure. Le « jour" n'est pas sin1plement une unité de compte. Il est le tour chaque fois singulier du monde, et les jours, voire tous les jours, ne pourraient pas « se ressembler", comine on le dit, s'ils n'étaient pas d'abord différents, la différence mène. Il en va de même des « gens", ou plutôt « les gens", avec l'irré­ductible bizarrerie qui les constitue conlme tels, sont eux-nlêInes tout d'abord l'exposition de la singularité selon laquelle l'exis­tence existe, de Inanière irréductible et prerrlière et d'une sin-

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gularité que l'expérience atteste aussi comn1uniquer avec la tota­lité de l'étant, ou se COlTIlTIUniquer à elle: la "nature» aussi est " bizarre», et nous y existons, nous existons à elle sur le mode d'une singularité toujours renouvelée, que ce soit celle de la diversité et de la disparité de nos sens, celle de la profusion déconcertante de ses espèces, ou celle de ses n1étan10rphoses dans la " technique ». Là encore, c'est pour le tout de l'étant que nous disons le bizarre, l'étrange, le curieux, le déconcertant.

Les thèlTIes de l'" étonnement» et de la "n1elveille de l'être» sont suspects, s'ils renvoient à une mysticité extatique qui prétend s'évader du n10nde. Le thème de la « curiosité scientifique» ne l'est pas 1110ins, s'il renvoie à un affairement collectionneur de raretés. Dans les deux cas, le désir de l'exception suppose le dédain de l'ordinaire. Hegel, sans doute, le pren1ier eut cette conscience, propren1ent moderne, du paradoxe violent d'une pensée dont le bien propre est l'inouï, et dont le dOITIaine est la grisaille du 1110nde. La grisaille ordinaire, l'insignifiance du quo­tidien - dont le "on» heideggerien retient l'accent - supposent une" grandeur» absente, perdue ou éloignée. Cependant, la vérité ne peut pas être autre chose que la vérité de l'étant en totalité, c'est-à-dire dans la tot;lité de son" ordinaire», de n1ême que le sens ne peut pas être ailleurs qu'à même l'existence, et non ail­leurs. Le ITIonde moderne demande à penser cette vérité: que le sens est à même. Il est dans la pluralité indéfinie des origines, et dans leur co-existence. L'« ordinaire» y est toujours exceptionnel, pour peu qu'on fasse droit à son caractère d'origine. Ce que nous recevons le plus communément C0111me «bizarrerie», c'est ce caractère lui-111ême. Dans la nudité de l'existence et selon le sens du ITIonde, l'exception est la règle. (Aussi bien, n'est-ce pas de cela n1ên1e que portent tén10ignage les arts et la littérature? Le pren1ier et peut-être unique office de leur existence elle-ITIên1e bizarre ne serait-il pas de présenter cette bizarrerie? Après tout, dans l'étylTIologie du n10t « bizarre », et que ce soit par le basque ou par l'arabe, on trouve la vaillance, la prestance et l'élégance.)

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3. Accéder à l'origine

Dès lors, accéder à l'origine, c'est-à-dire entrer dans le sens, revient à s'exposer à cette vérité.

Cela signifie aussitôt que nous n'accédons pas: l'accès est refusé par le dérobelnent de l'origine dans sa n1ultiplicité. Nous n'accédons pas, c'est-à-dire que nous ne pénétrons pas l'origine, nous ne nous identifions pas avec elle. Ou plus exacten1ent, nous ne nous identifions pas en elle, ni comme elle, mais avec elle, en un sens qu'il s'agit ici d'élucider et qui n'est autre que le sens de la co-existence originaire.

Ce qui fait l'altérité de l'autre, c'est son être-origine. Récipro­quement, ce qui fait l'originarité de l'origine, c'est son être-autre - mais c'est un être-autre que tout étant pour tout l'étant et à travers tout l'étant. Ainsi, l'originarité de l'origine n'est pas une propriété qui distinguerait un étant de tous les autres: car cet étant devrait alors être encore autre que lui-lnêlne, pour avoir à son tour son origine. Telle est la ressource aporétique la plus classique de Dieu, et la preuve de son inexistence. De fait, la destruction kantienne de l'argun1ent ontologique a d'e111blée cette portée, qu'on peut y déchiffrer de 111anière quasi-littérale: la nécessité de l'existence est donnée à même l'exister de tout l'exis­tant, dans sa diversité et dans sa contingence mênles, et ne saurait elle-même constituer un être supplémentaire. Le monde n'a pas de supplé111ent : c'est en lui-n1ême et comme tel qu'il est supplé­n1enté, indéfinilnent supplé111enté d'origine.

Mais il s'ensuit une conséquence essentielle: l'être-autre de l'origine n'est pas l'altérité d'un « autre-que-le-lnonde ». Il ne s'agit pas d'un Autre (inévitablement « grand Autre ,,) 1 que le monde, il s'agit de l'altérité, ou de l'altération, du monde. On pourrait le dire ainsi: il ne s'agit pas d'un aliud, ou d'un alius, ni d'un alie-

1. Pour être bien clair: l'allusion à Lacan est délibérée,

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nus, d'un autre en général con1me l'étranger par essence qui s'op­pose au propre, n1ais d'un alter, c'est-à-dire de « l'un de deux» : cet « autre », ce « petit autre », est 1'« un » de plusieurs en tant qu'ils sont plusieurs, c'est chaque un et c'est chaque fois un, l'un d'entre eux, l'un d'entre tous et l'un d'entre nous tous. De même, et réci­proquement, «nous», c'est toujours forcément «nous tous», dont pas un n'est «tout» et dont chacun est à son tour - des tours simultanés autant que successifs, des tours dans tous les sens­l'autre origine du même n10nde.

Le « dehors» de l'origine est « dedans » - dans un dedans plus intérieur que l'extrême intérieur, c'est-à-dire plus intérieur que l'intimité du n10nde et de chaque « moi ». Si l'intin1ité doit se défi­nir comn1e l'extrémité de la coïncidence avec soi, alors ce qui excède l'intünité en intériorité, c'est l'écartelnent de la co-ïnci­dence elle-rnêlne : c'est une co-existence de l'origine «en» elle­même, c'est-à-dire une co-existence des origines - et ce n'est pas par hasard que nous employons le mot d'« intimité» pour désigner un rapport entre plusieurs plus souvent qu'un rapport à soi. Notre être-avec, en tant qu'être-à-plusieurs, n'est en rien fortuit, il n'est en rien la dispersion secondaire et aléatoire d'une essence pri­mordiale : il forme le statut et la consistance propres et néces­saires de l'altérité originaire en tant que telle. La pluralité de l'étant est au fonde1nent de l'être.

Un étant unique est une contradiction dans les termes. Un tel étant, en effet, qui serait à lui-même son fondement, son origine et son intimité, resterait incapable de l'être, dans tous les sens que l'expression peut prendre ici. « Être» n'est pas un état, ni une qua­lité, mais cette action/passion selon laquelle a lieu (<< est ») ce que Kant appelle « la sin1ple position d'une chose» 1. Or la sirnplicité n1ême de la «position» n'implique rien de plus - mais rien de moins - que sa discrétion, au sens Inathématique, ou sa distinc­tion d'avec d'autres positions (au moins possibles) ou entre d'autres positions. On pourrait dire: pas de position qui ne soit dis··position, et de manière corrélative, en considérant l'apparaître qui a lieu de et dans la position, pas de parution qui ne soit com-

1. Critique de la raison pure, « Idéal de la raison pure ", 4<: section. On pré­suppose ici aussi La thèse de Rant sur l'être de Heidegger.

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parution. C'est pourquoi le sens de l'être se donne con1me l'existence, l'être-à-soi-hors-de-soi que nous explicitons, nous {( les hon1Illes ", filais que nous explicitons ainsi, comme je l'ai dit, pour la totalité de l'étant.

Si l'origine est irréductiblement plurielle, si elle est l'intin1ité indéfiniment dépliée et démultipliée du monde, le non-accès prend un autre sens. Sa négativité n'est ni celle de l'abîn1e, ni celle de l'interdit, ni celle du voilé ou du celé, ni celle du secret, ni celle de l'imprésentable. Elle n'a donc pas non plus à opérer sur le mode dialectique où le sujet devrait retenir en soi sa propre négation (puisque c'est celle de son origine), ni sur le mode mys­tique, qui en est en SOillme le revers, où le sujet devrait jouir de sa négation. Dans l'une et dans l'autre figure, la négativité est donnée comme l'aliud, et une aliénation est le processus qui doit s'inverser en réappropriation. Toutes les formes de « grand Autre" supposent cette aliénation du propre: c'est elle qui constitue la « majusculation " de 1'« Autre ", l'unicité et la trouée vertigineuse de sa transcendance. Mais elles représentent ainsi, préciséInent, le n10de éminent et suréminent de la propriété du propre, qui per­siste et qui consiste dans le « quelque part" d'un « nulle part" et dans le « quelque temps" d'un « aucun temps", c'est-à-dire dans le punctum aeternUn1, du dehors du Inonde.

Mais le dehors est dedans, il est l'espacement de la dis-position du Inonde, il est notre disposition et notre con1parution. Sa « néga­tivité » change de sens. Elle ne se convertit pas en positivité, elle correspond au n10de d'être qui est celui de la disposition-coillpa­rution, et qui n'est à proprement parler ni négatif, ni positif, mais qui est celui de l'être-ensernble ou de l'être-avec. L'origine est ensemble avec les autres origines, partagée d'origine. À la vérité, donc, nous accédons à elle. Nous accédons sur le mode exact de l'accès: nous y arrivons, nous sommes au bord, au plus près, sur le seuil, nous toucbons à l'origine. « À la vérité, nous accédons ... »

est une phrase de Bataille 1, dont je répète l'ambiguïté en la

1. Histoire de rats, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p. 114 Cà la vérité, ma mémoire me trompe, et Bataille écrit «nous atteignons" ; atteindre, accéder: comme le dédoublement de l'à-peu-près lui-même du toucher à l'ori­gine. Mais il faut citer tout le passage de Bataille: «Nous ne disposons pas de

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détournant de sa portée, puisque chez Bataille elle précède l'af­firmation d'une perte instantanée de l'accès. Tout se passe peut­être exacte11lent entre la perte et l'appropriation: ni l'une, ni l'autre, et pas non plus l'une et l'autre ni l'une dans l'autre, l11ais beaucoup plus bizarrenlent, beaucoup plus sÏ111plement que ça.

« Toucher au but», c'est risquer encore de le manquer. Mais l'origine n'est pas un but. La Fin, C011l11le le Principe, est une for111e de l'Autre. Toucher à l'origine, ce n'est pas la 11lanquer: c'est être propre11lent exposé à elle. N'étant pas une autre chose (un aliud) , l'origine n'est ni « manquable », ni appropriable (péné­trable, absorbable). Elle n'obéit pas à cette logique. Elle est la singularité plurielle de l'être de l'étant. Nous y touchons dans la mesure où 110US nous touchons, et où nous touchons au reste de l'étant. Nous nous touchons en tant que nous existons. Nous tou­cher est ce qui nous fait « nous», et il n'y a pas d'autre secret à découvrir ou à enfouir derrière ce toucher lui-rnê111e, derrière 1'« avec» de la co-existence.

À la vérité de l'origine, nous accédons autant de fois que nous soml11es en présence les uns des autres et du reste de l'étant. L'accès est le « venir en présence», l11ais la présence elle-mêt11e est la dis-position, l'espace11lent des singularités. La présence n'est pas ailleurs que dans le « venir en présence». Nous n'accédons pas à une chose ou à un état, mais à une venue. Nous accédons

à un accès. C'est à quoi correspond la « bizarrerie » : chaque singularité est

un autre accès au 11londe. Là où nous attendions « quelque chose », une substance ou une instance, un principe ou une fin, une signification, il n'y a que la manière, le tour de l'autre accès, qui se dérobe du geste nlê11le dont il s'offre à nous - et dont le dérobe11lent est la tournure mênle. Ainsi, chaque enfant qui naît a déjà dérobé, dans la singularité qu'il expose soudain, l'accès

moyens pour atteindre: à la vérité, nous atteignons; nous atteignons soudain le point qu'il fallait et nous passons le reste de nos jours à chercher un moment perdu ; mais que de fois nous le manquons, pour cette raison précisément que le chercher nous en détourne, nous unir est sans doute un moyen ... de manquer à jamais le moment du retour. Soudain, dans ma nuit, dans ma solitude, l'an­goisse cède à la conviction: c'est sournois, non plus même anachant Cà force d'anacher, cela n'arrache plus), soudain le cœur de B. est dans mon cœur. »

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qu'il est « pour lui-111ê111e», et dans lequel il se dérobe lui-111ênle « à part soi» - tout C0111111e il se dérobera un jour dans le dernier tour d'un visage inoit. Et c'est la raison pour laquelle nous scru­tons ces visages avec tant de curiosité en quête d'identification, cherchant à qui l'enfant ressemble, et si le 1110rt se resse111ble à lui-111êtlle. Ce que nous guettons là, C0111111e sur les photographies, ce n'est pas une i111age, c'est U11 accès.

Et quoi d'autre nous intéresse, nous touche, dans la « littéra­ture » et dans « les arts» ? Et dans la disjonction des arts entre eux, par laquelle ils sont ce qu'ils sont en tant qu'arts: singuliers plu­riels? Quoi d'autre que l'exposition d'un accès dérobé dans sa propre ouverture, et pour cela 111ê111e « ini111itable», intranspor­table, intraduisible parce que fonnant chaque fois un point absolu de traduction, de tranS111ission ou de transition de l'origine en origine. Ce qui c0111pte dans l'art, ce qui fait l'art de l'art (et ce qui fait de l'hormne l'artiste du nl0nde, c'est-à-dire exposant le 1110nde pour le 1110nde), ce n'est pas le « beau» ni le « sublinle », ce n'est pas la « finalité sans fin» ni le « jugeinent de goût», ce n'est pas la « nlanifestation sensible », ni la « rnise en œuvre de la vérité », c'est tout cela, sans doute, mais autrement: c'est l'accès à l'origine écartée, en son écart 111ême, c'est la touche plurielle à l'origine singulière. Et c'est ce qu'a toujours voulu dire « l'i111itation de la nature ». L'art est toujours cos1110gonique, 111ais il expose la cos1110gonie pour ce qu'elle est: nécessairement plurielle, diffrac­tée, discrète, touche de couleur ou tinlbre, phrase ou rnasse pliée, éclat, senteur, chant ou pas suspendu, puisqu'elle est la naissance d'un tnonde (et non la construction d'un systè111e). Un inonde, c'est toujours autant de 1110ndes qu'il faut pour faire un 1110nde.

Nous n'accédons qu'à nous - et au inonde. Mais il ne s'agit de rien d'autre: tout l'accès est là, à toute l'origine. C'est ce qu'on norn111e, en lexique heideggerien, la « finitude ». Mais il est clair, dès lors, que « finitude» signifie: infinie singularité du sens, de l'accès à la vérité. La finitude est l'origine, c'est-à-dire qu'elle est une infinitude d'origines. L'« origine» signifie, non pas cela d'où viendrait le inonde, 111ais la venue, chaque fois une, de chaque présence du 1110nde.

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4. La création du 1nonde et la curiosité

Le concept de « création du rnonde» aura représenté ce statut de l'origine, et cela, d'autant luieux qu'il aura plus contribué à rendre intenable le concept d'un « auteur» du Iuonde. On pourrait n10ntrer, en effet, con1ment le motif de la création est un de ceux qui auront le plus sûrement conduit à la n10rt de Dieu-auteur, Dieu-cause prerrlière, Dieu-être suprên1e. Au reste, si l'on y regarde bien, il n'y a pas un Dieu de la rnétaphysique qui se soit süupleluent confonué à ce statut de producteur. Partout - qu'il s'agisse d'Augustin, de Tholuas d'Aquin, de Descartes, Male­branche, Spinoza ou Leibniz on trouvera que la problétuatique de la création enlbarrasse et dénature une problématique de la production, jusqu'au n10n1ent, là encore décisif, de la ruine de l'argUluent ontologique (dont la restauration hégélienne, en revanche, n'est qu'une élaboration du concept de création, auquel, à la Iuên1e époque, Schelling accorde l'üuportance que l'on sait).

Le trait distinctif de ce concept n'est pas de poser un créateur: c'est bien plutôt, à l'inverse, de faire le « créateur » indistinct de sa « création ». (Il faut dire ici, de luanière générale: le trait distinctif du Iuonothéisn1e occidental n'est pas de poser un dieu unique, il est au contraire d'effacer le divin comme tel dans la transcendance du monde - et c'est en ce point précis, sans doute, que s'est noué le lien qui fait de nous, du côté de la provenance, des SéIuites­Grecs, indéfectiblement et à tous égards - tout autant que cela nous envoie, du côté de la destination, dans l'espace « mondial» comme tel) 1. Dans une cosn10gonie n1ythologique, un dieu ou un dén1iurge fait un Iuonde à partir d'une situation déjà-là, quelle

l. Cf. ].-1. Nancy, La déconstruction du ch ristianiSJ1ze, à paraître.

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qu'elle soit 1. Dans une création, c'est de l'être-déjà-là du déjà-là qu'il s'agit. Si la création est ex nihilo, en effet, cela ne signifie pas qu'un créateur opère « à partir de rien». Cela signifie bien plutôt, ainsi que l'a élaboré toute une tradition riche et c0111plexe, d'u11e part que le « créateur» lui-111ême est le nihil, d'autre part que ce nihil n'est pas, logiquelnent, quelque chose « d'où» le créé pourrait provenir, mais la provenance elle-mêtne, et la destina­tion, de quelque chose en général et de toute chose. Non seu­le111ent le nihil n'est rien de préalable, Inais il n'y a pas non plus de « rien» qui préexiste à la création: celle-ci est l'acte du surgis­se111ent, l'origine n1ême en tant qu'elle n'est ou qu'elle ne fait rien d'autre que ce que désignerait le verbe « originer». Si le rien n'est rien de préalable, il ne reste que l'ex, si l'on peut dire, pour qua­lifier la création-en-acte. C'est-à-dire, le surgissernent ou la venue en rien (co1111ne on dirait « en personne »).

Le rien n'est alors rien que la dis-position du surgissen1ent. L'origine est un écartement. C'est un écartelnent qui a d'emblée toute l'arnplitude de tout l'espace-telnps, et qui n'est aussi d'en1-blée rien d'autre que l'interstice de l'intimité du rnonde : l'entre­étant de tous les étants, qui lui-même n'est rien d'étant, et qui n'a pas d'autre consistance, pas d'autre mouvement ou pas d'autre configuration que celle de l'être-étant de tous les étants. L'être ou l'entre partage les singularités de tous les surgissen1ents. La créa­tion a lieu partout et toujours - n1ais elle n'est cet unique évé­nen1ent, ou avènen1ent, que sous la condition d'être chaque fois ce qu'elle est, ou de n'être ce qu'elle est que « à chaque fois», chaque fois singulièrelnent surgissante.

C'est ainsi qu'on peut c0111prendre comment la création, dans sa figure théologico-n1ystique juive-chrétienne-islarnique, térnoi­gnait moins (et jamais exclusivement, en tout cas) d'une puis­sance productrice de Dieu que de sa bonté et de sa gloire : par rapport à la puissance, en effet, les créatures ne sont que des effets, tandis que l'amour et la gloire sont déposés à 111êtne le créé, ils sont l'éclat Inên1e de sa venue en présence. C'est ainsi

1. Toutefois, le livre récent de Serge Marcel, Le tombeau du dieu artisan, renouvelle de manière surprenante la lecture du Timée, et rapproche peut-être la démiurgie platonicienne de la "création" dont j'essaie de parler.

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qu'il faudrait con1prendre le thèrne de b ü11age (et/ou du "ves­tige ") de Dieu» : non pas selon la logique d'une in1itation secon­daire, n1ais selon cette autre logique où « Dieu" serait lui-n1ên1e la parution singulière de l'in1age ou du vestige, ou la disposition de son e:xposition : le lieu con1n1e lieu divin, le divin seule111ent local - n011 plus « divin ", par conséquent, n1ais la dis-Iocatio11 et la dis-position du n10nde (l'étendue divine, dit Spinoza) c0111rne l'ouverture et C0111n1e la ressource qui vient de plus loin et qui va plus loin, exacte111ent infinÎ1nent plus loin que tous les dieux.

Si la « création" est bien cette ex-position singulière de l'étant, alors son véritable n0111 est l'existence. L'existence est la création

la nôtre -, l'origine et la fin que nous S0111111es. Cette pensée est la pensée qui nous est la pl us nécessaire : si nous ne parvenons pas à la penser, nous n'accéderons pas à ce que nous son1n1es désor111ais, nous qui ne son1Ines plus que nous dans un 1110nde qui n'est plus que Inonde - 111ais qui en son1n1es venus là préci­sément parce que nous avons pensé le logos (l'auto-présentation de la présence) C0111111e créatio11 (co111111e venue singulière).

Cette pensée n'a rien d'anthropocentrique: elle ne 111et pas l'ho111111e au centre de « la création", elle traverse l'ho111n1e au contraire de l'excès du surgissen1ent qui surgit à la 111esure de la totalité de l'étant, n1ais con1me sa dé111esure i111possible à totali­ser : son infinie singularité originelle. Dans l'hon1111e, ou plutôt à 111êlne l'ho111n1e, l'existence est exposée et exposante: pour le forn1uler simplen1ent sur le registre du langage, on pourrait dire que l'hon1111e parle l'existence, n1ais que ce qui parle dans sa parole dit le tout de l'étant. Ce que Heidegger nOn1ITle « le privi­lège ontico-ontologique " du Dasein n'est pas une prérogative ni un apanage: il engage l'être, et l'être du Dasein n'est pas un autre que l'être de l'étant.

Si l'existence est exposée C0111n1e telle par les hon11nes, ce qui est exposé là n'en vaut pas rnoins pour tout le reste de l'étant. Il n'y a pas d'un côté la singularité originaire, et de l'autre côté un sÎI11ple être-là de choses, plus ou rnoins livrées à notre usage. Au contraire, en s'exposant conlIne singularité, l'existence expose la singularité de l'être C0111n1e tel, en tout étant. La différence entre l'hoIT1I11e et le reste de l'étant (qu'il ne s'agit pas de nier, Inais dont la nature n'est pas donnée pour autant), elle-111êrne insépa-

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l'able des autres différences dans l'étant (puisque l'honl111e est « aussi» anin1al, «aussi» vivant, « aussi» physico-chin1ique, etc.), ne distingue pas l'existence véritable d'une espèce de sous-exis­tence, Cette différence forn1e au contraire la condition concrète de la singularité, Nous ne serions pas « des h0111111es » s'il n'y avait pas « des chiens» et « des pierres », La pierre est l'extériorité de la singularité dans ce qu'il faudrait nOlnn1er sa littéralité 111inérale, ou 111écanique. Mais je ne serais pas non plus « hOlnn1e» si je n'avais « en 1110i» cette extériorité com111e la quasi-111inéralité de l'os c'est-à-dire, si je n'étais pas un « corps ", un espace111e11t de tous les autres corps et de « 1110i " en « 1110i". Une singularité est toujours un corps - et tous les corps S011t des singularités (les corps, et leurs états, 1110uve111ents, transfor111ations).

Ainsi, l'existence n'est pas une propriété du Dasein : elle est la singularité originaire de l'être, que le Dasein expose pour tout l'étant. C'est pourquoi l'ho111111e n'est pas « au rnonde" con1111e dans un 111ilieu (pourquoi faudrait-il un 111ilieu ?) : il est au 1110nde en tant que le 1110nde est son extériorité propre, l'espace propre de son être-dehors-dans-le-111011de. Mais il faut aller plus loin, sous peine de donner l'i111pression que le m011de reste 111algré tout essentiellement « le Inonde de l'ho111111e " : il n'est tel, il n'est le monde des h0111111es, en effet, que pour autant qu'il est le non-· hUlnain auquel l'hu111ain est exposé, et que l'hulnain expose à son tour. On pourrait encore tenter de le dire par une formule COln111e celle-ci: l'honlme est l'exposant du lnonde, il n'en est ni la fin, ni le fond - le Inonde est l'exposé de l'hmnlne, il n'en est ni l'environnement, ni la représentation.

Bien loin, donc, que l'ho111111e soit la fin de la nature, ou la nature la fin de l'ho111n1e (nous avons déjà essayé toutes les variantes), c'est l'être-au-lnonde et l'être-1110nde de tout l'étant qui est indéfinin1ent la fin.

À supposer, d'ailleurs, qu'on veuille encore prendre le n10nde pour la représentation de l'holnrne, il ne s'ensuit pourtant, en toute rigueur, aucun solipsisn1e de l'ho1111ne : car c'est alors n1a représentation elle-rnên1e qui nl'instruit de ce qu'elle me repré­sente nécessairell1ent une extériorité irrécusable en tant que n10n extériorité. La représentation d'un espace111ent est elle-111ê111e un espacen1ent. Un intuitus originarius, qui ne serait pas représen-

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tation, nuis immersion dans la chose 111ême, existerait seul et serait à lui seul l'origine et la chose: ce qui a été n10ntré plus haut C01111ne contradictoire. Descartes lui-même témoigne de l'ex­tériorité du Inonde, C0111111e de son propre corps: car il n'en doute point, il fait la fictio11 d'en douter, et la feinte com111e telle atteste la vérité de la res extensa. Aussi n'est-il pas surprenant que la réalité de ce 1110nde, sur laquelle Dieu ne saurait 111e tromper, soit précisé111ent soutenue dans l'être par une création continuée de ce mêrrle Dieu. La réalité est de chaque instant, de place en place, chaque fois à son tour, tout C0111111e la réalité de la res cogitans s'atteste en chaque « ego SUIn », chaque fois de chacun à S011 tour.

Ainsi - et derechef - il n'y a pas d'Autre. La « création » signifie précisé111ent qu'il n'y a pas d'Autre et que « il y a» n'est pas un Autre. L'être n'est pas l'Autre, mais l'origine est l'espaceinent ponctuel et discret entre nous, cornrne entre nous et le reste du monde, C0111Ine entre tous les étants 1 .

Cette altérité, tout d'abord et essentielleinent, nous intrigue. Elle nous intrigue parce qu'elle expose l'origine toujours autre, tou­jours inappropriable, et toujours là, toujours présente avec son tour chaque fois inilnitable. C'est pourquoi nous S0111n1es d'abord et essentiellement curieux du monde et de nous-mê111es (ou bien, « le monde» est le nom générique de l'objet de cette curiosité ontologique). Le corrélat de la création, entendue comn1e l'exis­tence Inêlne, est une curiosité qu'il faut comprendre en un tout autre sens que celui que lui donne Heidegger. Pour lui, la curio­sité est l'affairement agité qui passe d'étant en étant, sur un mode insatiable, sans savoir s'arrêter à la conte111plation. Sans doute, elle tén10igne de l'être-Ies-uns-avec-Ies-autres, mais elle en témoigne dans l'incapacité à accéder à l'ouverture existante du Dasein dans « l'instant» 2. Il est au contraire nécessaire de dégager, en deçà de cette curiosité inconsistante n1ais en deçà aussi de l'attention qui

1. Benoit Goetz déploie un tel motif de l'espacement comme celui d'une " architecture" généralisée et devenant" existentiale ", dans sa thèse La disloca­tion-Architecture et expérience, Strasbourg, 1996.

2. Cf. Être et temps. § 36, 37 et 68C. En abaissant la curiosité par rapport à la contemplation, selon un geste d'ailleurs bien traditionnel, Heidegger abaisse et méconnaît d'emblée tout un pan du monde moderne: la science et la technique,

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prend soin des autres (Fürsorge) , la couche plus primitive d'une curiosité dans laquelle nous son1n1es au prelnier chef intéressés par ce qui est, de fait, l'intéressant par excellence: l'origine - nuis intéressés sur le n10de d'être intrigués par l'altérité toujours renou­velée de l'origine, et si l'on ose dire, sur le n10de d'entrer en intrigue avec elle (la curiosité sexuelle n'est pas par hasard une figure exemplaire de la curiosité et plus, en vérité, qu'une figure).

Comn1e le français permet de le dire, les autres étants sont pour lnoi curieux (" bizarres ») parce qu'ils rne donnent accès à l'ori­gine, ils m'y font toucher, ils n1e laissent devant elle et devant son tour chaque fois dérobé. Un autre et ce peut être ici un autre hOlnme, un anin1al, une plante, une étoile -, c'est d'abord la pré­sence flagrante d'un point et d'un instant d'origine absolue, irré­cusable, offerte comn1e telle et con1n1e telle évanouie dans son passage. Encore une fois, le visage d'un nouveau-né, tel autre visage au hasard sur un trottoir, un insecte, un poisson-vipère, un caillou ... - si l'on veut bien entendre qu'il ne s'agit pas de rendre équivalentes ces présences curieuses.

Pour peu que nous n'accédions pas à l'autre sur le lTlode de l'accès tel qu'il a été décrit, n1ais que nous cherchions l'appro­priation de l'origine - et nous la cherchons toujours aussi -, la rnên1e curiosité se mue en rage appropriatrice ou destructrice. Nous cherchons dans l'autre, non plus une singularité de l'origine, rnais l'origine unique et exclusive, que ce soit pour l'adopter ou pour la rejeter. L'autre devient l'Autre, sur le n10de du désir ou de la haine. La divinisation de l'autre (avec la servitude volontaire) ou sa diabolisation (avec son exclusion ou son extern1ination) sont le lot de la curiosité qui n'est plus intéressée dans la dis­position et la cOIn-parution, mais qui est devenue désir de la Posi­tion n1ême : fixer, se donner l'origine une fois pour toutes et en un lieu pour tous, et donc toujours hors du 1110nde. C'est pour­quoi ce désir est désir de meurtre, et non SeUlelTlent de ll1eurtre,

récusant ainsi ce que par ailleurs il prétend affirmer de l'" envoi n de l'être. Sur le rôle de la curiosité dans la modernité, cf. le grand livre classique de Hans Blumenberg, Der Prozess der tbeomtiscben Neugierde, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1966.

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nuis de ce surcroît de cruauté et d'horreur qui est con1n1e l'inten­sification tendancielle du rneurtre: la n1utilation, le dépeçage, l'acharnen1ent, l'exécution Inéticuleuse, la jouissance de l'agonie, ou bien, sur un autre plan, le n1assacre, le charnier, l'exécution Inassive et technique, la con1ptabilité des can1ps. Il s'agit toujours d'expédier l'autre à l'Autre, ou de faire surgir l'Autre à la place de l'autre, et ainsi d'identifier l'Autre et l'origine en lui.

L'Autre n'est que le corrélat de ce désir fou, tandis que les autres, en vérité, sont nos intérêts originaires. lVIais il est vrai que la possibilité du désir fou est contenue dans la disposition 111ê111e des intérêts originaires: la dissén1ination de l'origine affole l'ori­gine en "moi» dans l'exacte n1esure où elle 111e rend curieux d'elle, c'est-à-dire fait de "n10i» un " moi» (ou un " sujet», quel­qu'un en tout cas). (Il s'ensuit qu'il n'y a pas d'éthique qui soit indépendante d'une ontologie, et que seule, en vérité, l'ontologie peut être éthique en un sens qui ne soit pas inconsistant. Mais il faudra y revenir ailleurs.)

5. Entre nous.' philosophie première

À force de redire, et de tant de manières, que la philosophie est conternporaine de la cité grecque, on finit, con11Tle de juste, par perdre de vue ce dont il est question. Mais C0I11me de juste aussi, à force d'être perdue de vue l'affaire nous revient, au bout de vingt-huit siècles, avec toute son acuité de problèn1e.

Elle nous revient donc con1111e la question de l'origine de notre histoire. Il n'y a là aucun effet de reconstitution téléologique, et il ne s'agit pas de retracer un processus orienté vers une fin. Tout au contraire, l'histoire apparaît ainsi clairen1ent C0111111e le n10U­vernent déclenché par une circonstance singulière, n10uvelnent qui ne va pas à résorber cette singularité dans une universalité (pas d'" histoire universelle », Marx et Nietzsche l'avaient C0111P1'iS), n1ais qui en répercute l'impact en événen1ents singuliers renou-

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velés. C'est ainsi que nous avons « un avenir» et « à venir»: à la mesure d'un « passé » qui n'est pas passé COll1111e le serait le coup d'envoi d'un processus orienté, 111aïs qui est passé sur le l110de d'une « bizarrerie» Oongte111ps déll0111rnée « llliracle grec » ... ) qui s'intrigue elle-ll1ê11le et pour cela reste encore « à venir». C'est cette dis-position de l'histoire qui fait qu'il y a bien une histoire, et pourtant pas un processus (ici COl11111e ailleurs, le 11lodèle hégélien se révèle délivrer la vérité par son exact revers). C'est ainsi qu'on peut comprendre 1'« histoire de l'être» de Heidegger - et conlprendre C011lnlent notre rapport à cette histoire est nécessairenlent celui de sa Destruktion ou de sa déconstruction: c'est-à-dire, de la 11lise au jour de sa singularité C0111nle loi désassenlblante de son unité, et de cette loi elle­mênle C011l111e loi du sens.

Ce qui suppose, évidenmlent, cette tâche aussi inlpérieuse et urgente qu'il1lpossible à l1lesurer : cOl1lprendre conl11lent l'histoire en tant qu'accident occidental singulier est « devenue» celle qu'on nonlnle « 1110ndiale » ou « planétaire» sans pour autant s'engendrer COl1lnle celle qu'on appelait « universelle»; conlprendre, par conséquent, conlnlent l'Occident disparaît, non pas, C0111nle on le répète de 111anière sonlnanlbulique, dans sa généralisation uni­fornle, 11lais dans l'expansion, sous cette « unifornlité » et par elle, d'une singularité plurielle qui est et qui n'est pas, à la fois, le « propre» de cet « o/accident». On le conlprend, cette question redoutable n'est pas une autre que celle du « capital» (ou du « capitalis11le »). Si l'on veut prendre la pleine l11esure du « capital» - avec les prénlices duquel l'histoire a conlnlencé dans les cités marchandes -, il faut le soustraire, beaucoup plus radicalement que Marx ne pouvait le faire, à sa propre représentation de l'his­toire linéaire et cunll11ative, aussi bien qu'à la représentation synlétrique d'une histoire téléologique de son dépasseIl1ent ou de sa conjuration. Telle est bien, senlble-t-il, la leçon problénla­tique - de l'histoire. Mais nous ne pouvons l'entendre, sans doute, que si nous entendons d'abord tout autrenlent les enjeux prenliers de notre histoire, c'est-à-dire de la philosophie.

Sous diverses versions, nlais de façon d0111inante, la tradition s'est donné une représentation selon laquelle la philosophie et la cité seraient (auraient été, devraient être) l'une à l'autre e11 rapport

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de sujet. La philosophie, comine articulation du logos, serait le sujet de la cité, C0111111e espace de cette articulation, tandis que la cité, C0111111e rasse111blel11ent des logikoi, serait le sujet de la phi­losophie, C0111111e production de leur logos COlnmU11. Le logos lui­mêlne tient son essence ou son sens de cette réciprocité: il est le fondeme11t con1mun de la C0111111unauté, et la C0111111unauté con1111e fonden1ent de l'être.

C'est sur cet horizon que nous n'avons pas cessé de c0111prendre, là encore, de façon don1inante et en diverses ver­sions, fortes ou faibles, heureuses ou malheureuses, le faineux « animal politique» d'Aristote: sous la présomption que le logos est condition de la C0111111unauté, laquelle est condition d'hu­manité, et/ou réciproquel11ent, chacun des trois ten11es tenant son unité et sa consistance de sa coml11unication d'essence avec les deux autres (et le 1110nde comme tel restant relative111ent extérieur à toute l'affaire, sous la préso111ption, cette fois, que la nature ou phusis s'exécute précisé111e11t dans l'hon1n1e C01111ne logos politikos, tandis que la techné se subordonne à l'une C0111n1e à l'autre).

IVIais cet horizon - celui de la philosophie politique au sens le plus plei11 (non pas « philosophie de la politique », n1ais philoso­phie cornme politique) - pourrait bien être ce qui, d'un 111ême tracé, indique la situation singulière où s'engage notre histoire, et barre l'accès à cette situation. Ou plutôt: il pourrait bien être ce qui, au fil de son histoire, délivre l'indication de sa propre décons­truction, et expose à nouveau, autrement, la situation 1. « Philoso-· phie et politique "est bien l'énoncé de cette situation. Mais c'est un énoncé disjonctif, et il l'est parce que la situation elle-mène est disjonctive. La cité, ce n'est pas d'abord la « communauté », pas plus que ce n'est d'abord « l'espace public» : c'est au moins tout autant la 111ise au jour de l'être-en-comn1un cOIn/ne dis-position (disper­sion et disparité) de la con1111tmauté représentée C0111me fondée en intériorité ou en transcendance. C'est la « com111unauté » sans origine C0111111une. Dès lors, et pour autant que la philosophie est

1. Ce qui suit voudrait poursuivre, à certains égards, le dialogue proposé par Jacques Rancière dans son livre La rnésentente. Pbilosophie et politique (Paris, Galilée, 1995).

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requête de l'origine, la cité est son problème, loin d'être son sujet ou son espace. Ou bien, elle est son sujet ou son espace sur le mode du problèn1e, voire de l'aporie. 1VIais la philosophie, pour sa part, n'est la requête de l'origine que sous la condition de la dis­position du logos (c'est-à-dire de l'origine en tant que raison rendue et discourue) : le logos est l'espacen1ent au lieu n1êIne de l'origine. Dès lors, la philosophie est le problèn1e de la cité: elle lui dérobe le sujet attendu comme « con1n1unauté ».

C'est bien pourquoi, très régulièren1ent, la politique philoso­phique et la philosophie politique viennent achopper sur l'es­sence de la con1n1unauté, ou sur la con1n1unauté comine origine. Tels sont, pour se limiter à eux, les achoppeinents exen1plaires de Rousseau et de Marx. Le pren1ier soulève l'aporie d'une communauté qui devrait se précéder pour se constituer: le « contrat », par son concept n1ême, est la dénégation, ou la forclu­sion, de la déliaison originaire des singularités qui devraient le « conclure». Quant au second, assuré1nent le plus radical à cet égard, en delnandant la dissolution du politique dans toutes les sphères de l'existence (ce qui correspond aussi à la « réalisation de la philosophie »), il ignore que la séparation ainsi sunnontée et supprimée n'est pas, en vérité, la séparation accidentelle de l'instance « politique», mais la séparation constitutive de la dis­position. Le « communisine », quelle qu'ait été la force de sa pen­sée du « rapport réel " et de ce qu'il nomn1ait « l'individu », n'a pas encore pu penser l'être-en-coinmun en tant que distinct de la « con1munauté ».

En ce sens, la politique philosophique procède très régulière­Inent à la captation subreptice d'une métaphysique de l'origine­une, là où elle expose pourtant en mène temps, volens nolens, la situation de la dis-position des origines. Le résultat en est, très régulièrelnent aussi, que la dis-position est retournée en exclu­sion, et que toute politique philosophique est une politique de l'exclusivité et de l'exclusion corrélative - d'une classe, d'un ordre, d'une « communauté» quelconque, et toujou"rs pour finir d'un « peuple» au sens « bas» du terme. L'exigence de l'égalité est alors le geste à la fois nécessaire, ultime et absolu: il est tout près, de fait, d'indiquer la dis-position con1me telle. Toutefois, aussi longternps qu'il s'agit de « la revendication égalitaire fondée

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sur l'identité générique" 1, l'égalité ne fait encore pas droit à la singularité, ou rencontre des difficultés considérables à vouloir le faire. C'est ici que la critique de l'abstraction des droits prend tout son relief: 111ais le « concret)) qu'il faut lui opposer n'est pas d'abord celui des déter111inations e111piriques qui, en régi111e capi­taliste, épuisent la Ineilleure volonté égalitaire. Le concret signifie d'abord l'objet réel d'une pensée de l'être-en-co111111un, et cet objet réel, en dernière instance, est le singulier pluriel de l'origine, donc aussi bien de l'origine de la « C0111111unauté " elle-111ê111e (si on veut lui garder ce n0111). Telle est sans doute l'indication don­née par le Inot qui suit l'égalité dans la devise républicaine: la « fraternité" veut être la solution de l'égalité (ou de 1'« égaliberté ,,) 2 par l'évocation ou par l'invocation d'une « identité générique". Or c'est exacte111ent cette origine C0111mune du C0111111un qui fait défaut 3.

Ou du 1110ins, elle fait « défaut" pour autant qu'on l'évalue sur l'horizon de la politique philosophique. Celui-ci déconstruit - et c'est ce qui est en train --, se fait jour la nécessité du singulier pluriel de l'origine. Je n'ai pas le dessein de proposer à ce titre une « autre politique ". Je ne suis plus sûr, en effet, que ce tenne (ou celui de « philosophie politique,,) puisse encore avoir une consistance au-delà de cette trouée d'horizon qui nous arrive au bout de la longue histoire de notre situation occidentale, et COlnme la réouverture de cette situation. Je veux seule111ent contribuer à établir que le couple philosophie-politique, dans toute la force de son couplage, expose et dérobe à la fois la dis­position de l'origine, et la c0111-parution qui en est le corrélat.

L'horizon philosophico-politique, c'est ce qui rapporte la dis­position à une continuité et à une COIn111unauté d'essence. Un tel

L André Tosel, Démocratie et libéralismes, Paris, Kimé, 1995, p. 203. Cf. tout le chapitre" L'égalité, difficile et nécessaire ",

2. Étienne Balibar, La proposition de l'égali berté, Les conférences du Perro­quet, n° 22, Paris, novembre 1989.

3. J'accorde donc à Jacques Derrida sa critique de la fraternité, dans Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994. Non sans lui faire observer que j'ai aussi, à l'occasion, mis en cause la fraternité chrétienne. Par aillems, j'ai réservé et je réserve encore, malgré tout, la possibilité d'examiner si la fraternité est néces­sairement générique et congénitale",

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rapport, pour être effectif, exige une procédure essentielle: celle du sacrifice. En cherchant bien, on trouvera la part du sacrifice dans toute philosophie politique (ou bien, on en trouvera la récu­sation abstraite, qui revient à faire le sacrifice de la singularité concrète). Mais en tant qu'origine singulière, l'existence est insacrifiable 1.

L'urgence n'est donc pas, à cet égard, une autre abstraction politique. Elle est plutôt de reconsidérer le sens n1ên1e de " poli­tique » et, donc, de "philosophie» dans la condition de la situation originaire: l'exposition nue des origines singulières. C'est alors une" philosophie première » qui est nécessaire, au sens canonique de l'expression, c'est-à-dire une ontologie. La philo­sophie doit re-COlnn1encer, se re-COn1lTlenCer à partir d'elle-n1ê111e contre elle-n1ên1e, c'est-à-dire contre la philosophie politique et la politique philosophique. Pour cela, elle doit penser au principe com111ent nous SOln111es " nous» entre nous : comn1ent la consis­tance de notre être est dans l'être-en-con1lnun, 111ais C0111lnent ce dernier consiste très précisérnent dans l'" en» ou dans l'" entre» de son espacen1ent.

La dernière" philosophie pren1ière », si l'on ose dire, nous est livrée avec l'ontologie fondalnentale de Heidegger. C'est elle qui nous aura lnis sur le chen1in où nous son1mes ici, les uns avec les autres, que nous le sachions ou non. C'est bien aussi pourquoi son auteur a pu, dans une sorte de retourne111ent de la Destru/~­tian elle-n1êtne, se con1promettre aussi i111pardonnablement dans la politique philosophique faite cri111e. Et c'est encore cela n1ên1e qui nous indique d'où il faut re-con11nencer: il faut refaire l'on­tologie fondalnentale (et ce qui va avec, l'analytique existentiale aussi bien que l'histoire de l'être et que la pensée de l'Ereignis) , résolun1ent cette fois à pa/1il' du singulier pluriel des origines, c'est-à-dire à partir de l'être-avec.

Je reviendrai plus loin sur ce progran1rne, dont au de111eurant je n'ai pas la prétention dérisoire d'être l'exécutant: par définition et par essence, cette" philosophie pren1ière » doit" être faite par tous, non par un», con1111e la poésie de Maldoror. Pour le 1110lTlent, je veux seule111ent indiquer le principe de sa nécessité.

1. Cf" L'insacrifiable H, clans J-L. Nancy, Une penséeftnie, Paris, Galilée, 1990.

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Être singulier pluriel

L'être-avec (le Mitsein, le lV1iteinandersein et le Mitdasein) est très clairement déclaré, par Heidegger, essentiel à la constitution du Dasein lui-n1ê1ue. Sur cette base, il devrait être absolun1ent clair que le Dasein, pas plus qu'il n'est « l'homn1e » ni « le sujet», n'est pas « un», unique et isolé, 1uais toujours seulement l'un, chaque un, de l'un-avec-l'autre. Si cette détermination est essentielle, elle doit acquérir et exposer sans réserve une din1ension co-origi­naire: or on a déjà souvent remarqué que cette co-originarité, malgré son affirn1ation, cède le pas à la considération du Dasein « en lui-mên1e». n convient donc d'exa1uiner la possibilité d'une exposition expresse et continue de la co-originarité, et d'en n1esu­rer les enjeux sur l'ensen1ble de l'entreprise ontologique (ainsi que sur ses conséquences politiques) 1.

n faut seule1uent ajouter tout de suite qu'il y a, pour un tel examen, une raison beaucoup plus profonde que ce qui pourrait paraître d'abord con11ue un simple « rééquilibrage» du discours heideggerien 1uais qui engage, à l'évidence, beaucoup plus que cela, puisque à terme il ne s'agit de rien de moins que de la possibilité n1ême de parler « du Dasein» en général, de « l'exis­tant» ou de « l'existence». Que se passerait-il en philosophie s'il y devenait exclu de parler autren1ent de l'être qu'en disant « nous », « je » et « tu » ? Où parle l'être, et qui parle l'être?

La raison annoncée tient précisén1ent au parler (de) l'être. Le thème de l'être-avec et de la co-originarité doit être renouvelé et doit « réinitialiser» l'analytique existentiale parce que celle-ci entend répondre à la question du sens de l'être, ou de l'être en tant que sens. Or si le sens de l'être s'indique tout d'abord par la mise en jeu de l'être dans le Dasein et comme Dasein, alors, précisén1ent en tant que sens, cette mise en jeu (ce « il y va de l'être ») ne peut s'attester et s'exposer, d'emblée, que sur le n10de de l'être-avec: car du sens, il n'yen a jan1ais pour un, 1uais tou­jours de l'un à l'autre, toujours entre l'un et l'autre. Le sens d'être n'est sans doute jan1ais dans ce qui est dit - dans les significa­tions --, mais il est à coup sür dans ceci, qu'« il est parlé» au sens

1. La thèse de François Raffoul, Heidegger et le problènle de la subjectivité CEHESS, 1995) est, de manière remarquable, un des tout premiers travaux qui s'engage dans la voie d'une réévaluation du Nlitsein.

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absolu de l'expression. « On parle», « ça parle" veut dire « l'être est parlé », il est sens (et non pas il fait sens). Mais « on " ou « ça ", ça n'est jan1ais que nous.

Autrel11ent dit, en se révélant C0111111e enjeu du sens de l'être, le Dasein s'est déjà révélé, avant toute autre explicitation, C0111111e être-avec. Le sens de l'être n'est pas en jeu dans le Dasein pour être ensuite « cornmuniqué " à autrui: sa 111ise en jeu est identi­quenzent être-avec. Ou bien encore: l'être est m~is en jeu C01nme « avec". Telle est désof111ais la pré111isse o11tologique 111ini111ale, absolument irrécusable. L'être est mis en jeu entre nous, il ne saurait avoir d'autre sens que la dis-position de cet" entre ".

Au reste, Heidegger écrit lui-111ême : « dans la compréhension d'être du Dasein se trouve déjà ... la cOl11préhe11sion des autres" 1.

Mais c'est sans doute encore trop peu dire: la compréhension de l'être n'est rien d'autre que celle des autres, ce qui veut dire, dans tous les sens, celle des autres par « 1110i " et celle de « moi" par les autres, la cOl11préhension des uns des autres. On pourrait dire tout sÏ111plel11ent : l'être est communication. Resterait à savoir ce qu'est la « COl11n1unication ".

Pour le 1110ment, il importe 1110ins de répondre à la question (si c'est une question, et si nous n'y avons pas, au fond, déjà répondu, si nous n'y répondons pas tous les jours et chaque fois ... ) que de s'arrêter sur le fait de son exhibition. Si « la COl11mu­nication" est pour nous, aujourd'hui, une telle affaire en tous les sens du 1110t... -, si ses théories fleurissent, si ses techniques prolifèrent, si la « 111édiatisation " des « media" s'entraîne dans un vertige auto-co111municationnel, si l'on agite tant, avec une fasci­nation désenchantée ou jubilatoire, le thèl11e de l'indistinction du « l11essage " et du « n1ediul11", c'est parce que quelque chose est 111is à nu, la trarne nue et sans « contenu ", en effet, de la « C0111n1U­nication" on pourrait dire, la tran1e 11ue du com- (du teleco1n-, soit dit en toute indépendance), c'est-à-dire notre traI11e, ou « nous" en tant que trame, réseau, un nous réticulé, étendu, avec son extension pour essence et son espace111ent pour structure. Nous ne S0111ITleS, « nous-I11ên1es", que trop aisé111ent disposés à y voir le destin accablant de la modernité. Il se pourrait, contre

1. Être et temps. § 26.

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cette pauvre évidence, que nous n'ayons encore rien cOl1lpris, conl11le de juste, à la situation, et que nous ayons plutôt à reCOl1l­l1lel1cer à nous c011lprendre nous-mênles - notre existence et celle du 1110nde, notre être ainsi disposé.

6. Être singulier pluriel

Être singulier pluriel: ces trois 11l0tS apposés, sans syntaxe déternlinée - « être» est verbe ou nOIn, « singulier» et « pluriel» sont n0111S ou adjectifs, on peut tout cOInbiner - nlarquent à la fois une équivalence absolue et son articulation ouverte, impos­sible à referl1ler sur une identité. L'être est singulier et pluriel, à la fois, i11distinctement et distinctelnent. Il est singulière111ent plu­riel et plurielle11lent singulier. Cela 111ênle ne constitue pas une prédication particulière de l'être, C011lnle s'il était ou C011l11le s'il avait un certain nOl1lbre d'attributs, dont celui, double, contradic­toire ou chiasnlatique, d'être singulier-pluriel. Le singulier-pluriel (ou: le singulier pluriel) fonlle au contraire la constitution d'es­sence de l'être: une constitution qui défait ou qui disloque, par conséquent, toute essence une et substantielle de l'être 111ênle. Ce n'est là, pourtant, qu'une façon de dire, puisqu'il n'y a aucune substance préalable qui viendrait à être dissoute. L'être ne pré­existe pas à son singulier pluriel. Très exactenlent, il ne préexiste absolunlent pas, et rien ne préexiste: seul existe ce qui existe. Ce n'est pas la 11l0indre singularité de la philosophie que de déplier en tous sens, depuis Parnlénide, cette unique proposition, qui ne propose rien que la position et disposition d'existence. C'est sa singularité plurielle, et elle n'a rien d'autre à faire que ça 1.

1, Sur la tradition de la pensée de l'un, du chaque un et du singulier, et quelle que soit la différence de nos perspectives, cf. les riches indications données par Jean-François Marquet dans Singularité et éuénement, Grenoble, Jérôme Millon, 1995. Mais avant, bien entendu. les textes d'où cette préocccupation nous est à tous venue, ceux de Deleuze avec ceux de Derrida (et cet aliee demandera un

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Ce qui existe, quoi que ce soit, parce qu'il existe co-existe. La co-in1plication de l'exister est le partage d'un n10nde. Un n10nde n'est rien d'extérieur à l'existence, ce n'est pas une addition extrinsèque d'autres existences: il est la co-existence qui les dis­pose ensen1ble. Encore faut-il, pourrait-on objecter, qu'il existe quelque chose. Kant établissait qu'il existe bien quelque chose, puisque je pense au luoins une existence possible: or le possible est second par rapport au réel, et il existe donc déjà quelque réel 1.

Il convient d'ajouter que cette inférence fait conclure en réalité à un pluriel d'existence: il existe quelque chose (au 1110ins « luoi ») et autre chose, au n10ins cet autre « 1110i » qui se représente un possible, et auquel je lue rapporte pour lue de111ander s'il existe quelque chose de tel que ce que je pense COlU111e possible. Il co-existe au [noins plus d'un « moi». Ce qu'il faut encore prolonger ainsi: il n'existe pas pour autant seulement des « IYloi », entendus C0111rne des sujets-de-représentation, car avec la différence réelle de deux « 111oi» est aussi donnée la différence de choses en général, au moins mon corps, et par conséquent plusieurs corps. Cette varia­tion dans le vieux style n'est là que pour montrer ceci : il n'y a jaluais eu et il n'y aura jamais de solipsislue philosophique, et d'une certaine façon il n'y a jaluais eu et il n'y aura ja111ais de philosophie « du sujet» au sens de la clôture infinie en soi d'u11 pour-soi.

Toutefois, il y a bien aussi, et pour toute la philosophie, ce que représente de luanière exemplaire cette phrase de Hegel: « Le Moi est ce qui est en et pour soi universel, et la communauté (Genzeinsch~iftlichkeit) est aussi une forme, 111ais une for111e exté­rieure, de l'universalité 2. » On sait bien que la logique dialectique requiert le passage par l'extériorité C0111111e essentiel à l'intériorité 111ê111e : néan1110ins, c'est bien toujours, pour cette logique, dans

jour son commentaire). Au fond, c'est dans la même navigation que sont embarqués Agamben d'un côté, Badiou de l'autre, même si ce dernier veut la mener sous forme d'opposition, en jouant la multiplicité contre le Un. Tout cela conduit surtout à prouver combien nous ne pensons que les uns avec les autres (par, contre, malgré, près de, loin de, à se toucher, à s'éviter, à s'évider).

L L'Unique fondenzent possible d'une preuve de l'existence de Dieu, l, .3, § 4. 2. Encyclopédie des sciences philosophiques, § 20, trad. B. Bourgeois, Paris.

Vrin, 1970, p. 288.

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la forn1e " intérieure» et subjective du "Moi» que doit pour finir se retrouver et se poser la vérité de l'universel et de sa comn1U­nauté. Ce qui nous incon1be, par conséquent, est de retenir le mOlnent de l'" extériorité» comn1e valant effectivelnent de n1anière essentielle, et si essentielle qu'il ne se rapporte plus à aucun" Inoi », ni individuel, ni collectif, sans n1aintenir indéfecti­blen1ent l 'extériorité elle-~même et en tant que telle.

Être singulier pluriel veut dire: l'essence de l'être est, et est seulen1ent, en tant que co-essence. Mais une co-essence, ou l'être­avec - l'être-avec-à-plusieurs - désigne à son tour l'essence du cO-, ou encore, et plutôt, le co- (le cU1n) lui-mêlne en position ou en guise d'essence. Une co-essentialité, en effet, ne peut pas consister dans un assen1blage d'essences où il resterait à déter­n1iner l'essence de l'assen1blage en tant que tel: par rapport à celle-ci, les essences assen1blées deviendraient des accidents. La co-essentialité signifie le partage essentiel de l'essentialité, le par­tage en guise d'assemblage, si l'on veut. Ce qui pourrait encore se dire de cette n1anière : si l'être est être-avec, dans l'être-avec c'est l'" avec» qui fait l'être, et il ne s'y ajoute pas. Il en va de n1ême ici que dans un pouvoir collégial: le pouvoir n'est ni exté­rieur aux n1en1bres du collège, ni intérieur à chacun d'eux, il consiste dans la collégialité COlnme telle.

Non pas, donc, l'être en première instance, puis une adjonction de l'avec, Inais l'avec au cœur de l'être. Il est absolument néces­saire, à cet égard, de renverser au Inoins l'ordre de l'exposition philosophique, pour laquelle, très régulièrelnent, l'" avec» - et l'autre qui va avec, si l'on peut dire vient toujours en second, alors même que cette succession est dérnentie par la logique pro­fonde dont il est question. Or cet ordre est conservé, de manière très remarquable, même par Heidegger qui n'introduit la co-ori­ginarité du 1l1itsein qu'après avoir établi l'originarité du Dasein. On peut faire la n1êlne remarque sur la constitution husserlienne de l'alter ego, alors même que celui-ci est à sa manière lui aussi contemporain (encore le cum) de l'ego dans la " con1n1unauté uni­verselle unique » 1.

1. Jl1éditations ca11ésiennes, tract. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1953, p,119

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De l'être 5'lrlgulier pluriel

On peut aussi n10ntrer, a contrario, que lorsque Hegel con1n1ence la phénon1énologie de l'esprit par le mon1ent de la « certitude sensible" où, sel11ble-t-il, la conscience n'est pas encore entrée dans le rapport à l'autre conscience, ce n10111ent n'en est pas n10ins caractérisé par le langage où la conscience s'approprie la vérité de l'in1médiateté sensible (le fameux « n1aintenant c'est la nuit "), et que par là le rapport à l'autre conscience a été subrep­ticel11ent présupposé. Il serait aisé de multiplier des observations de ce genre: par exel11ple, l'évidence de l'ego sum renvoie consti­tutivement et co-originairel11ent à sa possibilité dans chacun des lecteurs de Descartes, et c'est précisél11ent à cette possibilité en chacun de nous, c'est-à-dire à cette co-possibilité, que l'évidence en tant qu'évidence doit sa force et sa teneur de vérité 1. Ego sum = ego CU1n.

Il pourrait ainsi devenir n1anifeste que, pour toute la philoso­phie, la successivité nécessaire de l'exposition n'ernpêche pas que l'ordre profond des raisons soit réglé sur une co-originarité. De fait, en proposant de renverser l'ordre de l'exposition ontolo­gique, je propose seulement de mettre au jour une ressource plus ou l110ins obscurén1ent présente dans toute l'histoire de la phi­losophie - et d'autant plus présente qu'elle répond à la situation décrite plus haut: la philosophie con1mence avec et dans la co­existence « concitoyenne" en tant que telle (faisant surgir du coup, et par différence avec la forme « empire ", le pouvoir COl11me un problème). Ou plutôt: la « cité" n'est pas d'abord une forme d'institution politique, elle est d'abord l'être-avec comme tel. La philosophie est en somme la pensée de l'être-avec, et pour cela elle est aussi le penser-avec comme tel.

Mais il ne s'agit pas non plus, cela va de soi, de sin1plen1ent clarifier une exposition encore défectueuse ... Il s'agit aussi bien de faire droit aux raisons essentielles pour lesquelles, à travers

1. Descartes l'atteste lui-même: la démarche et le discours de l'ego sUIn ne sont rien d'autre que ceux de nous tous, « par cette sorte de connaissance inté­rieure qui précède toujours l'acquise, et qui est si naturelle à tous les hommes, en ce qui regarde la pensée et l'existence, que bien que [ ... l nous puissions feindre que nous ne l'avons point, il est néammoins impossible qu'en effet nous ne l'ayons. " (Réponses aux Sixièmes Objections, 1.)

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toute l'histoire de la philosophie, l'être-avec est subordonné à l'être et ne cesse pas, en 111ême te111ps et à la 111esure de cette subordi11ation 111êI11e, de faire valoir son problème C0111me le pro­blè111e 111êI11e de l'être: en soml11e, l'être-avec est le problèlne le plus propre de l'être - et la tâche est de savoir pourquoi et C0111111ent il en est ainsi 1.

Reprenons donc: non pas d'abord l'être de l'étant, puis l'étant lui-nlê111e étant l'un-avec-l'autre, l11ais l'étant - et tout étant-­détern1iné dans son être comn1e étant l'un-avec-l'autre. Singulier pluriel: en sorte que la singularité de chacun soit indissociable de son être-avec-plusieurs, et parce que, de fait, et en général, une singularité est indissociable d'une pluralité. Ici encore, il ne s'agit pas d'une propriété supplél11entaire. Le concept du singulier irnplique sa singularisation et donc sa distinction d'avec d'autres singularités (à la différence, par exen1ple, des concepts de l'in­dividu - puisqu'une totalité Ï111111anente et sans autre serait un individu parfait -, ou du particulier puisque ce dernier suppose l'ensen1ble dont il est partie, et peut ne présenter avec d'autres particuliers aucune autre différence que nUl11érique). Au reste, singuli ne se dit en latin qu'au pluriel, parce qu'il désigne l'" un " du " un par un". Le singulier, c'est d'el11blée chaque un, et donc aussi chacun avec et entre tous les autres. Le singulier est un pluriel. Sans doute, il offre aussi la propriété individuelle de l'in­divisibilité: n1ais il n'est pas indivisible comme une substance, il est indivisible au coup par coup, dans l'événel11ent de sa singu­larisation. Il est indivisible con1n1e l'instant, c'est-à-dire aussi bien infiniment divisible, ou ponctuellement indivisible. Il est aussi, par ailleurs, con1me un particulier, n1ais sous une condition de pars pro toto: le singulier est chaque fois pour le tout, à sa place et en vue de lui. (Si l'hon1n1e est pour l'étant en totalité, ainsi que j'ai tenté de le dire, il est donc l'exposant du singulier comme tel et en général.) Une singularité ne se découpe pas sur le fond de l'être, elle est, lorsqu'elle est, l'être n1ên1e ou son origine.

1" En un sens, Levinas témoigne de manière exemplaire pour cette problé­matique. Mais ce qu'il entend comme" autrement qu'être ", il s'agit de l'entendre comme" le plus propre de l'être ", précisément parce qu'il s'agit de penser l'être­avec plutôt que l'opposition de l'autre à l'être.

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Une fois de plus, on discernera sans peine à quel point ces caractéristiques répondent à celles de l'ego Sllm cartésien. Le sin­gulier, c'est un ego qui n'est pas un « sujet" au sens d'un rapport de soi à soi. C'est une « ipséité" qui n'est pas le rapport d'un « l'noi" à "soi" 1. Ce n'est ni « n10i", ni « toi ", c'est seule111ent le distingué de la distinction, le discret de la discrétion. C'est l'être­à-part de l'être lui-lllê111e et dans l'être lui-mê111e : l'être au coup par coup - et qui atteste que l'être n'a lieu qu'au coup par coup.

L'essence de l'être est le coup. "Être ", c'est toujours, chaque fois, un coup d'être (frappe, atteinte, choc, batte111ent, heurt, ren­contre, accès). Et toujours aussi, par conséquent, un coup d'" avec" : singuliers singulière111ent enselllble, et dont l'ensel'nble n'est ni la S0111111e, ni l'englobant, ni la « société ", ni la " C0111111U­nauté " (ces 1110tS ne sont que des énoncés de problèllles). L'en­se111ble des singuliers est la singularité "111ê111e ". Elle les " asse111ble " en tant qu'elle les espace, ils sont" liés" en tant qu'ils ne sont pas unifiés.

Dans ces conditions, l'être en tant que l'être-avec ne pourrait peut--être plus se dire à la troisièllle personne du "il est" ou du " il Y a ". Il n'y aurait plus de point de vue extérieur à l'être­ense111ble, et d'où pourrait s'énoncer qu'" il y a" de l'étant et un être-avec des étants l'un avec l'autre. Pas de " il est", et donc pas non plus le " je suis" sous-jacent à l'énonciation du « il est". Il faudrait plutôt penser la troisiè111e personne du singulier COlun1e étant en vérité la pre111ière. Elle devient alors la pre-111ière personne du pluriel. L'être ne pourrait se dire que de cette manière singulière: « nous sommes". La vérité de ego SU1n

est un nos sumus et ce "nous" s'énonce des hOlll111es pour tous les étants avec qui" nous" S0111111es, pour toute l'existence e11 tant que l'être-essentielle111ent-avec, en tant que l'être dont l'essence est l'avec.

C" On parlera ... ,,: qui, on? Nous parlerons - quel est ce " nous" ? C0111111ent puis-je dire " nous" pour vous, qui Ille lisez, et pour 1110i? C0111111ent nous faire penser enseluble, ce qui est pourtant ce que nous S0111111es en train de faire, que nous soyons « d'accord» ou pas? Con1111ent S01111lleS-110US l'u11 ou l'une avec

1. Heidegger, Beitrage, Frankfurt a.M., V. Klostermann, 1989, p. 319-

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l'autre? Ce qui veut dire: qu'en est-il de notre cOlnlnunication, de ce livre, donc, de ses phrases, et de l'ensen1ble de la situation qui leur donne plus ou n10ins de sens? Question de la philoso­phie COlnn1e « littérature", c'est-à-dire cette question: jusqu'où est-il possible de tenir le discours en troisièn1e personne de la philosophie, à partir d'où l'ontologie devrait-elle devenir quoi? conversation? lyrisme ? ... La stricte rigueur conceptuelle de l'être­avec exaspère le discours de son concept. . .)

Ce qu'on appelle « société", au sens le plus large et le plus diffus du lnot, est ainsi le chiffre d'une ontologie qui reste à n1ettre au jour. Rousseau l'a pressentie en faisant du bien lnal nommé « contrat", non pas un arrangement entre des individus, lnais l'événement mên1e « qui d'un animal stupide et borné fit un être intelligent et un hon1lne " 1. (Nietzsche confirme ce pressentiment, de manière paradoxale, lorsque Zarathoustra s'écrie que « la société humaine est une tentative, et non un « contrat » 2.) Marx l'a discernée en qualifiant l'homme d'être social dans sa pro­venance, sa production et sa destination et en assignant ten­danciellen1ent, par tout le Inouvement ou par la posture de sa pensée, l'être même dans cet être social. Heidegger l'a désignée en posant l'être-avec comine constitutif de l'être-là. Aucun, pourtant, n'a radicalement thématisé l'avec comine le trait essentiel de l'être et comme sa propre essence singulière plu­rielle. Mais ils nous ont mené, enseInble et un par un, jusqu'au point où nous ne pouvons plus éluder ceci, en faveur de quoi témoigne toute l'expérience conten1poraine: l'enjeu est désor­Inais de ne plus penser,

- ni à partir de l'un, ni à partir de l'autre, .- ni à partir de leur ensemble lui-Inême con1pris, tantôt con1me

l'Un, tantôt con1me l'Autre, n1ais de penser absolument et sans réserve à partir de l'avec,

1. Du contrat social, livre I, chap, 8. 2. Ainsi parlait Zarathoustra, III, 25.

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en tant que la propriété d'essence d'un l'être qui n'est que l'un­avec-l'autre.

L'un/l'autre: ni "par", ni "pour", ni "en", ni "malgré", Inais " avec ". Moins et plus à la fois que le " rapport» ou que le " lien ", surtout si le rapport ou le lien présupposent chacun la préexis­tence des ternles qu'ils relient: car l'" avec" est l'exact conten1-porain de ses ternles, il est en fait leur contemporanéité. "Avec ", c'est le partage de l'espace-telnps, c'est l'en-n1ênle-tenlps-au­Inênle-lieu en tant que lui-lnênle, en lui-mêtne, écarté. C'est le principe d'identité instantanément dénltlltiplié : l'être est en nlênle temps au nlême lieu sous l'espacenlent d'une pluralité indéfinie de singularités. L'être est avec l'être, il ne se recouvre pas lui­n1êtne nlais il est auprès de soi, à côté de soi, à même soi, à se toucher, dans le paradoxe de la proxinlité où l'éloignenlent et l'étrangeté se révèlent. Nous: chaque fois un autre, chaque fois avec d'autres. "Avec» n'indique pas plus le partage d'une situa­tion commune que la juxtaposition de pures extériorités (un banc avec un arbre avec un chien avec un passant).

La question de l'être et du sens de l'être est devenue la question de l'être-avec et de l'être-ensemble (du sens du nl0nde). Voilà ce que signifie une inquiétude moderne qui révèle moins une" crise de société» qu'une injonction que la " socialité » ou la " sociation " des hommes s'adresse à elle-Inêtne, ou qu'elle reçoit du Inonde: d'avoir à n'être rien d'autre que ce qu'elle est, nlais d'avoir enfin à être elle-même l'être en tant que tel. Une telle fonnule est d'abord d'une abstraction tautologique désespérante - et c'est pourquoi nous sommes tous inquiets -, Inais notre tâche est de briser la coque dure de cette tautologie: qu'est-ce que l'être-avec de l'être?

En un sens, c'est toujours la situation initiale occidentale qui se répète, c'est toujours le problème de la cité, celui dont la répétition a déjà scandé notre histoire pour le meil­leur et pour le pire. Aujourd'hui, cette répétition se produit comnle une situation dont les deux données nlajeures conlposent une sorte d'antinolnie: d'une part l'étalenlent d'un monde, d'autre part la fin des représentations du monde. Cela ne veut pas dire nloins qu'une Inutation dans le rapport " politique-philosophie". D'une part il ne peut plus s'agir d'une

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seule con1lnunauté, de son essence, de sa clôture et de sa sou­veraineté, d'autre part il ne peut plus s'agir d'ordonner la con1n1unauté aux décrets d'une souveraineté Autre, ni aux fins d'une histoire. Mais il ne peut plus s'agir non plus de traiter la socialité COlnlne un accident regrettable et inévitable, une contrainte à gérer tant bien que n1al. La con1n1unauté est nue, n1ais elle est in1pérative.

D'une part, donc, le concept rnên1e de la con1n1unauté ou de la cité est diffracté en tous les sens - c'est ce que signifie le surgis­sen1ent n1ultifonne et chaotique de l'infranational, du supranatio­nal, du paranational, et la dis-location du " national» en général-, d'autre part le concept de la C0111n1unauté sen1ble ne plus avoir pour contenu que son propre préfixe, le cum, l'avec dépourvu de substance et de liaison, dépouillé d'intériorité, de subjectivité et de personnalité. De l'une et de l'autre n1anière, la souveraineté n'est rien 1. La souveraineté n'est rien que le com-, con1lne tel toujours indéfinin1ent " à cornpléter ".

Il ne s'agit pas de penser un anéantissement de la souveraineté. Il s'agit de penser cette question: si la souveraineté fut le grand tenne politique pour définir la comlnunauté (son chef ou son essence) sans au-delà d'elle-mên1e, sans autre fondement ni fin qu'elle-mên1e, qu'en est-il lorsque cette souveraineté ne se sou­vient plus de rien, que d'un espacelnent singulièrement pluriel? Con1n1ent penser la souveraineté comlne le " rien" de 1'« avec" lnis à nu ? Et si, en n1êlne temps, la souveraineté politique a toujours signifié le refus de la dornination (d'un État par un autre ou par une Église, d'un peuple par autre chose que lui-n1ême), comn1ent penser la souveraineté nue de l'" avec" contre la don1ination, qu'elle soit celle de l'être-ensen1ble par une autre instance, ou celle de l'ensen1ble par lui-Inêlne (par sa régulation et son contrôle" automatique ,,) ? On a pu C0111mencer à décrire la trans­fonnation actuelle de " l'espace politique" 2 con1n1e un passage à

1. On sait que c'est une formule chère à Bataille. On pourrait même dire que ce fut sa formule, absolument.

2. Cf. Toni Negri, "La crise de l'espace politique", et l'ensemble du numéro 27, " En attendant l'empire ", de Futur antérieur, Paris, l'Harmattan, jan­vier 1995.

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" l'en1pire ". L'elnpire signifie précisén1ent à la fois la don1ination sans souveraineté (sans élaboration d'un tel concept), et un éta­len1ent, un espacen1ent et une pluralité inverses de la concentra­tion en intériorité que requiert la souveraineté politique: con1n1ent penser l'espacelnent de l'en1pire contre sa dOlnination ?

D'une n1anière ou d'une autre, la souveraineté nue si je trans­cris ainsi la souveraineté de Bataille - suppose de prendre dis­tance avec l'ordre du politico-philosophique et de la " philosophie politique » : non pas au profit d'une pensée dépolitisée, rnais au profit d'une pensée qui rernette en chantier la constitution, l'in1a­gination et la signification n1ên1e du politique, qui pennette de le retracer dans son retrait et à partir de ce retrait. Le retrait du poli­tique l ne signifIe pas sa disparition. Cela signifie que disparaît la présupposition philosophique de tout le politico-philosophique, qui est toujours une présupposition ontologique. Elle a diverses forn1es : elle peut consister à penser l'être con1n1e cOlnn1lmauté, et la con1n1unauté con11ne destination, ou bien au contraire à pen­ser l'être con1me antérieur et extérieur à l'ordre de la société, et à penser celle-ci con1n1e extériorité accidentelle du comn1erce et du pouvoir. Mais ainsi, l'être-ensemble n'est jan1ais propren1ent le thèn1e et le problèrne de l'ontologie. Le retrait du politique, c'est le découvren1ent, le dénuden1ent ontologique de l'être-avec.

Être singulier pluriel: d'un seul trait, sans ponctuation, sans rnarque d'équivalence, d'in1plication ou de consécution. Un seul trait continu-discontinu, traçant l'ensen1ble du don1aine ontolo­gique, l'être-avec-lui-rnên1e désigné con1lne l'" avec" de l'être, du singulier et du pluriel, et in1posant du coup à l'ontologie, non seulen1ent une autre signification, lnais une autre syntaxe. Le "sens de l'être" non seulement comn1e "sens de l'avec", n1ais encore, et surtout, con1rne l'" avec" du sens. Car aucun de ces trois tennes ne précède ni ne fonde les autres, et chacun désigne la co-essence des autres. La co-essence n1et l'essence elle-rnên1e

1. Cf., les travaux rassemblés naguère dans Le retrait du politique et Refouer le politique, Paris, Galilée, 1981 et 1983.

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dans le trait .- « être-singulier-pluriel » dans un trait d'union qui est aussi bien un trait de division, trait de partage qui s'efface donc, laissant chaque tern1e à son isolen1ent et à son être-avec­les-autres.

L'unité d'une ontologie doit désormais être cherchée dans cette traction, dans cet étirement, cet écartelnent et cet espacement qui est sin1tlltanéInent celui de l'être, du singulier et du pluriel, dis­tinctement et distincten1ent. Dans une telle ontologie, qui n'est pas une « ontologie de la société» au sens d'une « ontologie régio­nale», mais l'ontologie Inême en tant qu'une « socialité » ou une « sociation » plus originaire que toute « société», que toute « indi­vidualité» et que toute « essence d'être», l'être est avec, il est COlnme l'avec de l'être Inême (le co-être de l'être), si bien que l'être ne s'identifie pas comme tell (comme être de l'être), mais se pose, se donne ou arrive, se dis-pose - fait événelnent, histoire et monde - comme son propre avec singulier pluriel. Autrement dit encore: l'être n'est pas sans être - ce qui n'est une misérable tautologie qu'aussi longtemps qu'on ne comprend pas qu'il est sur le n10de co-originaire d'être-avec-l'être-même.

Selon ce mode, l'être est simultané. De même que, pour dire l'être, il faut le répéter et dire que « l'être est», de n1ême l'être n'est que sin1ultané à lui-n1ême. Le temps de l'être (le teInps qu'il est) est cette simultanéité, cette co-incidence qui suppose 1'« incidence» en général, le Inouvement, le déplacen1ent ou le déploiement, la dérivée temporelle originaire de l'être, son espacement.

Polla/~ôs legomenon -l'être est dit de Intlltiples façons: il s'agit bien, en un sens, de répéter l'axion1e aristotélicien. Une fois de plus - selon le « avec », le « aussi », le « encore» d'une histoire qui répète ce creusement et cette traction de l'être - la singularité de l'être est son pluriel. Mais il n'est plus dit de n1anière multiple à partir d'un unique noyau présumable de sens. Le Inultiple du dire - c'est-à-dire des disants -, avec le dire chaque fois singulier, lui appartient con1rne sa constitution, et dans le dire, au-delà du dire, le Intütiple de l'étant en totalité.

1. Pour une lecture déconstructrice du "comme tel" de l'être dans l'ontologie fondamentale, cf le travail de DEA de Yves Dupeux, Strasbourg, 1994.

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Ainsi, l'être ne coïncide pas avec lui-mên1e sans que cette co­incidence ne se rernarque aussitôt et essentiellement elle-n1ên1e selon la co-structure de son événen1ent (incidence, rencontre, angle de déclinaison, choc, accord discordant). L'être co-ïncide avec l'être: c'est-à-dire qu'il est l'espacelnent, et la survenue - l'espacen1ent survenant - du co-, singulier pluriel.

On pourrait demander pourquoi il faut encore nomn1er « être» cela dont l'essence se réduirait à un préfixe de l'être, à un co- en dehors duquel il n'y aurait rien, rien que les étants ou les exis­tants, n1ais aucune substance ou consistance propre de 1'« être" en tant que tel. Et c'est bien, en effet, de cela qu'il s'agit. L'être ne consiste en rien d'autre qu'en l'existence de tous les existants. Toutefois, cette consistance elle-rnên1e ne s'évanouit pas en une poussière d'étants juxtaposés. Ce que j'essaie d'indiquer en par­lant de la « dis-position" n'est ni une position sin1ple, ni une jux­taposition. Le co- définit bien l'unité et l'unicité de ce qui est en général. Ce qui est à comprendre, c'est précisément la constitution en {( co- " de cette unique unité: le singulier pluriel.

(Au delneurant, on n10ntrerait sans peine que c'est une ques­tion déjà portée et répétée par une longue tradition, celle de la rnonadologie de Leibniz aussi bien que celle de toutes les formes de la « division originaire", et plus largen1ent encore, toutes les formes de la différence de l'un en lui-n1ême ou pour lui-même. Ce qui in1porte, c'est précisément cette répétition: la concentra­tion et le creusement de la question - ce qui ne signifie pas néces­sairement un progrès, ni son contraire, un appauvrissement, mais plutôt sans doute lIn déplacement, une dérive, un elnportement vers autre chose, vers une autre posture philosophique.)

À tout le moins, et par provision, on essaiera de dire ceci: pas plus que d'une unité originaire et de sa division il ne s'agit d'une multiplicité originaire et de sa corrélation (ni le Un se divisant lui­mên1e, archi-dialectiquelnent, ni les aton1es et le clinan1en). Dans l'un et l'autre cas, il faut penser une antériorité de l'origine sur quelque événen1ent qui lui survient (n1ên1e s'il provient d'elle). Il faut donc penser l'unité originairement plurielle: et c'est bien là penser le pluriel comlne tel.

Plus, en latin, est le comparatif de multus. Ce n'est pas {( nom­breux", c'est « plus ". C'est un accroisselnent ou un excès d'ori-

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gine, dans l'origine. Pour le dire en référence aux 1110dèles évoqués à l'instant: l'Un est plus que l'un, ce n'est pas qu'il « se divise», c'est que un = plus d'un, car on ne peut pas compter « un » sans c0111pter plus d'un. Ou bien, dans le n10dèle atolniste : il ya les aton1es plus le clinamen. Mais le clinan1en n'est pas autre chose, un autre élén1ent en dehors des aton1es, il n'est pas en plus d'eux, il est le « plus» de leur exposition: étant plusieurs, ils ne peuvent qu'incliner ou décliner les uns par rapport aux autres. L'in1n10bilité ou la chute parallèle supprin1erait l'exposition, reviendrait à la pure position et ne se distinguerait pas de l'Un­purement-un (ou l'Autre, autren1ent dit). L'Un puren1ent un est moins que l'un: il ne peut être ni posé, ni compté. L'un propre­n1ent un est toujours plus que l'un. Il est en excès d'unité, il est l'un-avec-l'un : son être en soi co-présent.

Le co- lui-ITlême et en tant que tel, la co-présence de l'être, n'est pas présentable en tant que l'être qu'il « est», puisqu'il ne l'est qu'en l'écartant. Il est ünprésentable, non pas parce qu'il occuperait la région de l'être la plus reculée et la plus mysté­rieuse, voire celle du néant, mais parce qu'il n'est pas soun1is, tout sÜ11plen1ent, à une logique de la présentation. Ni présent, ni à présenter (ni, par conséquent, « in1présentable » au sens strict), l'avec est la condition - singulière plurielle - de la présence en général COlnlne co-présence. La co-présence n'est pas une pré­sence retirée en absence, et elle n'est pas non plus une présence en soi, ni une présence pour soi.

Elle n'est pas non plus pure présence à, ni à soi, ni à autrui, ni au monde. En vérité, aucun de ces modes de la présence ne peut avoir lieu - pour autant qu'il ait lieu - que si tout d'abord a lieu la co-présence. Un sujet unique ne pourrait mène pas se désigner et se rapporter à soi con1n1e sujet. Un sujet, au sens le plus classique du terme, ne suppose pas seulen1ent sa propre distinction d'avec l'objet de sa représentation ou de sa Inaîtrise : il suppose au Inoins tout autant sa propre distinction d'avec d'autres sujets dont il puisse distinguer l'ipséité (voire, si on veut le dire ainsi, l'aséité) d'avec son propre foyer de représentation ou de maîtrise. L'avec est donc la supposition du « soi» en général. Mais il n'est précisén1ent plus une supposition sous-jacente, sur le ITlode de l'auto-présupposition infinie de la sub-stance sub-

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jective. Con1n1e sa fonction syntaxique l'indique, « avec» est la pré-position de la position en général, et il fait ainsi sa dis­position.

Le « soi», du « soi» en général, a lieu avec avant d'avoir lieu à SOi-luê111e et/ou à l'autre. Cette « aséité» du soi est antérieure au 111ên1e et à l'autre, antérieure donc aussi à la distinc­tion d'une conscience et de son monde. Avant l'intentionnalité phéno111énologique et avant la constitution egologique, mais aussi bien avant la consistance chosale con1n1e telle, il y a la co-originarité selon l'avec. Il n'y a donc pas d'antériorité à proprement parler: la co-originarité est la structure la plus générale de toute con-sistance, de toute con-stitution et de toute con-sciel1ce.

Présence-avec: avec en tant que luode exclusif de l'être-pré­sent, tel que l'être-présent, et le présent de l'être, ne coïncide en soi - c'est-à-dire avec soi - que pour autant qu'il co-incide, qu'il « t0111be avec» l'autre présence, qui elle-même à son tour obéit à la 111ê111e loi. L'être-à-plusieurs-ensemble est la situation origi­naire : c'est n1êlne ce qui définit une « situation» en général. C'est ainsi qu'un « avec» originaire ou transcendantal demande désor­luais, avec une urgence sensible, à être dégagé et articulé pour lui-même. Mais la luoindre des difficultés de son concept n'est pas celle-ci: à cet « originaire» ou à ce « transcendantal», on ne « rerrlonte » pas, il est strictement contemporain de toute existence comme de toute pensée.

7. Co-existence

Les communis111es et les socialismes de toute espèce n'ont pas porté par hasard une part essentielle des attentes du 1110nde moderne, et l'espoir d'une rupture et d'une innovation sans retour - véritablernent, l'espoir d'une révolution, c'est-à-dire d'une re­création du n10nde. Il ne suffit pas, nous le savons rnieux chaque jour, de stigrrlatiser les fourvoien1ents, les 111ensonges et les crÎlues

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des" socialisines réels" corrlme des" nationaux-socialislnes". La conda111nation Inorale et politique - celle que représente avant tout une conscience assurée et exigeante des "droits de l'hOlnrrle " risque toujours de 111asquer sous sa légiti111ité incon­testable cette autre légitimité qui fut et qui reste celle d'une exi­gence irréductible: que nous puissions dire "nous", que nous puissions nous dire nous (le dire de nOUS-111ên1es et nous le dire les uns aux autres), à partir du 1110n1ent où ni chef ni Dieu ne le dit pour nous. Cette exigence n'a rien de secondaire, et c'est ce qui lui donne sa force terrible de déchaînen1ent, de subversion, de résistance ou d'elnporten1ent. Car ne pas pouvoir dire" nous ", c'est ce qui précipite chaque" je " - individuel ou collectif - dans la démence où il ne peut plus non plus dire" je". Vouloir dire « nous ", cela n'a rien de sentin1ental, rien de fa111ilial ni de « C0111n1unautariste". C'est l'existence qui réclame son dù, ou sa condition: la co-existence.

Si l'espoir" socialiste ", COlnme tel, a dù se cornprendre comrne illusion ou comn1e leurre, le sens qui le portait - le sens qui faisait signe, violeinment, à travers lui - n'en a que 111ieux été n1is en lumière. Il ne s'agissait pas de substituer au règne des uns le règne des autres, la don1ination des" masses" à celle de leurs n1aîtres. Il s'agissait de substituer à la domination en général une souve­raineté partagée, qui fùt celle de tous en étant celle de chacun -mais une souveraineté con1prise, non pas, précisément, comme l'exercice d'un pouvoir et d'une don1ination, Inais con1n1e une praxis du sens. Dès lors que les souverainetés traditionnelles (l'ordre théologico-politique) .perdaient, non le pouvoir (qui ne faisait que se déplacer), mais la possibilité de faire sens, le sens lui-mên1e, c'est-à-dire « nous ", exigeait son dù - si on peut le dire ainsi. Ce que Marx cOlnprenait con1me l'aliénation, et dont il ne faut surtout pas oublier qu'elle était pour lui conjointement l'alié­nation du prolétariat et l'aliénation de la bourgeoisie (au fond, une aliénation du "nous ", mais dissymétrique, inégale), c'était en dernière instance l'aliénation du sens. Mais Marx laissait encore en suspens la question de l'appropriation ou de la réappropriation du sens - par exemple, en laissant ouverte la question de ce qu'il faudrait entendre par le "travail libre". Ce suspens ouvrait, à terme, sur l'exigence d'une autre ontologie de l'" être générique"

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de l'hon1me en tant qu'être "essentiellel11ent social»: une co­ontologie.

Ainsi, le désenchanten1ent ou le désarroi de notre fin de siècle ne se contentent pas de porter le deuil des visions socialistes, pas plus qu'ils ne peuvent se contenter d'y substituer avec une pré­cipitation naïve de nouveaux thèmes" con1munautaristes ». Ils font autre chose, et beaucoup plus: ils désignent le souci n1ajeur qui est le nôtre, celui qui "nous» fait aujourd'hui ce que "nous» S0111n1es, con1n1e le souci de l'" être social» en tant que tel: c'est­à -dire en tant que la " sociaHté » ou la " société» ne sont l11anifes­ten1ent pas les concepts adéquats de son essence. C'est pourquoi b être social» devient, de l11anière d'abord infinÏ111ent pauvre et problén1atique, l'" être-en-con1mun», l'" être-à-plusieurs», l'" être­les-uns-avec-les-autres », n1ettant à nu l'" avec» con1111e la catégo­rie encore sans statut et sans usage, n1ais d'où nous vient, au fond, tout ce qui nous donne à penser - et tout ce qui donne " nous» à penser.

C'est au mon1ent mên1e où il n'y a plus de "vision socialiste» à présenter et à proposer au "poste de comn1ande» d'un sujet de l'histoire et de la politique, au moment où, de manière plus large encore, il n'y a pour ainsi dire plus de "cité» ni n1ême de " société» dont on puisse l110deler une figure régulatrice, que l'être-à-plusieurs, soustrait à toute intuition, à toute représentation ou imagination, s'offre avec toute l'acuité de sa question, et avec toute la souveraineté de son exigence.

La question et l'exigence tiennent à la constitution de l'être-à­plusieurs en tant que tel, donc à la constitution de la pluralité dans l'être. La "co-existence» y voit son concept aiguisé et cOl11pliqué de manière extraordinaire. Il est remarquable, en effet, que ce terme serve toujours à désigner un régin1e ou un statut plus ou moins imposé par des circonstances extrinsèques. C'est une notion dont la tonalité oscille entre l'indifférence et la rési­gnation, ou bien encore, entre la cohabitation et la contan1ination. Toujours soun1ise à des connotations faibles ou déplaisantes, la co-existence désigne une contrainte, ou au mieux une concomi­tance acceptable, mais pas un enjeu d'être ou d'essence, sinon sous la forme d'une aporie insurmontable, avec laquelle on peut seulernent négocier: cette" insociable sociabilité» dont Kant lui-

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111ême ne se contenterait peut-être plus aujourd'hui, où son para­doxe ne guide plus une pensée prudente de la perfectibilité des peuples, 111ais sert plutôt de pudendum au cynis111e n0111Iné « libé­ralisme". Mais ce dernier donne tous les signes de l'épuisel11ent - tout au n10il1s, de l'épuiseinent en ter111es de sens - lorsque, à l'effondreinent du « socialisIne", il ne peut répondre que par la désignation du « social" et du « sociologique" C0111111e des sphères relative111ent autono111es de l'action et du savoir. Réparer des frac­tures ou décrire des structures ne saurait ja111ais tenir lieu d'une pensée de l'être Inê111e en tant qu'être-ensemble. À l'effondrel11ent du con1n1unisn1e, on ne répond ainsi que par un refoule111ent empressé de la question 111êtne de l'être-en-con11nun (que le communisme dit « réel" avait, pour sa part, refoulée sous un être C0I11111un). Or c'est cette question qui est venue au jour, elle et rien d'autre, et elle ne nous lâchera pas, elle ne cessera pas de revenir, puisque nous SOlnmes en question en elle.

Ce qui vient ainsi au jour, ce n'est pas une « dilnension sociale" ou « COlnn1unautaire " ajoutée à une primitive donnée individuelle

fùt-ce d'un ajout essentiel et déterminant (que l'on songe au nombre de schèInes et de circonstances de discours ordinaires dans lesquels cet ordre nous est imposé: d'abord l'individu, puis le groupe, d'abord l'un, puis les autres, d'abord le sujet de droit, puis les rapports réels, d'abord une « psychologie individuelle", puis une « psychologie collective ", et surtout, con1Ine on persiste à le dire de Inanière étonnante, d'abord un « sujet", puis une « intersubjectivité " ... ). Il ne s'agit Inême pas d'une socialité ou d'une altérité qui viendrait traverser, compliquer, Inettre en jeu

altérer- dans son principe l'instance du sujet c0111pris comme solus ipse. C'est plus et c'est autre chose encore. C'est ce qui, dans le principe, ne détern1ine l'ipse quel qu'il soit (( individuel" ou « collectif", si ces termes ont un sens précis) qu'en le co-déter­Ininant avec la pluralité des ipse dont chacun est co-originaire et co-essentiel au n10nde, à un n10nde que définit désorrnais une co-existence à entendre en un sens encore inouï, parce qu'elle n'a pas lieu « dans" le 1110nde, n1ais elle fonne l'essence et la structure du 1110nde. Non pas un voisinage, ni une communauté des ipse, rnais une co-ipséité: voilà ce qui vient au jour, mais con1n1e une énigine sur laquelle vient buter notre pensée.

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Dans la philosophie du xxe siècle, l'ontologie heideggerienne du il1itsein en reste à l'esquisse (j'y reviendrai). La co-existence ou C0I11111tmauté husserlienne reste dans le statut d'une corréla­tion d'ego, et l'egologie dite « solipsiste » reste la philosophie pre­ll1ière. Hors de la philosophie, il est re111arquable que ce n'est pas la théorie sociale et politique qui aura le plus approché l'énig111e d'une co-ipséité (et par conséquent d'une hétéro-ipséité). Mais c'est, d'une part, une ethnologie toujours plus confrontée aux phéno111ènes de la co-appartenance l, et c'est, d'autre part, le Freud de la seconde topique, dont la triple déten11ination est constituée, en S0111111e, selon une co-existence de principe (qu'est­ce que « ça » et « SUI1110i », sinon l'être-avec, la co-constitution du « 1110i » ?). On pourrait en dire autant de la théorie lacanienne du « signifiant» en tant que celui-ci n'opère précisé111ent pas le renvoi à une signification, 111ais la corrélation 111utuelle instituante des « sujets» (dans cette mesure, 1'« Autre» lacanien est tout sauf un « Autre»: son appellation est une scorie théologisante pour désigner la « sociation »).

Cependant, tout aussi rel11arquable est le fait que la psycha­nalyse n'a pas cessé de représenter la pratique la plus individuelle qui soit, et plus encore, une sorte de privatisation paradoxale de ce dont la loi n1ên1e est le « rapport» en tous les sens. Curieuse-111ent, il en va peut-être ici de mêl11e que pour l'économie: les « sujets» de l'échange y sont les plus rigoureusen1ent co-origi­naires, et cette originarité n1utuelle s'évanouit, en tant que co­existence au sens fort, dans l'appropriation inégale de l'échange. Ce n'est pas un hasard si Marx et Freud, en une espèce de symé­trie, représentent deux tentatives, l'une cornn1e l'autre indissocia­blel11ent théorique et pratique, de toucher à 1'« être-en-con1111un » coml11e au point critique (au désordre, à la n1aladie) de l'histoire ou de la civilisation. Si l'on peut se pen11ettre une schéll1atisation son1n1aire, on dira: entre l'éconol11ie et la psychanalyse, et puis­qu'il n'y a pas eu d'« éconon1ie socialiste» (n1ais un capitalisl11e d'État) pas plus que de « psychanalyse collective» (sinon par pro­jection d'un n10dèle individueD, s'étend l'espace nu d'un « être­ensemble» dont l'ass0111ption théologico-politique est épuisée, et

1. Cf Marc Augé, Le sens des autres, Paris, Le Seuil, 1994.

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ne ressurgit qu'en soubresauts réactifs. Et cet espace est devenu mondial, ce qui ne signifie pas sin1plement un étalen1ent sur toute la surface de la planète, et au-delà, n1ais en son11ne l'avènement con1me surface de ce qui se joue au fond: l'essence de l'être­avec.

Il en résulte à la fois une coalescence, une concentration dont l'unifonnité et l'anonyn1at paraissent le lot, et d'autre part une atOlnisation, une co-dispersion dont l'idiotie paraît le lot, aussi bien en son acception grecque de propriété privée qu'en son açception n10derne de stupidité fern1ée (la « propriété privée» en tant que privée-de-sens). C'est ainsi que paraît définitivement blo­quée la dialectique que Marx croyait entrevoir, d'une appropria­tion « individuelle» qui eût n1édiatisé en elle les rnon1ents de la propriété privée et de la propriété collective. Et c'est ainsi, en n1ên1e telnps, que paraît définitivement confinné le contraste freu­dien entre une cure possible de la névrose individuelle et l'in­curable du malaise de la civilisation. Mais c'est ainsi également que cette dialectique et ce contraste - ainsi que leur face-à-face paralysé, sans con11nunication auront désigné, à leurs n1anières et confusélnent, le nœud des questions, des attentes et des angoisses d'une époque: comment l'être-ensemble peut-il s'ap­proprier en tant que tel, lorsqu'il est livré à lui-mên1e pour ce qu'il est, dans sa formule nue et sans assomption substantielle, ou bien, dans un autre lexique, sans identification symbolique? Que devient l'être-avec lorsque l'avec ne s'apparaît plus con1n1e une con1-position, n1ais comn1e une dis-position?

Qu'est-ce que le co- en tant que dis- : quel est cet « en tant que tel» de l'être qui l'expose comme son propre partage, et qui énonce que, COlnn1e être, il est entre l'être et l'être n1ême? et de plus: qu'est-ce qui conjoint dans l'être le « COlnlne» = « en tant que» et le « con11ne » = « pareillelnent » ? L'être en tant que tel est chaque fois l'être en tant qu'être d'un étant, et il l'est chaque fois pareillen1ent. Qu'est-ce qui fait que l'être comme tel est un être­pareil, qui circule de l'étant à l'étant, et qui in1plique donc la disparité, la discontinuité et la sin1ultanéité qu'il faut pour Inesurer une « resselnblance » ? Quelle est cette com-plication - co-iInpli­cation et complexité - par laquelle l'hon1n1e expose, dans le thèn1e du « sen1blable » (et, donc, du disselnblable), dans ce thèlne

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si difficile qui nlet en jeu l'" humanité" COlnnle telle, une (dis)silnilitude de l'être à travers tout l'étant? COlnlnent l'être en tant que tel peut-il n'être rien d'autre que la (dis)sinlilitude de l'étant dans sa sinlultanéité ?

Dire que cette question est une question ontologique - et Inênle, qu'elle devient la question ontologique, absollunent ne revient donc pas du tout à déserter les terrains de l'éconolnie ou de la nlaladie, pas plus qu'à déserter l'ordre de. la praxis. Au contraire, et conl1ne je l'ai déjà dit, cette question n'est pas une autre question que la question de ce qu'on nOlnnle " le capital", et de nlênle elle n'est pas une autre question que celle de " l'his­toire" et que celle de la " politique ". L'" ontologie" n'occupe pas un registre principiel, reculé, spéculatif et pour tout dire abstrait. Son nonl veut dire: pensée de l'existence, et sa situation aujour­d'hui signifie: penser l'existence à la hauteur de ce défi de pensée qu'est la nl0ndialité conl1ne telle (qu'on la désigne conlnle " capital", "(dés)occidentalisation,,, "technique", "rupture de l'histoire ", etc.).

8. Conditions d'une critique

Le retrait du politique et du religieux - ou du théologico-poli­tique - n'a pas un autre sens que le retrait de tout espace, instance ou écran de projection pour une figure de la communauté. À ternle, la question est posée de savoir si l'être-ensenlble peut se passer d'une figure, et par conséquent d'une identification, alors rnênle que toute sa "substance" ne consisterait que dans son espacenlent. Mais la question ne peut être articulée de 111anière c0111plète et convenable tant qu'on n'a pas pris toute la l1leSUre de ce retrait de figure et d'identité. La pensée précipitée, craintive et réactive, consiste aujourd'hui à déclarer indispensables les fOrl1leS d'identification les plus ordinaire111ent repérées, et que leurs propres destins ont usées ou perverties: "peuple", " nation", "église", "culture", pour ne rien dire de la confüse

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« ethnie" ni des tortueuses « racines". Il Y a là tout un panoralna de l'appartenance et de la propriété dont l'histoire politique et philosophique est à faire l : c'est l'histoire de la représentation­de-soi C0111me élé111ent déten11inant d'un concept originaire de la société.

Le retrait se présente de deux 111anières sÏ111ultanées : d'une part le théologico-politique se retire dans l'élélnent du droit, et d'autre part il se retire dans le vertige d'une auto-représentation qui ne renvoie plus à une origine, lnais au vide de sa propre spécularité.

Le passage dans l'élén1ent du droit divise en fait le « politique" en deux: d'un côté l'abstraction forn1elle du droit, qui sans doute « fait droit ", con1me on dit, à toute particularité et à tout rapport, n1ais sans donner à ce droit d'autre sens que lui-lnêlne. De l'autre côté, donc, la réalité du rapport de forces - écon0l11ique, tech­nique, passionnel- y prend un relief accusé et autonon1e, à n10ins que le droit lui-mêlne n'entreprenne de s'ériger en origine ou en fondement, sous les espèces d'une Loi absolue. (C'est ici que l'on voit parfois, de n1anière relnarquable, la psychanalyse chercher à conforter une vision substantielle et autoritaire de la société.) La Loi, con1n1e telle, est nécessairement la Loi d'un Autre, ou la Loi en tant qu'Autre. L'Autre implique sa non-représentabilité. Celle­ci peut fonder, en régüne théologique, un « interdit de la repré­sentation", qui suppose la nature sacrée de l'Autre, et avec elle toute une éconOlnie du sacré, sacrificielle, hiérarchique et malgré tout hiérophanique, mêlne si la théophanie reste négative, et la théologie avec elle: un accès à la Présence, et lnên1e à une « sur­présence", est toujours préservé. Mais en régin1e athéologique, l'interdit devient un déni de la représentation: l'altérité de la loi recouvre, refoule ou dénie son origine et sa fin dans la présence singulière de chacun des autres. En ce sens, l'instance d'un « in1présentable " ou d'un « infigurable " risque de se révéler par­faiten1ent oppressive, et sinon terroriste, du Inoins terrifiante, ouverte à l'angoisse d'un .Manque originaire. La « figure", au

1. La thèse récente de Marc Crépon, Le problème de la diuersité humaine. Enquête sur la caractérisation des peuples et la constitution des géographies de l'esprit de Leibniz à Hegel, constitue le premier travail d'envergure dans ce domaine (Université de Paris-X-Nanterre, 1995).

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contraire, peut alors s'avérer C0111111e ce qui est capable d'ouvrir à 1'« avec» con1111e à la bordure 111êlue et à la lin1ite de son tracé.

(Bien entendu, les deux « régin1es» ne se contentent pas de sÜ11plen1ent se succéder dans une histoire. Ils sont l'un et l'autre, et l'un en l'autre, i111pliqués dans l'interdit et/ou dans l'inquiétude de la représentation: c'est-à-dire, dans la question de l'accès à l'origine(s), de sa possibilité/in1possibilitéJ

Il ne s'agit pas pour autant de dénier, en retour, le droit lui­n1ê111e : il s'agit bien plutôt de « faire droit» au singulier pluriel de l'origine, et par conséquent, s'agissant du droit, à ce qu'on pour­rait non1111er son « anarchie originaire» ou l'origine luêule du droit dans ce qui est « de droit sans droit»: l'existence con1n1e telle injustifiable. Assurétuent, la dérivation ou la déduction du droit à partir de cet injustifiable n'est pas in1n1édiate et ne va pas de soi. Peut-être luême échappe-t-elle par essence au procès d'une « déduction ». Mais cela n1êrne est à penser, faute de quoi le droit sans ontologie résorbe l'être et son sens dans la vérité vide de la Loi. L'asso111ption de la politique dans « les droits de l'homn1e" est aussi une asso111ption subreptice de « l'homme» dans l'Autre. C'est là ce que recouvre, le plus souvent, l'appel à une « éthique" : une in1présentabilité transcendantale de la présence la plus concrète.

À l'autre pôle du retrait, c'est au contraire la représentation qui triomphe, et qui absorbe en mên1e te111ps tout le transcendantal et tout le concret. Ce qui reste sous le pauvre mot de « société ", sous ce 1110t devenu pauvre, vidé de toute « sociation ", voire de toute « association ", pour ne rien dire des « comn1unautés " et des « fraternités" dont on forgeait les scènes prin1itives (la scène pri­n1itive en général étant elle-luême avérée COlun1e scène du fan­tasule) ce qui reste, donc, paraît n'être rien de plus que la dite « société" face à elle-luên1e, l'être-social lui-111ême défini par ce jeu de glaces, et se perdant dans les éclats scintillants de son rniroiten1ent. Ni l'Autre, ni les autres, n1ais un singulier pluriel dont l'asson1ption se fait par sa propre curiosité pour lui-n1êlue, dans une équivalence généralisée de toutes les représentations de soi qu'il se donne à conson1mer.

On a non11ué cela « la société spectacuIaire·-n1archande ", et « la société du spectacle". Ce fut l'intuition post-rnarxiste ou luéta-

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n1arxiste du situationnisme. Il considérait que le « fétichisme de la n1archandise» - c'est-à-dire, la don1ination du capital- s'accon1-plissait en n1archandisation générale des fétiches, c'est-à-dire en une production et consommation de « biens» Ina té riels et sym­boliques (dont, au pren1ier chef, l'ordre du droit déInocratique, précisén1ent) qui ont tous la nature de l'image, du leurre ou du sen1blant. Le « bien» dont le « spectacle » est le leurre général n'est pas autre chose que l'appropriation réelle de l'être social par lui­n1ên1e. À un ordre structuré par une division visible de la société, et ne trouvant de justification que dans un au-delà invisible de cette division (religion, idéal) succède un ordre immanent qui n1Ï1ne de toutes parts, con1n1e la visibilité même, son auto-appro­priation. La société du spectacle est la société qui accon1plit l'alié­nation par une appropriation imaginaire de l'appropriation réelle. Le secret du leurre consiste en ceci, que l'appropriation réelle ne doit consister en rien d'autre qu'en une libre itnagination créatrice de soi, indissociablement individuelle et collective: la n1archan­dise spectaculaire, sous toutes ses forn1es, consiste elle-n1êtne essentiellen1ent dans l'iInaginaire qu'elle vend à la place de cette imagination authentique. Ce dont il est fait comn1erce universel, c'est d'une représentation de l'existence con1n1e invention et comn1e événen1ent appropriant de soi. Un sujet de la représen­tation - c'est-à-dire, un sujet réduit à la somn1e ou au flux des représentations qu'il achète - tient la place et le rôle d'un sujet de l'être et de l'histoire. (C'est pourquoi la réplique au spectacle se forn1ltle COInn1e la libre création de « situation» : événement appropriant dérobé, dans l'instant, à la logique du spectacle. C'est aussi pourquoi le situationnisn1e, issu de mouven1ents artistiques, renvoyait à un paradiglne de la création artistique, fùt-il sans esthétisn1e et n1ên1e contre l'esthétislne.)

De cette manière, le situationnislne (dont je ne veux pas faire ici l'étude, et que je considère à titre de symptôn1e 1) - et avec

1, En lui-même, et, symptôme plus remarquable encore, dans le regain de faveU!' inattendu qu'il a connu lors de la mort de Guy Debord, en 1995. Il faudrait citer des articles parus à cette occasion pour montrer combien la référence à Debord pouvait paraître à beaucoup nécessaire et importante, comme la dernière ressource critique dans un monde sans critique. SU!' la question du fétichisme et de la critique, cf. Jacques Derrida, Spectres de Mm'v'C, Paris, Galilée, 1994,

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lui, certains de ses prolongen1ents dans divers types d'analyse de l'auto-silnulation et de l'auto-contrôle de notre société­con1prenait que le lnarxisn1e avait lnanqué le lnOlnent de l'ap­propriation symbolique, en le confondant avec celui de l'ap­propriation productrice, ou bien en pensant que celle-ci devait elle-n1ên1e s'auto-produire, et se dépasser ainsi en une appro­priation symbolique: l'auto-suppression du capital C0111n1e réap­propriation intégrale de l'être en tant qu'existence C0111111une. Plus précisément, il c0111prenait que c'est bien un tel dépasse­lnent qui se produit. Mais il ne se produit pas COlnn1e l'engen­drement d'une appropriation de l'être-en-coln111un en tant qu'être symbolique (faisant syn7bole au sens fort, c'est-à-dire lien de reconnaissance, instance ontologique de 1'« en-C0111111un)) -COlnme sans doute, pour Marx, le lien du «travail libre)) où chacun se produirait en tant que sujet avec les autres et en tant que sujet de l'être-les-uns-avec-les-autres) : il se produit con1me la symbolisation de la production elle-mên1e, qui ne fait une co-existence que sous les espèces de la co-ordination technique et éconolnique des réseaux de la n1archandise.

Le situationnisme con1prenait ainsi que les {( sciences humaines )) en sont venues à constituer cette auto-symbolisation de la société qui n'est pas en réalité une sYlnbolisation, mais seule111ent une représentation, et plus précisé111ent la représentation d'un sujet qui n'a pas d'autre subjectivité que cette représentation elle­même. Les «sciences hun1aines )) constituent en fait, de Inanière toujours plus évidente (et quoi qu'il en soit des fonctions d'ana­lyse critique qu'elles peuvent aussi remplir, pour autant que ces fonctions mêmes ne tournent pas insidieusement en une sorte de sur-représentation ... ), le véritable support de ce qui fut nommé le {( spectacle)) généralisé. Et c'est ici, en vérité, que la question dite des {( media)) a son point de gravité. La {( média­tisation)) ne tient pas du tout au battage ostentatoire, qui n'a, en soi, rien de nouveau, ni aux puissances techniques et éco­nomiques en tant que telles. Elle tient d'abord à ceci, qu'une société se donne sa représentation en guise de syn1bolicité. C'est aussi pourquoi elle présente une telle capacité d'absorp­tion de sa propre critique et de sa propre Inise en scène fron­deuse, ironique ou distanciée. Une sOlte de psycho-sociologie

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générale tient lieu d'assomption d'une figure ou d'une identité de l'être-social.

En cela, le situationnisn1e n'avait pas tort de discerner une n1isère logée au sein de l'abondance, une n1isère syn1bolique du reste en rien exclusive d'une n1isère n1atérielle lnaintenue et au besoin aggravée pour certains, et en particulier pour des sous­continents entiers de par le n10nde ... La n1isère du "spectacle» non1n1e la co-existence dont le co- ne renvoie à rien par quoi l'existence puisse syn1boliser avec elle-n1ên1e -- ce qui revient à dire: rien par quoi l'existence puisse se dire en tant que telle, rien par quoi elle puisse faire sens d'être, au moment n1ên1e où elle s'avère et où elle s'expose con1lne toute la propriété de l'être. Rien qui puisse faire sens, ni COlnn1un, ni individuel, au n10n1ent même où, avec l'existence, rien d'autre n'est donné que l'exis­tence-avec comme espace de déploien1ent et d'appropriation. L'être-ensen1ble est défini par l'être-enselnble-au-spectacle, et cet être-ensen1ble se comprend lui-mên1e COlnn1e une inversion de cette représentation de lui-n1ême qu'il croit pouvoir se donner comn1e originaire (et perdue): la cité grecque assen1blée en communauté au théâtre de ses propres mythes. À quoi répondrait aujourd'hui, par exen1ple, cette publicité qui constitue elle-mên1e, en outre, une récupération spectaculaire vertigineuse de la cri­tique situationniste: "Le football rend insignifiante toute autre forme d'art 1 . »

Toutefois, c'est précisément cette capacité indéfinie de récu­pération de la critique situationniste qui doit aussi rendre attentif. La dénonciation du semblant se n1eut elle-même sans difficultés dans le sen1blant, parce qu'elle n'a pas à désigner le propre le non-semblant - autrelnent que con1me l'envers obscur du spec­tacle. Puisque ce dernier occupe tout l'espace, son envers ne peut s'indiquer que con1n1e l'inappropriable secret d'une propriété ori­ginaire enfouie sous les apparences. C'est bien pourquoi le revers de l'" in1aginaire» mensonger est une "iInagination» créatrice, dont le n10dèle, à tout prendre, reste assez sensiblement du côté

1. Publicité pour la marque" Nike ", dans le métro parisien en août 1995. Je précise que, intentionnellement ou non, le mot" insignifiante" était en fait écrit au masculin.

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du génie ron1antique. L'artiste a pris la relève du sujet-producteur, n1ais toujours selon la n1êrne structure d'une pré-supposition ontologique qui ne c0111porte aucune interrogation spécifique sur le « coml11un» ou sur 1'« en-COlnI11un» de l'être et du sens d'être dont il s'agit.

Il faut donc aussi comprendre con1111ent cette version de la cri­tique rnarxiste, et avec elle sans doute toutes les versions de la pensée critique au sens inauguré par Marx (qu'il s'agisse des ver­sions plus « gauchistes» ou des versions plus « sociologiques », de celle de Bataille ou de celles de l'École de Francfort, etc.), obs­curcissait en quelque sorte in statu nascendi la justesse de sa propre intuition. L'intuition était celle de la société exposée à elle-111ê111e, avérant son être-social sans autre horizon que lui-111êrne - c'est-à-dire, sans horizon de Sens auquel rapporter l'être­ensen1ble cornme tel, sans instance de con1-position pour sa dis-position étalée à vif et à nu. Mais cette intuition rnême était seule111ent interprétée con1n1e règne de l'apparence, con1111e subs­titution du spectacle à la présence authentique l'apparence étant comprise de la manière la plus classique, à savoir, au rnoins cornme « sünple apparence» (surface, extériorité secondaire, cha­toien1ent inessentiel), et au plus comme « fausse apparence» (semblant, clinquant tron1peur). La critique restait, par cet aspect, dans l'obédience de la tradition philosophique la plus constante - et la plus « 111étaphysique » au sens de Nietzsche: la déconsi­dération d'un ordre des « apparences» au profit d'une réalité authentique (profonde, vivante, originaire - et toujours, de l'ordre d'un Autre).

On sait que dans cette tradition, l'apparence sensible a été constituée, et déconsidérée du rnê111e geste, par l'exigence de la réalité intelligible, de n1ê111e que la pluralité a été constituée et déconsidérée par le réquisit de l'unité. De 111anière corrélative, l'apparence publique a été constituée et déconsidérée en faveur d'une réalité intérieure et théorétique (que l'on songe au Thalès de Platon, inapte aux choses de la cité) - et lorsque la réalité authentique est exigée dans l'ordre politique ou con1munautaire, c'est moyennant une asso111ption du politique ou du C0l11munau­taire en intériorité, et une déconsidération de l'extériorité simple-111ent « sociale» (la sphère de l'extériorité des besoins et des

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échanges, la sphère des paraîtres 1110ndains, etc.). La critique situationniste en cela révélatrice d'un trait à peu près constant dans toute critique n10derne, au 1110ins à partir de Rousseau, de l'extériorité, de l'apparence et de l'aliénation sociales - aura conti­nué à renvoyer essentiellen1ent à quelque chose de l'ordre d'une vérité intérieure, désignée par exe111ple sous les noms du " désir" ou de l'" imagination ", et dont le concept con1plet est celui d'une appropriation subjective d'une "vraie vie" elle-rnême pensée con1111e origine propre, C0111111e auto-déploie111ent et auto­satisfaction.

Par là, je ne veux certainen1ent pas induire qu'il n'y aurait rien d'effectif sous ce qui est critiqué C0111n1e aliénation, comme illu­sion ou con1me idéologie. Mais il est nécessaire de se demander jusqu'où la critique de l'aliénation est en danger de rester pour son propre c0111pte soumise à une autre et sY111étrique aliénation: à celle que j'essaie de désigner sous la référence à toute espèce d'Autre - c'est-à-dire, toujours, au Mè11e ou au Soi-mên1e d'une appropriation unique, exclusive, egotique quel que soit l'ego envi­sagé (générique, c0111n1unautaire ou individuel). Sur un autre plan, on pourrait aussi bien dire que cette référence est toujours, plus ou moins expressément, celle d'une" nature " : nature uni­verselle, nature hll111aine, naturel de chacun ou naturel d'un peuple. Sous l'idée de nature est alors retenu le thème dorrlinant d'une auto-suffIsance, d'une auto-organisation, et d'un processus orienté vers un état final. Cette nature est soustraite à l'extériorité et à la contingence qui sont pourtant par ailleurs les n1arques de la "nature" en tant que ce "dehors" auquel nous sommes exposés et sans lequel notre exposition n'aurait pas lieu. Et de même, l'ego est tout d'abord soustrait à l'extériorité et à la contin­gence sans lesquelles il ne serait pas n1ê111e exposable en tant qu'ego.

La critique - non seulement sa théorie, 111ais sa praxis - 1110ntre ainsi désormais qu'elle a besoin, absolll111ent, de s'appuyer sur un autre principe que sur celui d'une ontologie de l'Autre et du MêI11e : il lui faut une ontologie de l'être-Ies-uns-avec-les-autres, et cette ontologie doit soutenir ensen1ble les sphères de la " nature" et de "l'histoire", de l'" hun1ain" et du "non-humain", elle doit être une ontologie pour le 1110nde, pour tout le rrlonde

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- si j'ose dire -, pour tout-un-chacun et pour le monde « en tota­lité ", et rien que pour tout le Inonde, puisque c'est tout ce qu'il y a (mais ainsi, il y a tout).

Le situationnisn1e, dernière grande forme de la critique radi­cale, n'a pas été étranger à cette nécessité. Car sa critique s'est exercée en Inettant assez peu en jeu, malgré tout, une problé­Inatique de renvoi de la société à quelque Inodèle (c'est en quoi, sans doute, sa rupture avec les divers Inarxismes fut la plus décisive, n1ais c'est aussi en quoi il fut, avec quelques autres, et en partie au nom de Marx, un des prelniers et des plus virulents critiques des socialismes naguère dits « réels ", tout autant que des social-démocraties): elle a plutôt mis au jour, sans en prendre toute la Inesure, une problén1atique de renvoi de la société à elle-nlên1e. La « société du spectacle" est à la fois une dénonciation (celle du spectacle-n1archand généralisé) et une affirn1ation : celle de la société face à elle-n1ême, et peut­être plus encore, celle de la société en tant qu'exposée à elle­n1ên1e et à elle seule.

On devra donc poser simultanément les deux questions suivantes:

1) la question de savoir con1ment et jusqu'où la critique -disons-le rnaintenant, la critique révolutionnaire, jusque dans ses dernières fonnes attestées, n1ais cela vaut a fortiori des critiques dites « réforn1istes ,,- est restée paradoxalement et inconsciem­ment soulnise à un n10dèle classique de la réalité opposée à l'ap­parence et de l'unité opposée à la pluralité (ce qui suppose aussi qu'une certaine leçon nietzschéenne s'est constan1ment trouvée n1écornprise ou détournée dans la tradition critique, et que, du Inên1e coup, reste à peu près entière toute la question de ce qu'on appelle « l'art" du point de vue de la critique sociale) - voire, jusqu'à quel point la pensée et la posture « critiques" en tant que telles pourraient inlpliquer cette soumission (si la « critique" sup­pose toujours la possibilité de dévoiler l'intelligibilité d'un réel), et dès lors, quelle autre posture s'in1pose, qui ne soit pas, non plus, de résignation;

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2) la question de savoir si le "spectacle» n'est pas, d'une Inanière ou d'une autre, une di111ension constitutive de la société: c'est-à-dire si ce qu'on appelle le "lien social» peut être pensé autre111ent que dans l'ordre SYl11bolique, et celui-ci à son tour autre111ent que dans l'ordre d'une" i111agination » ou d'une" figu­ration» dont tout indiquerait la nécessité de les penser à nou­veaux frais. Une fois de plus, l'" art» serait en jeu: 111ais une tout autre pensée de la question trivialement n0111nlée " art et société ", et du coup, Ul1e tout autre pensée de l'" art» lui-nlêI11e, et de ce qu'on peut représenter sous l'idée d'un" art critique ".

Ces questions sont là à titre prograI11111atique. Je ne les prendrai pas de front, elles sont trop lTlassives. Je tâcherai seulement d'ou­vrir quelques pistes vers elles.

Pour le 11101nent, ceci: le dernier enseignel11ent, pour nous, de la critique de la critique sociale, politique, éconOlnique et de la critique de la société, de la politique et de l'éconol11ie serait celui-ci :

Au cœur rnême de la tradition, il faut aussi bien dire que la "réalité intelligible" ne doit rien être d'autre que la réalité du sensible en tant que tel - et que, de 111anière équivalente, la « réa­lité intelligible" de la com111unauté ne doit être rien d'autre que la réalité de l'être-en-commun en tant que tel. C'est pourquoi la réduction ou l'assol11ption en intelligibilité (Idée, Concept, Sujet) entre régulière111ent en tension, et jusqu'à la rupture, avec le requisit qui est le sien de donner l'intelligibilité du sensible non pas hors de lui, nlais pour lui et à 111êlne lui, et en sonlme dans une intelligibilité sensible où ce couple d'opposition 111ajeur se brise ou se brouille sur lui-nlêlne.

Ce qui nous arrive aujourd'hui, c'est la requête de donner le sens de l'être--en-coI11111un selon ce qu'il est, à savoir, en-cornI11un, ou avec, et non pas selon un être ou une essence du commun: de donner, donc, le sens de l'être-avec à 111ê111e l'avec, et el1 SOln111e dans UI1 « faire-sens-avec» (dans une praxis du sens-avec) où se brouillerait et se briserait l'opposition d'un Sens (horizon,

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histoire, cOln111unauté) et d'un sin1ple " avec» (espace111ent, exté­riorité, clis-parité). En définitive, il devient urgent de savoir si la critique de la société est faite e11 vertu d'un présupposé qui n'au­rait rien de " social" (d'une ontologie de l'être-tout-court, si j'ose dire), ou bien en vertu d'une ontologie de l'être-en-con1111un, c'est-à-dire de l'essence singulière plurielle cle l'être. C'est pour­quoi le propos d'une "ontologie" signifie tout d'abord, et au n10ins, le propos d'un exa111en critique des c011ditions d'une cri­tique en gé11éral.

9. Comparution

Il se pourrait donc que la situation actuelle de l'" être social" soit à saisir tout autreinent qu'à partir du schéma d'u11e i111111ense auto-conso111111ation spectaculaire où viendrait se dissoudre et s'abî111er la vérité de la COlnlnunauté - de la c0111111unauté en tant que sujet et de la C0111111unauté des sujets entre eux. Il se pourrait que le phéno111ène du " spectacle" généralisé, avec la di111ension, disons" télé-mondiale ", qui ne l'accOlnpagne pas seule111ent, Inais qui lui est consubstantielle, révèle tout autre chose, pour peu qu'on s'efforce de le déchiffrer autreinent. Ce qui signifie avant tout: en ne présupposant rien d'acquis au sujet de l'" être social", ni par conséquent au sujet de l'être tout court.

Mais il ne s'agit pas sÜ11plen1ent de ce geste classique qui consiste à vouloir con1Inencer sans présupposés Cà supposer que cette volonté n1ên1e ne soit pas déjà tout le présupposé). Il s'agit de penser rigoureusen1ent ce que veut dire l'être-sans-présup­position-de-soi - soit, encore une fois, la " création du Inonde ". De Inanière générale, et si l'on peut dire, absolu111ent générale, le requisit prin10rdial de l'o11tologie, ou de la philosophie preInière, doit être désonnais que l'être ne soit présupposé en aucune façon ni à aucun égard, et plus exacten1ent encore: que toute la pré­supposition de l'être doit consister dans sa non-présupposition.

L'être ne peut pas être pré-sup-posé, s'il n'est que l'être de ce

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qui existe, et n'est lui-mên1e aucune autre existence préalable ou sous-jacente à l'existence telle qu'elle existe. Or l'existence existe au pluriel, singulièreinent plurielle. Par conséquent, le réquisit fonnel fondainental est au Inoins celui-ci: que 1'« être » n'est pas Inême présupposable comine le simple singulier que ce non1 paraît indiquer. Son singulier est pluriel dans son être 111ême. Il s'en suit donc en outre que non seulement l'être-Ies-uns-avec-Ies­autres ne doit pas être compris à partir d'une présupposition sur l'être-un) nzais c'est au contraire l'être-un (l'être C0111n1e tel, l'être absolu, ou l'ens realissi111U111) qui ne peut être compris qu'à partir de l'être-les-uns-avec-les-autres. La question que nous nOinmons encore con1me une « question de l'être social)) doit constituer en fait la question ontologique.

Si l'on entend bien la nécessité de cette présupposition sans fond, on essaiera de dire: si la situation de l'être-social n'est pas celle d'une auto-aliénation spectaculaire, avec son présupposé de « présence réelle)) perdue ou dissin11..Ilée, elle n'est pas non plus, sans doute, celle d'un agenCelTlent communicationnel général, avec son présupposé d'un « sujet rationnel)) de la con1111unication. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y ait ni leurre d'un côté, ni rationalité de l'autre. Mais cela signifie que ({ présence réelle)) et « rationalité)) ne pe-uvent être pensées, et évaluées, qu'à partir d'autre chose, et ne peuvent pas constituer par elles-n1êmes la présupposi­tion. La double forn1e contrastée du « spectacle)) et de la « cOinmunication)), laissée à elle-mên1e COinme une sorte de grande antino111ie herméneutique du monde moderne (et telle qu'on peut la voir partout à l'œuvre, en effet), pourrait 111ên1e très vite croiser ses prédicats: le « spectacle» n'étant rien d'autre que de la « comn1unication)), et réciproque111ent. C'est bien, du reste, ce chiasme ou ce cercle qui nous inquiète, dans une conscience confuse et anxieuse que la « société)) ne fasse que « tourner en rond)), sans substance, sans fond et sans fin.

Peut-être, de fait, ce qui nous arrive n'est-il rien d'autre qu'une autre espèce de « révolution copernicienne)) : ni celle du systè111e coslnologique, ni celle du rapport entre l'objet et le sujet, l11ais celle de 1'« être social)) tournant désonnais autour de lui-lTlê111e,

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ou sur lui-Inên1e, et non plus autour d'autre chose (Sujet, Autre ou Mên1e).

Ce qui nous arriverait ainsi, ce dont le « spectacle » et la « comlnunication », la « n1archandise » et la « technique» ne seraient que les figures, peut-être perverses, n1ais en tout cas encore non pensées, ce serait la n1ise à nu de la réalité sociale -du réel mène de l'être-social dans, par et comme la sYlnbolicité qui la constitue.

Encore faut-il s'entendre sur ce que « sYlnbolique » veut dire. La vertu propre du syn1bolique est de faire symbole, c'est-à-dire lien, ajointelnent l, et de donner figure à cette liaison, ou de faire ùnage en ce sens. Le symbolique est le réel du rapport en tant qu'il se représente, et parce qu'en effet le rapport en tant que tel n'est rien d'autre que sa propre représentation. Le rapport n'est pas du tout la représentation d'un réel (au sens second, n1Ï1né­tique, de la représentation), mais il est bel et bien, et il n'est rien d'autre que le réel d'une représentation, son effectivité et son efficacité. (Le paradigme en est « je t'ainle», Inais peut-être plus originellelnent encore « je n1'adresse à toi ».)

Il est alors ilnportant de souligner qu'à cet égard le symbolique et l'iInaginaire sont loin de s'opposer, contrairernent à ce que pré­tend une vulgate qui confond l'in1age - en tant que manifestation et reconnaissance - et le sin1lllacre en tant qu'hypostase capta­trice et mystificatrice. La sünple - voire sin1pliste - critique de « l'in1age» (et de la {( civilisation des in1ages »), qui est devenue une sorte de tic idéologique aussi bien dans les théories du « spec­tacle» que dans celles de la {( comn1unication » n'est que l'effet lui­n1ême mythique et n1ystifiant du désir éperdu d'une {( pure» sym­bolisation (et une manifestation sYlnptonutique de la faiblesse de la {( critique » en général). Le seul critère de la symbolisation n'est pas l'exclusion ou l'abaissen1ent de l'in1age, nuis la capacité de laisser jouer, dans l'ünage-sYlnbole et par elle, avec l'ajointen1ent, l'écart, l'intervalle ouvert qui l'articule en tant que sym-bole: le 1110t ne veut rien dire d'autre que « Inis-avec » (le sun grec = le

L Comme on le sait, le 5u1llbolon grec était un morceau de poterie cassé en deux morceaux lors d'une séparation entre amis, entre hôtes, et dont l'ajointe­ment ferait plus tard signe de reconnaissance,

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cunz latin), et c'est propren1ent la din1ension, l'espace et la nature de 1'" avec" qui sont ici en jeu. Le " syn1bolique " n'est donc pas un aspect de l'être-social: c'est cet être lui-111ême, d'une part, et d'autre part le syn1bolique n'a pas lieu sans (re)présentation : il est la (re)présentation des uns aux autres selon laquelle ils sont les-uns-avec-les-autres.

Si je parle, donc, de la réalité « sociale" rnise à nu COlnn1e sa syn1bolicité, je parle de la «société" découverte con11ne n'étant précisé111ent plus l'apparence de rien d'autre que d'elle-n1ên1e, ne renvoyant à aucun arrière-fond, ne " syn1bolisant" (au sens ordi­naire) rien (aucune con1111unauté, aucun corps Inystique), nuis faisant symbole avec elle-111ê111e, paraissant face à elle-n1ê111e pour être ainsi tout ce qu'elle est et tout ce qu'elle a à être. L'être social ne renvoie dès lors à aucune asson1ption dans une unité inté­rieure ou supérieure. Son unité est toute SY111bolique: elle est toute de l'avec. L'être social est l'être qui est en paraissant face à lui-n1ê111e, avec lui-111ê111e : il est cam-parution.

La comparution ne signifie pas simplement que des sujets paraissent ense111ble. Car dans ce cas (qui est, exe111plaire111ent, celui du «contrat social "), il reste à se de111ander d'où ils « paraissent", de quelle profondeur retirée à l'être-social COlnlne tel, de quelle origine, et il faut encore se demander pourquoi ils paraissent « enselnble ", et à quelle autre profondeur ils sont des­tinés « tous ensenlble ", ou encore « outre ensemble ". Ou bien, en effet, le prédicat «ense111ble" n'est qu'une qualification extrin­sèque aux sujets, il n'appartient pas à l'apparaître de chacun C0111me tel, et il désigne une pure juxta-position indifférente, ou bien, au contraire, il ajoute une qualité particulière, douée d'un sens propre et qui doit s'effectuer pour tous les sujets « enselnble " et C0111111e «ensemble". Ces deux questions mènent droit aux ünpasses d'une n1étaphysique et de sa politique - pour laquelle la c0111-parution sociale n'est jan1ais pensée que C0111111e un épi­phénomène transitoire, et la société elle-111ê111e comrne une étape dans un processus qui Inène toujours, tantôt à l'hypostase de l'en-

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semble ou du comn1un (colnn1ll11auté, con1n1union), tantôt à l'hy­postase de l'individu.

Dans l'un et dans l'autre cas, il y a in1passe parce que l'être social, con11ne tel ou encore, ce qu'on pourrait non1mer la socia­tion de l'être -, est instrUlTlentalisé, rapporté à ce qui n'est pas lui. À ce cOlnpte, l'essence du " social» n'est pas elle-lnêrne " sociale ». Elle n'est par conséquent jan1ais présentable sous les espèces du " social», n1ais seulement sous les espèces, tantôt d'une simple " association ", extrinsèque et transitoire, tantôt d'une assomption transsociale, entéléchie unitaire de l'être commun: deux manières de refouler et de forclore le problèn1e de la " sociation ".

Le sens n1ên1e du n10t " enselllbie », tout comn1e celui du n10t " avec », paraît osciller indéfinÎlllent et sans point d'équilibre entre deux acceptions: ou bien l'" ensen1ble » de la juxtaposition par1es extra panes, parties isolées et sans rapports, ou bien l'" ensen1ble » du rassemblement totUrn intra totum, unitotalité où le rapport se dépasse en être pur. Mais on voit bien par là que la ressource du tern1e se situe précisétnent au point d'équilibre entre les deux acceptions. " Ensemble », ce n'est ni extra, ni intra. Le pur dehors comme le pur dedans, en effet, rendraient Îlnpossible toute espèce d'enselnble: ils supposent l'un con1n1e l'autre une pure substance unique et isolée de telle n1anière qu'on ne pourrait 111ên1e pas la dire" isolée », puisqu'on serait privé de tout rapport avec elle. C'est ainsi que Dieu n'est ensemble avec rien ni per­sonne, mais il est, en revanche - du Inoins, de manières diffé­rentes mais exen1plaires, chez Spinoza et chez Leibniz - l'en­semble ou l'être-enselnble de tout ce qui est: c'est ainsi qu'il n'est pas " Dieu" 1 .

Mais l'ensemble et l'être-ensemble ne sont pas équiva­lents (c'est au contraire l'équivoque entre les deux qui rend incertain le statut de ces dieux de l'onto-théologie: pan-

1. Un Dieu trinitaire, en revanche, représente un être-ensemble comme sa divinité même: et c'est ainsi sans doute qu'il n'est pas non plus" Dieu ", mais l'être-avec sous une espèce onto-théologique. On touche ici à un autre motif de la " déconstruction du christianisme" que j'ai évoquée à propos de la création. On devine aussi par là la connexion intime de tous les grands motifs de la dogmatique chrétienne, dont la déconstruction ne pourra laisser aucun intact.

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théisn1e, panenthéisme, polythéisn1e, monothéisme, athéisme, déisn1e, etc... - représentables, irreprésentables, fondant ou retirant la représentation, ou bien encore, étant la représen­tation elle-rnême ... ). L'ensemble, au sens du substantif, est une collection (ainsi dans la théorie des ensen1bles). La collection suppose un regroupen1ent extérieur et indifférent, précisé­rnent, à l'être-ensen1ble (" en con1n1un,,) des objets de la col­lection. C'est bien la tonalité dans laquelle se n1euvent, de n1anière générale, les thén1atiques et les pratiques du "collec­tif" ou du "collectivisn1e". On dira donc que l'" ensemble" ontologique qu'il nous faut penser n'est jan1ais le substantif, et toujours l'adverbe d'un être-ensemble. Mais cet adverbe n'est pas un prédicat de l'" être,,: il ne lui apporte pas une qualification particulière et supplérnentaire. Con1me tout adverbe, il rnodifie ou n10dalise le verbe: mais la n10dalisa­tion, ici, est d'essence et d'origine. L'être est ensemble, et il n'est pas un ensemble.

" Ensen1ble" veut dire la. sirnultanéité (in, simul): le "en n1ên1e ten1ps", Être ensemble, ~t'esr être en mêrne temps (et dans le n1êrne lieu, qui est lui-n1ên1e la détermination du "temps" con1me "temps contemporain ,,). Le "mène ten1ps/ n1ên1e lieu" suppose que les "sujets", pour les n0111mer ainsi, partagent cet espace-ten1ps - rnais non pas au sens extrinsèque du « partage": il faut qu'ils se le partagent, il faut qu'ils se le « syrnbolisent" comme le "même espace·· ternps", sans quoi il n'y aurait ni ten1ps, ni espace. L'espace­ternps lui-n1ême est tout d'abord la possibilité de l'" avec ". De très longues analyses seraient ici requises. Coupant au plus court, je me contenterai de dire ici: le ten1ps ne peut être, ni l'instant pur, ni la succession pure, sans être "en n1ên1e ten1ps" la sin1l.11tanéité. Le ten1ps s'implique lui-mêrne cornn1e "en rnême temps". La sirnultanéité ouvre imrnédia­ten1ent l'espace con1me l'espacernent du temps lui-n1êrne. Le ten1ps est possible, n1ais surtout il est nécessaire, à partir de la simultanéité des "sujets,,: car pour être ensemble et pour cornmuniquer, il faut une corrélation des lieux et une tran­sition des passages. Partage et passage se con1mandent réci­proquen1ent. Husserl écrit: « La co-existence des n10nades,

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leur sin1ple simultanéité, signifie nécessairen1ent une coexistence temporelle 1.» En effet, le sÏ111ultané n'est pas l'indistinction: c'est au contraire la distinction des lieux pris ensel11ble. D'un lieu à l'autre, il faut le temps. Et du lieu à lui-mêl11e en tant que tel, il faut aussi le ten1ps: le ten1ps pour le lieu de s'ouvrir con1me lieu, le tel11ps de s'es­pacer. Réciproquen1ent, le temps « originaire» - le surgisse­l11ent C0111n1e tel -, il lui faut l'espace de sa propre dis-ten­sion, l'espace du passage qui fait donc partage. Rien ni personne ne peut naître sans naître à et avec d'autres qui viennent, qui naissent à leur tour, à sa rencontre. « Ensel11ble" est donc une structure absolument originaire. Ce qui n'est pas ensel11ble est dans le nul-lieu-nul-temps du non-être.

La cOl11parution doit donc signifier - tel est désorn1ais l'enjeu que le « paraître», c'est-à-dire la venue au monde et l'être au monde, l'existence con1me telle, est strictel11ent inséparable, indis­cernable du cum, de l'avec où il a non seulement son lieu et son avoir-lieu, mais aussi - et c'est la mêl11e chose - sa structure onto­logique fondal11entale.

Que l'être, absolul11ent, est être-avec, voilà ce qu'il nous faut

1. Méditations cartésiennes, op. cit., § 60, p. 118. Ici plus qu'ailleurs sans doute, Husserl montre comment la phénoménologie touche d'elle-même à sa limite, et la transgresse: ce n'est plus un noyau égoïque, mais bien « le monde en tant que sens constitué" (Ibid., § 59, p. 117) qui s'avère constituant. La consti­tution est elle-même constituée: telle est sans doute, énoncée dans ces termes, la structure ultime du « langage" et de 1'« avec ", du langage comme" avec ". Tout le contexte immédiat de ce passage montre comment Husserl entend ici répondre au plus près à Heidegger et à une pensée du Mitsein encore insuffi­samment fondée dans la «nécessité essentielle" Cp. 116) du "monde objectif donné" et de ses" communautés de différents degrés" (ibid.). Il se produit ici un chiasme très remarquable entre deux pensées, qui se provoquent et se croi­sent l'une l'autre selon ce qu'il faudrait appeler deux s(vles de l'essentialité de l'avec. On pourrait dire, grossièrement, le style de la coappartenance (dans l'être COl1une vérité, Heidegger) et le style de la corrélation (dans l'ego comme sens, Husserl). Mais on pourrait aussi bien inverser des caractéristiques aussi sché­matiques. L'important n'est pas là: il est dans un témoignage conunun de l'époque (avec Freud, avec Bataille, avec. J, selon lequel l'ontologie doit être désormais de 1'« avec ", ou de rien.

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penser 1 . Avec est le prernier trait de l'être, le trait de la singulière pluralité de l'origine ou des origines en lui.

Sans doute l'avec en tant que tel n'est pas présentable. Je l'ai déjà dit, mais il faut y insister. L'avec n'est pas" imprésentable » COl11n1e une présence retirée, ni con1n1e un Autre. S'il n'y a de sujet qu'avec d'autres sujets, l'" avec» lui-n1ên1e n'est pas un sujet. Il est ou il fait le trait d'union/de désunion qui par lui-l11ême ne s'approprie ni l'union, ni la désunion comme des substances posées sous le trait: celui-ci n'est pas un signe pour une réalité, pas même pour une" dimension intersubjective». C'est vraiment

" en vérité» un trait tiré sur le vide, qui franchit et souligne ce vide à la fois, qui fait sa tension et sa traction, tension et traction - attraction/répulsion - de l'" entre »-nous. L'" avec" reste entre nous, et nous restons entre nous: rien que nous, l11ais rien qu'in­tervalle entre nous.

Aussi bien ne doit-on pas dire l'" avec », mais seulel11ent " avec », préposition de toute position, elle-même sans position. Mais si l'imprésentabilité d'" avec» n'est pas celle d'une présence cachée, c'est donc parce qu'elle est celle de cette pré-position, autrement dit, de la présentation mên1e. "Avec» ne s'ajoute pas à l'être, mais fait la condition intrinsèque, immanente de la présentation en général.

La présence est in1possible, sinon cornme co-présence. Si je dis que l'Unique est présent, je lui ai déjà donné un compagnon de présence (fût-ce lui-même, et je l'ai fendu en deux). Le co- de la co-présence est l'imprésentable par excellence: mais il n'est rien d'autre que - et il n'est pas l'Autre de -la présentation, l'existence qui comparaît.

Il est bien probable qu'il n'y ait tout d'abord rien d'autre à n1éditer, comme on dit, c'est-à-dire à ruminer et à remuer entre nous, si nous devons penser àutre chose de l'être social, désor­mais, que son auto-dérision spectaculaire-marchande ou son

1. Comme le dit Francis Fischer, compagnon de longtemps dans la recon­naissance de cette exigence,« Le" avec" est une détermination stricte de l'inessence de l'exister. L'être-au est immédiatement" avec" parce que le Dasein n'a pas d'essence. » (Heidegger et la question de l'homme, thèse de doctorat, Strasbourg, université des sciences humaines, 1995,)

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auto-confortation con1n1unicationnelle, l'une et l'autre sur fond d'i111probable et nostalgique authenticité. Le propre de la COI11111U­nauté n'est ni une créativité, ni une rationalité déposée coml11e une ressource intérieure fondan1entale, et disponible moyennant sa 111ise au jour par la critique. En cela, nous ne son1n1es déci­dén1ent plus, ni de l'époque des LUl11ières, ni de celle du ron1an­tisl11e. Nous son1mes ailleurs, ce qui ne veut pas dire à l'opposé, ni non plus au-delà, dans un dépassement dialectique. Nous son1111es dans une sorte de tension simultanée de ces deux époques, contel11porains de l'une et de l'autre, mais aussi conten1-porains de leur usure, pour l'une, jusqu'à l'extrême platitude, pour l'autre, jusqu'à la nuit de l'extermination. Ainsi, dans un suspens de l'histoire où se rassen1ble à nouveau une énign1e, contel11po­rains de nous-mêmes, c'est-à-dire de la n1ise à nu de l'être-en­commun.

Le propre de la communauté nous serait alors indiqué comn1e ceci: elle n'a pas d'autre ressource à s'approprier que le seul {( avec » qui la constitue, le cum de la {( comn1unauté », son intério­rité sans intérieur, et pourtant peut-être elle aussi, à sa manière, interiar intima sua. Le cum, par conséquent, d'une comparution où nous ne faisons en effet que paraître ensernble, les uns avec les autres, ne comparaissant devant aucune autre instance que devant cet {( avec» lui-même, dont le sens nous semble instanta­nément se dissoudre dans l'insignifiance, l'extériorité, l'inconsis­tance inorganique, empirique et aléatoire du pur et simple {( avec».

Alors, à ce qu'il nous semble, le propre de la COl11munauté n'est plus que l'impropriété généralisée de la banalité, de l'anonyn1at, de la foule solitaire et de l'esseulement grégaire. Les plus sin1ples solidarités, les plus élél11entaires proximités sen1blent s'y dislo­quer. La « communication» n'est que la négociation laborieuse d'une image raisonnable et sans intérêt de la communauté vouée à son propre entretien, qui se révèle à nouveau n'être que l'en·­tretien de la machine spectacuIaire-n1archande.

Il faut bien le dire: la comparution pourrait n'être qu'un nom pour le capital. Et du mên1e coup, un non1 en danger de masquer une fois de plus ce dont il s'agit, en fournissant une fois de plus une pensée consolatrice, secrèten1ent résignée. Cependant, ce

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danger n'est pas une raison suffisante pour se contenter d'une critique du capital qui resterait prisonnière de la présupposition d'un « autre sujet" de l'histoire, de l'écon01nie et de l'appropria­tion du propre en général. En désignant le « capital", Marx a désigné une dépropriation générale telle qu'elle ne pennet pas de présupposer, préservé, l'autre ou l'Autre qui serait le sujet de la réa ppropriation générale.

Ou plus exactelnent, la présupposition ne peut pas avoir la fornle de celle d'un « sujet", nlais celle de l'être-les-uns-avec-Ies­autres, et cela, d'une nlanière beaucoup plus problénlatique, lnais aussi, s'il est pernlis de le dire ainsi, plus radicale que Marx n'avait pu le soupçonner. Il faut donc bien dire aussi que la critique classique du capital, jusque dans ses dernières fornles post­nlalxistes, ne peut pas suffire à se saisir de ce que le capital expose. C'est cette inquiétude, au nloins, qu'une pensée de la conlparution doit éveiller.

L'intuition enfouie dans Marx s'est sans doute située elle­nlêIne dans cette ambivalence: le capital expose en nlêIne telnps l'aliénation générale du propre -la désappropriation généralisée, ou l'appropriation de la Inisère en tous les sens de l'expression -, et la nlise à nu de l'avec C01nnle trait de l'être ou conlme trait du sens. Notre pensée n'est pas encore à la 111esure de cette anlbivalence. C'est pourquoi, en particulier, elle reconduit sans cesse, et depuis Marx lui-l1lênle et à travers Hei­degger, une grande hésitation indéfinie au sujet de la « tech­nique", objet-liInite - et peut-être objet-écran - d'une pensée qui projette sur lui tantôt la promesse d'un auto-dépasselnent du capital, tantôt l'assurance du caractère inlplacable de sa nlachinerie enlportée sans contrôle et contrôlant tout depuis cette absence de contrôle.

C'est du reste aussi pourquoi la vérité de notre tenlps ne peut s'énoncer qu'en ternies nlarxistes ou post-marxistes, qu'il s'agisse du nlarché, de la nlisère, de l'idéologie social-délnocrate ou des réappropriations substantielles qui lui répliquent (nationalismes, fondanlentalisnles, fascisnles). NIais cette vérité elle-lnêlne denlande à être pensée à partir de l'avec de la cOlnparution, pour autant que sa lnise à vif et à nu signifie au moins ceci -" pour le dire en une fonnule: l'enjeu n'est pas une réappropriation de

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l'avec (de l'essence d'un être comn1un), Inais un avec de la réap­propriation (où le propre ne revient ou ne vient qu'avec).

(Voilà pourquoi nous ne ferons pas l'éconon1ie d'une ontolo­gie, l'nais voilà aussi pourquoi cette ontologie doit être, identi­quenlent, un ethos et une praxis. Il faudra le développer plus tard 1. Gardons en réserve ceci: une ontologie de l'être-avec ne peut que se situer en-deçà de la distinction de ces ten11es : être, agir, événement, sens, fin, conduite, tout autant que et parce que en-deçà de la distinction du « singulier" et du « pluriel", de 1'« à soi" et de 1'« à plusieurs ".)

1 O. Spectacle de la société

Si l'être-avec est le partage d'un espace-ten1ps sünultané, il ünplique une présentation de cet espace-ten1ps con1me tel. Pour dire « nous ", il faut présenter 1'« ici et Inaintenant " de ce « nous ". Ou plutôt, dire « nous" opère la présentation d'un « ici et n1ain­tenant", quelles que soient ses détern1inations: une pièce, une région, un groupe d'an1is, une association, un « peuple". Nous, en effet, ne peut jamais être simplen1ent « le nous", con11ne un unique sujet, ni non plus un « nous" indistinct, COlnn1e une géné­ralité diffuse. « Nous » énonce toujours une pluralité, une partition et un enchevêtrelnent de « nous" : « on" n'est pas « avec" en géné­ral, mais toujours, chaque fois, selon des n10des détern1inés, eux­mên1es n1ultiples et sÎ111ultanés (peuple, culture, langue, lignée, réseau, groupe, couple, bande, etc). Ce qui est ainsi présenté, chaque fois, c'est une scène sur laquelle plusieurs peuvent dire « je ", chacun pour son con1pte, chacun à son tour. Mais « nous" n'est pas l'addition ni la juxtaposition de ces « je ". Un « nous", Inên1e non prononcé, est la condition de possibilité de chaque « je". Chacun ne peut se désigner que s'il y a un espace-temps de la « sui-référentialité " en général. Cette « géné-

1. Cf., à paraître, L'étbique originaire Cà partir de Heidegger).

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ra lité " n'a pas de consistance « générale": elle n'a que la consistance du « chaque fois" singulier de chaque « je". Le « chaque fois" in1plique tout à la fois la discrétion du « un par un" et la sin1ultanéité des « chaque un". Car un « chacun" qui ne serait dans aucune simultanéité, qui ne serait pas en-lnême­telnps-et-auprès d'autres « chacun", serait dans un isolelnent qui ne serait lnêlne plus de l'isolement, lnais la pure et sin1ple impossibilité de se désigner, et donc d'être « soi". La pure dis­tributivité se convertirait Îlnn1édiatelnent en autisn1e absolu. (Mais le « groupe", quel qu'il soit, n'est pas non plus une iden­tité d'ordre supérieur: c'est une scène, un lieu d'identification. De rnanière générale, la question de 1'« avec" peut sans doute aussi s'énoncer dans ces tennes: jamais d'identité, toujours des identifications.)

Ainsi, Descartes lui-même, et comn1e j'ai déjà eu à l'in­diquer, ne peut feindre être seul et sans monde que parce que, précisén1ent, il n'est pas seul ni sans monde. Par sa feinte, il fait voir au contraire que quiconque feint la soli­tude atteste par là lnême la « sui-référentialité" de quiconque. Et c'est bien, en effet, dans la reconnaissance par quiconque de la certitude de l'ego sum que se tient le caractère d'« évidence" de cette vérité première. Son énoncé cOlnplet est donc : je dis que nous disons tous et chacun « ego sum) ego existo». Il ne faut donc pas lire Descartes comme le fait Hei­degger, qui ne remonte pas jusqu'à cette condition absolument primordiale, et qui en reste à la position de la substance - res cogitans. Il faut lire Descartes littéralement con1lne il y invite lui-n1êlne: en faisant avec lui et comn1e lui l'expérience de la feinte. Seule cette pensée avec parvient à l'évidence, qui n'est pas une délnonstration. La feinte méthodique n'a rien, dans son tout premier Inoment, de substantialiste, ni de solipsiste: elle découvre la scène du « à chaque fois" con1me notre scène, la scène de « nous ".

Cette scène - ce « théâtre du n10nde ", con1lne Descartes aimait aussi à le dire, fidèle à un n10tif insistant de son époque - n'est pas scénique au sens d'un espace artificiel de représentation min1étique. Elle est scénique au sens de la découpe et de l'ou­verture d'un espace-telnps de distribution des singularités, dont

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chacune joue singulièrement le rôle unique et pluriel du « soi" ou de 1'« être-soi ". Et « soi" ne veut dire tout d'abord, ni à soi, ni par soi, ni pour soi, rnais « un d'entre nous" : un chaque fois retiré de l'in1manence ou du collectif, mais un chaque fois, par conséquent, co-essentiel dans la co-existence de chaque un, de « tout un cha­cun". La scène est l'espace de cOIn-parution sans lequel il n'y aurait qu'être pur et simple, c'est-à-dire tout et rien, tout con1n1e rien.

L'être se donne singulier pluriel, et s'ordonne ainsi comn1e sa propre scène. Nous nous présentons « je» les uns aux autres, aussi bien que « je", chaque fois, nous présente « nous" les uns aux autres. En ce sens, il n'y a pas de société sans spectacle, ou plus précisément, il n'y a pas de société sans spectacle de la société. Cette proposition bien connue COlnme proposition ethnologique, ou, dans la tradition occi­dentale en particulier, comme proposition sur le théâtre doit être comprise dans sa radicalité ontologique. Il n'y a pas de société sans spectacle parce que la société est le spectacle d'elle-même.

Mais cela même ne doit pas être entendu au sens d'un jeu de miroirs (aussi longtemps du Inoins que « jeu" et « Iniroir " désignent simpieinent l'artifice et l'irréalité). La corn-parution, comine concept de l'être-ensemble, consiste à s'apparaître: c'est-à-dire, à s'apparaître tout à la fois à soi et les uns aux autres. On n'apparaît à soi qu'en apparaissant les uns aux autres. Si on tient à le dire de manière classique, en comn1ençant par la sphère supposée d'une individualité propre et isolée, on devra dire qu'on s'apparaît à soi en tant qu'on est déjà pour soi-mên1e un autre 1. Mais il est aussitôt manifeste qu'on ne pourrait n1ême pas comn1encer à être un autre pour soi-même si on n'avait pas déjà cOlnmencé dans l'altérité avec - ou d'avec -les autres en général. Les autres « en général" ne sont, ni les autres « n10i » (puisqu'il n'y a de « moi ", et de « toi ", qu'à partir de l'altérité en généra!), ni le non-moi (pour la même raison). Les autres « en général" ne sont ni le Même, ni l'Autre. Ils sont les-uns­les-autres, ou les-uns-des-autres, une pluralité prin10rdiale qui

L Cf., le titre du livre de Paul Ricœur, Soi-même conune un autre, Paris, Le Seuil, 1993.

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com-paraît. « S'apparaître ", et s'apparaître à soi aussi bien que les uns aux autres, n'est donc rien de l'ordre de l'apparition, de la nlanifestation, du phénol11ène, du dévoilen1ent ou de quelqu'autre concept du devenir-visible, avec ce qu'il entraîne inévitable111ent d'origine dans l'invisible et de rapport avec cette origine comn1e expression ou com111e illusion, corn111e resse111blance ou C0111111e senlblance 1. Pour finir, cOl1l-paraître n'est pas" s'apparaître » : ce n'est pas sortir d'UI1 être-en-soi pour venir vers les autres, ni pour venir au monde. C'est être dans la si111ultanéité de l'être-avec, où il n'y a aucun" en soi" qui ne soit i11l111édiate11lent « avec ".

Mais « il11111édiatement avec" ne renvoie pas à une ünmé­diateté au sens d'une absence d'extériorité. C'est au contraire l'extériorité instantanée de l'espace-teI11ps (l'instant lui-111ême connne extériorité: le sil11ultané). Et c'est ainsi que la C0I11-paru­tion fonne une scène qui n'est pas un jeu de 111iroirs - ou bien, que la vérité du jeu de 111iroirs doit être c0111prise com111e la vérité de l'" avec ". En ce sens, la " société" est" spectaculaire ".

À bien y regarder, on trouvera que les critiques de l'aliénation " spectaculaire" se fondent el1 dernière instance, et qu'elles le veuillent ou non, sur la distinction d'un bon et d'un Inauvais spec­tacle. Dans le bon spectacle, l'être social ou conl1nunautaire se présente sa propre intériorité, son origine (en soi invisible), la fondation de son droit, la vie de son corps et la splendeur de son épanouissel11el1t. (Ainsi, une certaine idée de l'" art" aura joué, cornIne invinciblernent, le rôle du bon spectacle pour les situa­tionnistes, et ce n'est pas un hasard si le « spectacle" était pour eux d'abord la falsification de l'art.) Dans le n1auvais spectacle, l'être social se représente l'extériorité des intérêts et des appétits, les passions égoïstes et la fausse gloire de l'ostentation. Au fond, cette division lnanichéenne ne suppose pas seule111ent une dis­tinction des objets représentés, 111ais une opposition dans le statut de la représentation: c'est elle qui est, tantôt en intériorité (l1lani-

1. Une part majeure du travail de Philippe Lacoue-Labarthe est consacrée à l'analyse déconstructl'ice de cette mimésis originaire.

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festation, expression du propre), tantôt en extériorité (image, reproduction). On ignore ainsi leur intrication Inutuelle: pas d'« expression" qui ne se donne en « in1age", pas de « présenta­tion" qui ne soit déjà dans la « représentation", c'est-à-dire, pas de « présence" qui ne soit présence des uns aux autres.

Con1nle on le sait, la discrünination des spectacles se trouve très explicitenlent posée par Rousseau, qui stipule que le n1eil­leur spectacle, et le seul nécessaire, est celui du peuple lui­n1ên1e, assen1blé pour danser autour de l'arbre qu'il aura planté cornn1e son propre synlbole. Ce que Rousseau rend ainsi sen­sible, à son corps défendant \ n'est précisétnent rien d'autre que la nécessité du spectacle. Avec la 1110der11ité, la société se sait C0111111e cela qui a lieu da11s la 11on-prése11ce im111anente à soi, c'est-à-dire C0111111e un sujet, qui n'est pas tant le « sujet de la représentation» que la représentation en tant que sujet: la présentation-à, ou ce qu'on pourrait n0111111er l'apprésentation, régi111e de la venue en présence en tant que venue conjointe, co-incidente et con-currente, si111ldtanée et rrlutuelle. Cette apprése11tation est celle d'un « nous" qui ne possède ni la nature d'un « je" commun, ni celle d'un lieu géo111étrique ou d'un ensernble de tous les « je » équidistants entre eux, tnais qui ouvre, en deçà de tout je-sujet, l'espacetnent de la cmn-paru­tion. La « sociation" ne se découvre pas C0111111e un être, 111ais C0111111e un acte, et cet acte, par définition, s'expose: c'est en s'exposant qu'il est ce qu'il est, ou qu'il fait ce qu'il fait. L'être­social doit attester devant lui-111êtne l'acte de sociation, cet acte qui le fait être, non pas au sens où il le produirait (co111111e U11

1. Jusqu'à un certain point seulement. Car Rousseau a fort bien perçu la néces­sité du spectacle qu'il condamnait, et c'est une sorte d'auto-dépassement de l'ex­tériorité spectaculaire-représentative qu'il a voulu penser, aussi bien du côté de la" religion civile" que du côté de la littérature. Ainsi, " littérature" d'une part (avec " musique ", ou " art " en généra!), " religion civile" de l'autre (c'est-à-dire, figure présentable d'une socialité laïque) sont les termes précurseurs de notre problème comme problème du sens-avec. "NJontrer un homme à ses semblables ... ", d'une part, et d'autre part, célébrer - à défaut de pouvoir en vivre l'événement -le pacte instituteur de l'humanité elle-même. Le modèle est partout et nulle part, singulier pluriel. C'est aussi pourquoi, d'emblée, le problème se construit selon une conver­gence et une division entre" art" et " religion civile " ...

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résultat), tnais bien plutôt au sens où l'" être », ici, tient tout entier dans l'acte et dans l'exposition de l'acte. En ce sens, on pourrait dire que le " contrat» de Rousseau n'a pas pour essence la conclusion d'une convention, tnais la scène, le théâtre de la convention.

S'il n'est in1médiatement "spectaculaire» en aucun des sens reçus du Inot, l'être-social est en tout cas essentiellen1ent un être-exposé. Il est con1n1e être-exposé, c'est-à-dire qu'il n'est pas selon la consistance immanente d'un être-à-soi. L'être-à-soi de la " société» est le réseau et le renvoi n1utuel de la co-existence, c'est-à-dire des co-existences. C'est pourquoi toute société se donne son spectacle et se donne comme spectacle, quelles qu'en soient les formes 1.

Dans cette mesure, toute société se sait constituée dans la non­imlnanence de la comparution. Ce qu'elle sait ainsi - et qu'elle n'expose pas comn1e un « savoir», n1ais con1lne et par sa propre scène, comme sa praxis scénographique -, c'est qu'il n'y a pas, derrière l'être-ensemble, un autre être qui ne serait plus, ou pas encore, être-ensemble, lnais qui serait l'ensemble lui-même, en présence, en personne, en corps ou en essence. Elle sait donc

1. Cela ne veut pas dire que tout spectacle, indifféremment, soit "bon à prendre ". Au contraire, une société dont la forme spectaculaire n'est plus codi­fiée pose, et doit se poser, les problèmes les plus difficiles quant au spectacle: non seulement elle doit affronter à son sujet une multitude de décisions éthiques, pratiques, économiques, esthétiques et politiques, mais elle doit d'abord reprendre et fonder à nouveaux frais la pensée du "spectacle" comme tel. La critique générale du " spectaculaire" - de la médiatisation, de la télévision, etc. -sert le plus souvent d'alibi et d'écran à une idéologie très pauvre. Geignarde, hargneuse ou hautaine, elle est intéressée à faire valoir qu'elle détient la clef de ce qui serait illusion et de ce qui ne le serait pas. Elle prétend savoir, par exemple, que " les gens" sont " abmtis " par" la télévision ", voire par la "télé­cratie", alors qu'elle ne sait rien, au fond, ni du véritable usage que font" les gens" de la télé - un usage peut-être beaucoup plus distancié qu'elle ne veut le savoir -, ni de l'état réel, parfois bien" abmti ", des cultures populaires d'antan. La critique du spectaculaire, depuis quelque temps, se fait son cinéma mais il commence à vieillir.

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que l'" enselnble» n'est pas un prédicat de l'être, et que " ensen1ble ", en revanche, est le trait de l'être n1êrne. Ou bien encore: l'enselnble de l'être n'est pas un être, il partage l'être.

Ainsi, le savoir spontané de la société sa" con1préhension préontologique» d'elle-mên1e - est un savoir sur l'être n1êlne, absolument, et non sur une région particulière et subordonnée de l'étant, qui serait sa région" sociale ». L'être-avec est constitutif de l'être, et il l'est (j'y reviendrai encore plus loin) pour la totalité de l'étant: la cornparution " sociale» est elle-mên1e l'exposant de la con1parution générale des étants. Tel est le savoir qui chen1ine de Rousseau en Bataille ou de MalX en Heidegger, et qui den1ande à trouver un langage qui soit le nôtre.

Sans doute, nous balbutions encore: la philosophie vient tou­jours trop tard, et par conséquent aussi trop tôt. Mais le balbutie­n1ent lui-lnên1e donne la forn1e du problèn1e: nous, "nous ", comment nous dire nous? Ou bien, qu'est-ce qui" nous» dit, et que nous dit-on de nous, dans cette prolifération technique du spectacle social, du social spectaculaire, de la mondialité auto­médiatisée et de la n1édiatisation mondialisée ? Nous ne SOlTlrneS pas capables de nous approprier cette prolifération, parce que nous ne savons en penser ni la nature" spectaculaire» (que nous reléguons, au Inieux, sous les enseignes inconsistantes de l'" écran» ou de la " culture »), ni la nature" technique» (que nous considérons comrne une instrumentation autonolne, sans nous demander si ce n'est pas au contraire" notre» compréhension de " nous-mêmes» qui trouve ces techniques, qui s'invente en elles, et si la technique n'a pas essentiellement partie liée avec l'" avec » ... ) 1. Nous ne sommes pas à la hauteur de " nous» : nous nous renvoyons sans fin une" sociologie» qui n'est elle-rnên1e que la forme savante du "spectaculaire-marchand», rnais nous n'avons pas seulement cornmencé à "nous» penser en tant que "nous ».

1. Si phusis = ce qui se présente et qui s'accomplit de soi, "avec" est d'un autre ordre. Ainsi, même et déjà" dans la nature ", la prolifération et le côtoie­ment des espèces. Techné aurait toujours à faire avec ce qui ne va pas de soi, ni à soi, avec la disparité, la contigu'ité, et ainsi avec une essence inachevée et inachevable de l'" avec ".

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Cela ne veut pas dire que cette pensée doive nous arriver denlain ou plus tard, COlnme par l'effet d'un progrès ou d'une révélation. Car il ne s'agit peut-être pas d'un nouvel objet de pen­sée qu'on pourrait identifier, définir et exhiber comnle tel. Nous n'avons pas à nous identifier en tant que « nous», en tant qu'un « nous ". Nous avons plutôt à nous dés-identifier de toute espèce de « nous» qui serait le sujet de sa propre représentation, et nous avons à le faire en tant que « nous» conl-paraissons ; la « pensée» de « nous », antérieure à toute pensée - et, en vérité, sa condition même -, n'est pas une pensée représentative (pas une idée, une notion, un concept), mais une praxis et un ethos; la lnise en scène de la cOlnparution, cette mise en scène que la comparution est. Nous y sornn1es déjà, toujours déjà, à chaque instant. Ce n'est pas une nouveauté - n1ais il faut, il nous faut, chaque fois la réinventer, chaque fois entrer en scène à nouveau.

Un signe majeur de notre difficulté dans le rapport au spectacle est donné par ce paradigme qu'est pour nous le théâtre athénien. À coup sùr, il n'y a aucun hasard dans le fait que notre n1anière moderne de fonder la tradition dite « occidentale» comporte la triple référence à la philosophie comlne exercice partagé du logos, à la politique comine ouverture de la cité, et au théâtre comme lieu d'appropriation syn1bolique-in1aginaire de l'existence collective. Le théâtre athénien, dans son institution comme dans son contenu, nous apparaît con1Ine la présentation politique (citoyenne) du philosophique (du savoir de soi de l'animal logique), et réciproquement, COlnme la présentation philoso­phique du politique. C'est-à-dire qu'il nous apparaît COlnme la présentation « une» de l'être-ensemble, et pourtant con1me une présentation dont la condition de possibilité est précisén1ent l'écart - irréductible, instituant - de la représentation; et cet écart définit aussi bien le théâtre en tant qu'il n'est, du rnême coup, et de Inanière aussi déterminée, ni politique, ni philosophique. Logos et mimésis; le théâtre athénien nous apparaît COlnrne la conjonction des deux, lTlais dans cette façon de voir, nous effa-

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çons systéInatiquen1ent le 1110111ent de la mimésis au profit du 11101nent du logos.

Nous l'effaçons, au n10ins, en nous représentant qu'il y aurait -- et, surtout, qu'il y aurait eu, jadis - une « bonne» nûmésis (comme le voulait Platon), une mimésis du logos, et une « Inau­vaise» (celle du « sophiste», qui est le prototype du marchand spectaculaire, vendant des sin1ulacres de logos). Mais nous n'al­lons pas au bout de cette logique: car elle exigerait de recon­naître que s'il y a nécessité de mimésis, c'est que le logos ne se présente pas de lui-Inême - et, peut-être, qu'il ne se présente pas du tout, que sa logique n'est pas celle de la présence 1.

Le reconnaître revient sans doute à reconnaître que le « logos social», la logique de la « sociation » et la « sociation » elle-lnên1e en tant que logos exigent la rnilnésis. Or y eut-il jarnais un logos qui ne fût « social»? Quoi que veuille dire logos parole ou compte, recueil ou accueil 111anifestant de l'être, raison rendue ou construite -, il i111plique toujours le partage, et il s'ünplique tou­jours COlnlne partage.

En effaçant le mOlnent, ou la dimension, intrinsèque de la mim,é­sis, nous effaçons ce partage. Nous nous donnons la représentation d'une présence immanente et close, auto-constituée et auto-suffi­sante, l'ordre intégraleinent sui-référentiel de ce que nous appe­lons, au sens le plus général et le plus s0111rnaire, une « logique ». Le « logique» en ce sens représente la sui-référentialité soustraite à sa condition ontologique, qui est la pluralité ou le partage origi­naires et, comme tels, existentiels - du logos lui-mê111e.

À la bonne conjonction du logique et du mi111étique, nous opposons dès lors la mauvaise : celle où le logique se retient dans S011 ordre i111111anent, froid et sans visage (c'est aujour­d'hui, pour nous, la « logique du capital »), tout en produisant au dehors une mimésis qui le dissimule sous son simulacre inversé, le « spectacle» auto-conS0111mateur. La sui-référentialité

l. Tout cela suppose, à l'évidence, une référence générale aux travaux sur la mimésis de Derrida et de Lacoue-Labarthe, ainsi qu'au travail de Balibar sur La philosophie de Jl1aJX (Paris, La Découverte, 1993), qui insiste sur le lien intrin­sèque de " la nécessité de l'apparence" et du " rapport social ", et sur l'exigence d'élaborer, dans ces conditions, une" ontologie de la relation".

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de l'" image» se dresse en face de la sui-référentialité du pro­cessus ou de la force, comme son produit et con1me sa vérité. C'est ainsi que notre tradition a depuis longtelnps dressé, face au paradign1e "grec», le paradiglne "romain»: les jeux du cirque, le théâtre du burlesque ou de l'épouvante, sans identi­fication citoyenne, l'En1pire et la raison d'En1pire, le forurrl vidé de son sens ... 1.

Eschyle ou Néron ... Notre référence ainsi violen1rnent contras­tée à la scène grecque et au cirque rOlnain (et qui divise aussi, exen1ple ren1arquable, les traditions chrétiennes du protestan­tisme et du catholicisme, ou encore, et de plusieurs lnanières les traditions profanes du théâtre) révèle une conscience elle aussi contrastée dans le n1alheur vis-à-vis du spectacle: la "bonne» (re)présentation est représentée C0111me perdue, la "lnauvaise» est représentée con1n1e populaire et généralisée. Mais en vérité, l'une comme l'autre sont nos représentations: elles composent le double spectacle, que nous nous donnons, d'une double impré­sentabilité de l'être social et de sa vérité. Il y a une imprésenta­bilité par retrait, et une imprésentabilité par vulgarité. Peut-être faut-il commencer par prendre distance envers ce double spec­tacle, par ne plus nous désirer Grecs ni nous craindre Romains, et par nous saisir enfin comlne n10dernes, tout sünplen1ent, au sens où ce mot voudrait dire: prenant acte d'une" imprésenta-" bilité " exposée comme telle, mais qui n'est pas autre chose que la présentation mêlne de notre con1parution, de "nous» com­paraissant(s) et dont le " secret» s'expose et nous expose à nous­Inêrnes sans que nous ayons seulement commencé à le pénétrer - si du moins il s'agit de le " pénétrer ".

1. Sauf à se représenter, ainsi qu'on l'a fait à la Révolution et chez les Roman­tiques allemands, une autre Rome, la Républicaine, comme un théâtre politique immédiat et sans théâtre, celui de la toge et du Sénat.

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11. Mesure de l'({ avec )J.

L'exposition dénudée de la comparution est l'exposition du capitaL La seconde est comme le revers et le révélateur de la première. L'inhun1anité violente du capital n'étale rien d'autre que la simultanéité du singulier -- n1ais posé comlne la particularité indifférente et interchangeable de l'unité de production, et du pluriel- mais posé comn1e le réseau de la circulation marchande. L'" extorsion de la plus-value» suppose cette concomitance entre une" ato111isation » des producteurs (des" sujets» réduits à l'être­producteur) et une" réticulation» du profit (non pas une redistri­bution égalitaire, mais une concentration elle-111ême de plus en plus complexe et délocalisée).

On pourrait dire: le capital est l'aliénation de l'être singulier pluriel en tant que teL Ce serait exact, si l'on entendait bien par là que l'" être singulier pluriel » n'est pas un sujet prirnitif, authen­tique, auquel le capital serait survenu comme son autre et comme son pur accident. (Rien de plus étranger, du reste, à la pensée de Marx.) Le capital est l'" aliénation » de l'être en tant qu'être-social dans la mesure où il met cet être au jour en tant que teL Il n'est pas, dans un processus historique continu, le négatif dialectique d'une cOlnmunauté préalable, mais il expose une constitution ou une configuration singulière-plurielle qui n'est, précisément, ni la " communauté», ni 1'« individu». L'incalculable "plus-value», la " valeur» COlnme accroissement indéfini, circulatoire et autoté­lique, expose l'inaccessibilité d'une "valeur» prirnordiale ou finale, et pose en son1lne directement, d'une 111anière paradoxale et brutale, la question d'un" hors-valeur » ou d'u11e " valeur abso­lue» - donc incomlnensurable, sans prix (ce que Kant nomn1ait une" dignité »). C'est ainsi qu>il y a conco111itance de la n10ndia-lisation du marché et de celle des" droits de l>homme » : ceux-ci représentent la valeur prétendue absolue que le capital prétend échanger contre ... lui-mêlne.

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Mais c'est bien de cette rnanière qu'il y a, en n1êl11e tel11ps, mise à nu et à vif de l'être-social: car l'" hon1n1e» des" droits» n'est rien qui "vaille» par lui-n1ême. Il n'est rien que l'idée d'une " valeur en soi» ou d'une" dignité ». Si l'" hOl11111e » doit valoir, ou si de l'être en général doit" valoir» sous ce nom d'" homme », ce ne peut être, en toute rigueur, qu'en" valant» singulièrement mais du n1ême coup, sin1ultané111ent, en "valant» par et pour et avec le pluriel que la singularité Î111plique tout autant que le fait la " valeur» elle-l11êl11e : en effet, qu'est-ce qui pourrait valoir pour soi, à part soi? " Valoir» ne peut valoir que dans l'ordre d'un être­avec, c'est-à-dire dans l'ordre d'un C01nmerce en tous les sens du 1110t. Mais c'est précisément le partage de ces sens - commerce de la marchandise/con1n1erce de l'être-ensen1ble que le capital expose: le partage des sens de l'échange, le partage du partage lui-l11ên1e. Le capital l'expose comn1e une violence, où l'être­ensemble devient l'être-l11archand et marchandé. L'être-avec y est escamoté en même tel11ps qu'il est exhibé dans sa nudité.

Ce n'est pas justifier cette violence que de dire qu'elle met à nu un absolu de l'existence con1111e être singulier pluriel. Car ce qu'elle met à nu, elle le violente. Cela ne revient pas non plus, inversement, à déclarer qu'on a percé à jour le" secret ), du capital, et le rnoyen de le convertir en son contraire. Mais la violence du capital donne la mesure de ce qui est exposé, de ce à quoi « nous» vient à s'exposer: l'être-avec singulier pluriel est la seule mesure, absolue, de l'être lui-même, ou de l'existence. Mesure incorn­mensurable, si elle est égale au « à chaque fois» de chaque « un» en même temps qu'à la pluralité indéfinie des co-existences avec lesquelles chaque un se m,esure à son tour, selon la comn1ensu­ration indéfinie des co-incidences du con1merce, du combat, du concours, de la comparaison, de la communication, de la con­currence, de la concupiscence, de la cOI11passion, de la con jouissance ...

Il Y a une commune n1esure qui n'est pas un étalon unique appliqué à tous et à toutes choses, n1ais qui est la con1mensura­bilité des singularités incomrnensurables, l'égalité de toutes les ori­gines-de-monde, lesquelles, en tant que les origines qu'elles sont, chaque fois, sont strictement insubstituables - en ce sens, parfai­tement inégales -, mais ne sont telles que pour autant qu'elles

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sont toutes égalen1ent les unes avec les autres. C'est une telle Inesure qu'il nous revient de prendre.

Ni grecque, ni ron1aine - ni judéo-chrétienne, on y reviendra-, la société se sait et se voit nue, exposée à cette COlnmune dén1e­sure. Elle se voit à la fois con1me une évidence dont la néces­sité éclipse celle de tout ego SU1n, et con1n1e une opacité qui se refuse toute appropriation subjective. Nous ne pouvons pas vrai­ment dire « nous», au mon1ent où nous son1mes clairement devant nous cornme le(s) seules) destinateur(s) devant le(s) seules) destinataire(s).

Mais c'est par là que nous devons désonnais accéder à un savoir de « nous» - à un savoir et/ou à une praxis. « Nous» n'est pas un sujet - au sens de l'auto-identification et de l'auto-fonda­tion égoïque (si toutefois celle-ci a jarnais lieu hors d'un « nous »)-, et « nous» n'est pas non plus « composé» de sujets (la loi d'une telle con1position est l'aporie de toute « intersubjectivité »). « Nous», cependant, n'est pas rien, c'est Inên1e chaque fois « quelque un », aussi bien que « chacun» est quelque un. C'est du reste pourquoi il n'y a pas de « nous» universel: mais d'une part « nous" se dit, chaque fois, de quelque configuration, groupe, réseau, grand ou petit, et d'autre part « nous» disons « nous» pour « tout le monde », c'est-à-dire aussi, en vérité, pour la co-existence n1uette et sans « nous» de l'univers entier, choses, bêtes et gens. « Nous» ne dit, ni 1'« Un », ni l'addition des « uns» et des « autres », mais « nous» dit « un » d'une n1anière singulière plurielle, un par un et un avec un.

Rien ne peut être pensé de cette situation si l'un, en général, n'est pas d'abord pensé selon l'un-avec-l'autre. Or c'est ici que notre ontologie défaille, depuis que nous sommes « entre nous », et que 1'« être» se résume - si l'on peut dire - à cela même.

(Colnn1e si l'être avait recouvert cet « entre» qui est son véri­table lieu, con1me s'il s'agissait donc d'un « oubli de l'entre» plutôt que d'un « oubli de l'être» - ou plutôt, sans doute, cornrne si l'in­vention de l'être - toute notre tradition - n'avait été que l'inven­tion de notre existence comn1e telle, c'est-à-dire en tant qu'exis-

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tence, certes, n1ais en tant qu'existence de nous et com1ne nous, nous au monde, nous-le-monde: « nous}) serait donc le préalable absolu, le plus reculé, de toute ontologie, et par conséquent " nous}) serait aussi l'effet le plus tardif, le plus difficile, le moins appropriable, de l'exigence ontologique.)

L'avec constitue une sorte de butée permanente de la tradition: une catégorie n1ineure, à peine une catégorie, dans la mesure où l'" être" fut représenté, et jusqu'à nous, jusque chez Heidegger lui­mên1e à certains égards, comme seul, à part soi, et sans aucune co-existence ni co-incidence. Ainsi, lorsque Husserl déclare: " " L'être, premier en soi", qui sert de fondernent à tout ce qu'il y a d'objectif dans le l11onde, c'est l'intersubjectivité transcendan­tale, la totalité des n10nades qui s'unissent dans des formes dif­férentes de comn1unauté et de con1munion 1", cet être n'en constitue pas moins pour lui un horizon ultime, dégagé de la contingence et en somn1e de l'extériorité des co-existants, répon­dant à une solidarité transcendantale plutôt qu'à une simultanéité empirico-transcendantale, et redevenant ainsi quelque chose comme un substratum, non ouvert, non dis-posé en soi par sa co-constitution. De manière générale, l'être de l'ontologie philo­sophique ne peut avoir de co-essence, il n'a que le corrélat du non-être. Mais si l'être lui-mêrne est la co-essentialité de l'existence?

Puisque l'être-social nous paraît hors de portée, de manière symétrique, aussi bien en tant que con1munauté (assomption en Sujet, être pur sans rapports) qu'en tant qu'association (accorn­n10dation de sujets, rapport sans essentialité), c'est la catégorie de l'" autre" qui traverse la pensée contemporaine. Il faudrait l110ntrer comn1ent cette catégorie, et la hantise qu'elle finit par constituer pour de larges pans de notre pensée, tout à la fois représente l'incommensurabilité de l'être comme être-Ies-uns-avec-Ies-autres et risque de n1asquer ou de différer encore le régime de cet être en tant que régime de l'avec, c'est-à-dire en tant que la mesure de cette incol11mensurabilité.

L'autre peut être présenté plutôt comme l'alter ego ou plutôt comn1e l'autre que l'ego, plutôt comme l'autre hors du soi ou

1. Méditations cartésiennes, op. cit., p. 133.

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plutôt comme l'autre dans le soi, plutôt comlne {( autrui" ou plutôt con1111e {( l'Autre ", toutes ces voies ou tous ces aspects, tous ces visages ou tous ces {( indévisageables " - dont la nécessité, dans tous les cas, est incontestable - reconduisent toujours, au cœur de la notion, à une altérité ou à une altération où le {( soi" est en jeu. L'autre n'est pensable, et nécessaire à penser, qu'à partir du lnoment où le soi apparaît et s'apparaît comn1e {( mên1e ".

Or cette identification du soi en tant que tel- sa subjectivation au sens philosophique le plus riche et le plus lourd du tern1e, celui qui atteint son extrémité avec Hegel- a lieu à partir du n10n1ent où le sujet, dans la présupposition infinie de soi qui le constitue, et selon la loi nécessaire d'une telle présupposition, se trouve ou se pose originairement comme autre que soi: soi plus ancien et plus originaire que soi, soi en soi autre que soi pour soi-même, faudrait-il dire en transcrivant à peine Hegel.

Ainsi, le soi se sait comme principiellen1ent autre que soi: telle est la constitution de la {( conscience de soi ", et la logique de cette constitution revient, de manière sin1ultanée et paradoxale, à ouvrir le soi à l'autre et à le lui fermer. En effet, l'altérité de l'autre constitue précisément ce dont la reconnaissance même interdit l'accès, ou bien ce à quoi l'accès ne peut avoir lieu que sous la condition d'une altération radicale, ou plus exactement, d'une aliénation. Une dialectique du même et de l'autre, du même dans l'autre, du même en tant qu'autre, dénoue l'aporie, rnais c'est au prix - qui est le prix de la dialectique en général - de révéler que la puissance du négatif qui retient le soi dans l'autre, la puissance désaliénante et réappropriante de l'aliénation (du) même, se sera toujours présupposée comme puissance dtl soi, ou comlne le Soi en tant que cette puissance même. Le Soi sera resté seul en soi tout en sortant de soi. Ce qui est proprement manqué ou sauté, dans cette fausse sortie, c'est le moment de l'avec.

Ouvert à l'autre et comme autre, le soi est originairement dans la perte de soi. Naissance et mort deviennent les marques d'une provenance et d'une destination dans l'autre: une provenance­destination en tant que perte, deuil mémorial de l'ünn1émorial, et en tant que reconquête, ré appropriation d'une inappropriable aséité dans son irréductible altérité. Cet autre-là n'est pas {( avec ", il n'est plus ou pas encore {( avec ", il est plus proche et plus loin-

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tain que tout être-ensemble. Il n'accon1pagne pas, il traverse et il transgresse l'identité, il la transit. D'une certaine façon, une 1110da­lité générale du trans- (transport, transaction, transcription, trans­fert, transforll1ation, transll1ission, transparence, transsubstantia .. tion, transcendance) côtoie continüll1ent, au titre de l'altérité, la modalité du cum-, qu'elle ne saurait pourtant recouvrir ni re111placer.

En soi et de soi transcendant, le sujet naît à son intimité C" inte­rior inti1110 lneo »), et son inti111ité s'éloigne de lui in statu nas­cendi (" inter feces et urinaln nasci111ur »). « Exister» devient: ne plus" être» Cà soi, en soD, ne déjà-pIus-être et ne-pas-être-encore, ou bien, être-en-manque, voire être-en-dette-d'être. Exister devient s'exiler. Que l'inti111e, l'absolulnent propre, consiste dans l'absolu111ent autre, c'est ce qui altère l'origine en elle-ll1ê111e, dans un rapport à soi" origil1aire111ent endeuillé» 1. L'autre est dans un rapport originaire à la mort, et dans un rapport à la 11101t originaire.

Ainsi apparaît - c'est l'événe111ent chrétien, ce qui ne veut pas dire qu'il ne se soit pas préparé depuis bien avant, ni qu'il ne soit à sa façon contemporain de toute notre tradition - la " solitude ». La solitude est par excellence solitude du soi en tant qu'il se rap­porte à soi, in extremis et in principiis hors de soi, hors du monde, existence ex-istante. La conscience de soi est solitude. L'autre est cette solitude même exposée C0111rne telle: COlnme une conscience-de-soi infiniment retirée en soi, à soi, en soi COlnme à soi.

Alors, le co-existant -l'autre hon1111e, n1ais aussi bien, l'autre créature en général- apparaît C0111111e celui ou comme cela qui est en soi infiniment retiré. Inaccessible à « n10i » pour autant qu'il est retiré au « soi» en général et qu'il l'est en tant que soi-hors­de-soi: il est l'autre en général, l'autre qui a dans l'Autre divin le moment de son identité, lequel est aussi le rnOlnent de l'identité de tous, du cotpus mysticunt universel. L'Autre est le lieu de la communauté con1me c01nmunion, c'est-à-dire d'un être-soi-en­l'autre qui ne serait plus altéré, dont l'altération serait l'identifi-

L Daniel Giovannangeli, La passion de l'origine, Paris, Galilée, 1995, p.133.

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cation. Le mystère de la con1n1union s'annonce, dans ce monde, sous l'espèce du prochain.

Le proxiJne est le corrélat de l'intime: c'est le " plus près ", le " plus proche", c'est-à-dire aussi le " plus-à-peu-près ", le "à-infi­nin1ent -peu-près" de n10i, n1ais pas moi, et pas n10i car retiré en soi au soi en général. La proxi111ité du prochain est la distance infin1e, intirne, mais ainsi infinie, et dont la résolution est dans l'Autre. Le prochain est l'éloigné par excellence - et c'est pour­quoi le rapport à lui se présente 1) con1n1e un Ï111pératif, 2) comn1e l'impératif d'un al11our, et 3) d'un an10ur qui soit " con1n1e l'an10ur de moi-mêrne " 1. L'an10ur de SOi'-l11ême n'est pas ici l'égoïsl11e au sens d'une préférence pour soi sur les autres (ce qui serait contradictoire avec le con1mandement), rnais c'est bien l'égoïsn1e au sens du privilège du soi-n1ên1e, du soi-propre, cornn1e rnodèle dont l'irnitation fournit l'al11our d'autrui. Il faut aimer en l'autre le soi-propre, mais réciproquement, le soi-propre en moi est l'autre que l'ego, son intirnité dérobée.

C'est pourquoi il s'agit d'" amour": cet an10ur n'est pas un mode possible de la relation, il désigne la relation elle-n1êrne au cœur de l'être - voire en lieu et place de l'être 2 -, et cette relation, de l'un à l'autre, donc, comme relation infinie du n1êl11e au même en tant qu'originairement autre que lui-rnên1e. Ainsi, l'" amour" est l'abîme du soi au soi, il est la " dilection" ou le " prendre soin" de ce qui d'origine s'échappe ou se manque: il consiste à prendre soin de ce retrait et dans ce retrait. De là que cet an10ur est" cha­rité " : il est considération de la caritas, du prix ou de la valeur extrême, absolue et donc inestirrlable de l'autre en tant qu'autre,

1. Lévitique, XlX, 18, repris dans Matthieu, XXII, 39, et Épitre de Jacques, II, 8, «agapéseis ton plésion sou ôs seautov", «diliges proxilnum tuum sicut tei­psum" : tu chériras ton prochain comme toi-même - «loi royale", commande­ment qui résume, avec celui d'aimer Dieu, « toute la loi et les prophètes ",

2. Je ne m'arrête pas sur l'intrication de notions dont cet « amour" est le nœud, éros, agapé, caritas, non plus que sur l'intrication judéo-chrétienne de l'amour et de la 10L On sait quel énorme champ d'investigation représente cette forma­tion, qu'on ose à peine dire conceptuelle, et dont c'est peu de dire que toute notre tradition - toute notre pensée de «nous" - aura pivoté sur elle. Décons­truire la christianité - théologique et/ou sentimentale - du «Aimez-vous les uns les autres ", telle est la tâche.

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c'est-à-dire en tant que soi-retiré-en-soi. Cet amour dit le prix infini de ce qui est infininlent retiré: l'incomnlensurabilité de l'autre. Le conlmandement de cet aluour l'énonce, par consé­quent, pour ce qu'il est: l'accès à l'inaccessible. Or il ne suffit pas de discréditer cet amour pour cause d'idéalisnle intenlpé­rant ou d'hypocrisie religieuse. Il s'agit bien plutôt de décons­truire la christianité et la sentinlentalité d'un impératif dont le caractère ouvertement excessif, clairement exorbitant, doit nous alerter - je dirais même: est fait, à l'évidence, pour nous alerter. Il s'agit de se denlander quel est le « sens» (ou le « désir ») d'une pensée ou d'une culture qui se donne un fondement dont l'énoncé dénonce l'inlpossibilité, et de se deluander jusqu'où et comment la «folie» de cet amour exposerait la mesure incom­nlensurable de la constitution nlême du «soi» et de 1'« autre », du «soi» dans 1'« autre ».

Il faudrait alors comprendre comment, dans cette constitution - et ainsi, au cœur et au revers exacts du judéo-christianisme-, la dimension de l'avec apparaît et disparaît tout à la fois. D'une part, la proxÎInité du prochain désigne 1'« auprès» de 1'« avec» (le apud hoc de son étymologie). On peut même ajouter, sans doute, qu'elle cerne et qu'elle détache cet «auprès» pour lui-même, comme une contiguïté et une simultanéité de l'être-près-de en tant que tel, sans autre détermination. C'est-à-dire que le «pro­chain» n'est plus le « proche» de la farnille ou de la tribu, auquel renvoyait peut-être la première acception du précepte biblique ; il n'est pas le proche de la gens ni de la philia ou de la fratrie, il est soustrait à toute cette logique du groupe ou de l'ensemble, à la logique de la corrlillunauté de nature, de sang, de provenance, de principe et d'origine 1. La luesure du « proche» n'est plus don­née, et 1'« auprès de», le «tout près de» est exhibé nu, sans mesure: le côtoiement, la foule, la masse deviennent possibles -et jusqu'à l'entassement du charnier anonyme ou la pulvérisation de la cendre collective. La proxirrlité du prochain, comille pure dis-tance, pure dis-position, peut à la fois contracter et dilater à l'extrênle cette dis-position. Dans l'être-les-uns-avec-les-autres

1. Soustrait, par conséquent, à la logique de la "politique de l'amitié" telle que Derrida s'est proposé de la déconstruire.

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universel, le en de l'en-commun se fait purelnent extensif et distributif.

C'est pourquoi - d'autre part -l'" auprès de " de l'avec, la simul­tanéité de l'écart et du contact, c'est-à-dire la constitution la plus propre du cum-, s'expose COn1lTle indétern1ination, et comme pro­blèrne. Il n'y a pas, dans cette logique, de mesure propre de l'avec: l'autre la lui retire, dans l'alternative ou dans la dialectique de l'incon1mensurable et de l'intimité comn1une. Dans un para­doxe extrême, l'autre s'avère con1me l'autre de l'avec.

On trouve par conséquent, au plus profond de toute notre tra­dition, superposées, entrelacées et contrastées, deux mesures de l'incommensurable: selon l'Autre, et selon l'avec. L'intin1e et le proxime, le Inême et l'autre, désignent en leur renvoi mutuel un "ne pas être avec ", et ainsi un " ne pas être en société ", un Autre du social où le social lui-n1êtne - le commun comn1e être ou comme sujet commun - serait à soi, en soi et pour soi: la n1ên1eté lTlême de l'autre et comme Autre. L'être-avec désigne au contraire l'autre qui ne revient jamais au mène, la pluralité des origines. La juste mesure de l'avec, ou plus exacten1ent, l'avec ou l'être­avec comme juste mesure, comme justesse et comn1e justice, est donc la mesure de la dis-position comme telle: la mesure de l'écart d'une origine à une autre origine.

Dans son analytique du Mitsein, Heidegger ne fait pas encore droit à cette mesure. Entre "l'indifférence d'un simple côtoie­ment" et une authentique "compréhension d'autrui" 1, dont le statut demeure indéterminé aussi longtemps qu'il ne s'agit, ni de la cOlnpréhension négative de l'inappropriabilité de la n10rt d'au­trui, ni de la co-destination d'un peuple, le thème du " distance­ment existential ,,2 renvoie irnrnédiatement à la compétition et à la dOlnination, pour ouvrir sur la domination indistincte du " on". Le "on" n'est pas produit comrne autre chose que comme la conversion nivelante du distancement général de tous envers

1. Être et temps, § 26. 2. Ibid., § 27.

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tous, qui aboutit à la dOlnination de la Inédiocrité, de la n1esure C0111mune et moyenne, COlnmune en tant que 1110yenne, où le " c0111mun-111édiocre » occulte le "C0111mun-avec ,) essentiel. Mais ainsi de111eure non élucidé cOlnment, précisément, l'être-avec est essentiel, comn1e il co-détermine l'essence de l'existence.

Or Heidegger lui-111ê111e écrit que" com111e être-avec, le Dasein " est" essentiellement à-l'égard-d'autrui [ ... ] Dans l'être-avec en tant que à-l'égard-des-autres existential, ceux-ci sont déjà ouverts en leur Dasein 1. » L'avec désigne donc un être-à-l'égard-l'un-de­l'autre tel que chaque un y est et en est" ouvert», c'est-à-dire constitué en tant qu'existant: étant le là, c'est-à-dire l'ouverture, de l'être, étant un "chaque fois» de cette ouverture, de telle manière qu'aucune ouverture n'aurait lieu (aucun être) si l'" ouvert» ne s'ouvrait à l'égard d'un autre" ouvert», l'ouverture elle-n1ême ne consistant en rien d'autre qu'en la co-incidence des ouvertures. Être-le-là n'est pas ouvrir un lieu à l'Être en tant qu'Autre: c'est ouvrir/être ouvert à/par la pluralité des ouvertures singulières.

Ni (( amour ") ni même (( rapp011" en général) et pas non plus juxta-position d'in-différences) (( avec" est donc le régi/ne propre de la pluralité des origines en tant qu'elles s'originent) non pas les unes des autres, ni les unes pour les autres, mais les unes en vue des autres ou à l'égard des autres. Une origine n'est pas ori­gine pour soi, ni pour se retenir en soi (elle n'originerait rien), ni pour surplomber une série dérivée où son être d'origine se per­drait: une origine est autre chose qu'un commencement, elle est à la fois principe et surgissement, et comme telle elle se répète, " création continuée », en chaque point de ce qu'elle origine.

Si le monde n'" a » pas d'origine" hors de lui», si le 1110nde est son origine, ou l'origine "lnêrrle», l'origine du monde est en chaque point du monde. Elle est le « chaque fois » de l'être, et son régime est l'être-avec de chaque fois avec toutes les fois. L'origine est pour et par le singulier pluriel de toutes les origines possibles. "Avec» est la fnesure d'une origine-de-monde comnze telle, ou

1. Ibid., § 26, trad. Martineau modifiée. Umwillen peut être rendu par « pour ", « en vue de ", « en fonction de ", « en faveur de ", « pour l'amour de" (um Gottes Willen O.

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encore, d'une origine-de-sens conlnle telle. Être-avec, c'est faire sens nlutuellenlent, et seulenlent ainsi. Le sens est la nlesure entière de l'incolTInlensurable «avec". L'« avec" est la rnesure entière de l'inconlmensurable sens (de l'être).

12. Corps) langage

La pluralité des origines dissémine essentiellement l'Origine du monde. Le monde surgit partout et à chaque instant, sÏ1111..1ltané­nlent. C'est ainsi qu'il surgit de rien, et qu'il « est créé ", si on veut le dire dans cette langue - rrlais il faudra dès lors l'entendre ainsi: non pas, il est l'effet d'une opération de production particulière, rnais il est, autant qu'il est, en tant que créé, c'est-à-dire surgi, venu, cru (cresco) crea), toujours-déjà surgi de toutes parts, ou plus exactement, lui-lTIêrne le surgissement et la venue du « tou­jours-déjà" et de «toutes parts ". Chaque étant est ainsi d'origine (authentique), chacun est originaire (surgissement du surgisse­ment même) et chacun est original Cinconlparable, indérivable). Tous, cependant, partagent la même originarité et la même ori­ginalité ; ce partage lui-rrlêlne est l'origine.

Ce qu'il partage n'est rien qui soit dans l'ordre d'une substance unique à laquelle chaque étant participerait: ce qui est partagé est aussi bien ce qui partage, ce qui est structurellelnent constitué par le partage, et que nous appelons « la Inatière ". L'ontologie de l'être-avec ne peut être que « matérialiste ", au sens où « matière" ne désigne pas une substance ou un sujet ni un contre-sujet-, mais désigne proprement ce qui de soi est partagé, ce qui n'est que distinct de soi, partes extra partes, originairement impéné­trable à cette pénétration fusionnelle et sublirnante qui serait celle d'un «esprit", point sans dimension et sans partage hors du nl0nde. L'ontologie de l'être-avec est une ontologie des corps, de tous les corps, inaninlés, aninlés, sentants, parlants, pensants, pesants. « Corps" veut dire avant tout, en effet: ce qui est dehors, en tant que dehors, à côté, contre, auprès, avec un (autre) corps,

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au corps à corps, dans la dis-position. Non pas seulement d'un « soi" à un «autre ", rnais d'abord comme soi, de soi à soi: en pierre, en bois, en plastique ou en chair, un corps est le partage et le départ de soi, à soi, l'auprès-de-soi sans lequel « soi" ne serait pas mên1e « à part soi " 1 .

Le langage est l'incorporel (comme le disaient les Stoïciens). Le dire est corporel, en tant que voix audible ou trait visible, mais ce qui est dit est incorporel, c'est tout l'incorporel du monde. Il n'est pas au Inonde ou au-dedans du 1110nde comine un corps: il est dans le monde le dehors du monde. Il est tout le dehors du Inonde: non pas l'irruption d'un Autre qui enlèverait ou qui subli-111erait le 1110nde, qui le transcrirait en autre chose, lnais l'expo­sition du monde-des-corps en tant que tel, c'est-à··dire en tant que singulier pluriel de l'origine. L'incorporel expose les corps selon leur être-Ies-uns-avec-Ies-autres: ni isolés, ni confondus, mais entre eux comme des origines. Le rapport des origines singulières entre elles est le rapport du sens. (Le rapport d'une Origine unique au reste comme originé serait un rapport de sens saturé: non plus un rapport, mais une pure consistance, et non plus un sens, mais S011 bouclage, l'annulation du sens, et la fin de l'origine.)

Le langage est l'exposant de la singularité plurielle. En lui, l'étant tout entier est exposé com111e son sens, c'est-à-dire comme le partage originaire selon lequel l'étant se rapporte à l'étant, cir­culation d'un sens du monde qui n'a ni comn1encement ni fin, qui est le sens du monde en tant que l'être-avec, la simultanéité de toutes les présences qui sont toutes les unes à l'égard des autres, et dont aucune n'est à soi sans être aux autres. C'est aussi pourquoi le dialogue ou le polylogue essentiel du langage est identiquement celui par lequel nous nous parlons et celui par lequel je rne parle à « moi-même ", étant à moi seul une « société» entière - étant en vérité, dans le langage et comme langage, tou­jou'rs simultanément « nous)J et « moi)J, et « moi)J en tant que « nous )J aussi bien que « nous )J en tant que « moi )J. Car je ne me dirais rien, si je n'étais avec moi comme avec de nombreux autres, si cet avec n'était «en" 1110i, à même moi, en même temps que

1. ].-L. Nancy, Corpus, Paris, Anne-Marie Métailié, 1992, p. 32.

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« 1noi ", et plus exacten1ent C01nme l'en-mêJne-temps selon lequel, seulement, je suis.

C'est donc aussi en ce point précis que s'aperçoit au mieux l'essence de la singularité: elle n'est pas l'individualité, elle est, chaque fois, la ponctualité d'un « avec» qui noue une certaine origine de sens, et qui la connecte avec une infinité d'autres ori­gines possibles. Elle est donc à la fois infra- ou intra-individuelle, et trans-individuelle, et toujours les deux ensemble. L'individu est une intersection de singularités, l'exposition discrète - disconti­nue et transitoire - de leur simultanéité.

C'est pourquoi il n'y a pas « le» langage, mais des langues, et des paroles, et des voix, un partage originairen1ent singulier des voix sans lequel il n'y aurait aucune voix. Dans l'exposition incor­porelle des langues, l'étant tout entier passe par l'hon1me 1. Mais cette exposition expose l'homn1e lui-rnên1e hors de l'humain, au sens du n10nde, au sens de l'être comrne être-sens du monde. L'« homme» n'est pas, dans le langage, le sujet du monde, il ne le représente pas, il n'en est pas l'origine ni la fin. Il n'en est pas le sens, ni ne le donne. Il en est l'exposant, mais ce qu'il expose ainsi, ce n'est donc pas lui-mê1ne, l'homme, mais le monde et son propre être-avec-tout-l'étant dans le monde, comme n10nde. C'est pourquoi il est aussi bien l'exposé du sens: en tant que « doué» du langage, l'homlne est tout d'abord essentiellelnent ex-posé dans son être. Il est ex-posé à et comlne ce dehors incorporel du rnonde au cœur du n10nde qui fait que le Inonde « tient» ou « consiste» dans sa propre pluralité singulière.

Il ne suffit pas de dire que « la rose croît sans raison ». Car si la rose était seule, sa croissance sans raison enfermerait en soi, à soi, toute la raison du Inonde. Mais la rose croît sans raison parce qu'elle croît avec le réséda, l'églantine et le chardon - le cristal et l'hippocampe, l'homn1e et ses inventions. Et le tout de l'étant, la nature et l'histoire, ne fait pas un ensen1ble dont la totalité serait

L " Langage, qu'il soit parlé ou tu, la première et la plus vaste humanisation CVennenschung) de l'étant. À ce qu'il paraît. Mais c'est lui précisément la plus originaire déshumanisation CEntmenschung) de l'homme en tant qu'être vivant là-présent et " sujet !, et tout ce qu'on en a fait jusqu'ici. " Heidegger, Beitrage zur Philosophie, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 1989, p. 510.

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ou ne serait pas sans raison. Le tout de l'étant est sa propre raison, il n'en a aucune autre, ce qui ne veut pas dire qu'il est à lui-n1ê111e principe et fin, puisqu'il n'est pas « lui-111ê1ne ». Il est sa propre dis­position en pluralité de singularités. Cet être s'ex-pose donc con1n1e l'entre et con1Ine l'avec des singuliers. Être, entre et avec disent la Inên1e chose: ils disent précisén1ent ce qui ne peut qu'être dit (ce qu'on non1merait, ailleurs, « l'indicible "), ce qui ne peut pas être présenté COlnme un étant parmi les autres, puisque c'est le « parn1i » de tous les étants Cparrni : dedans, au Inilieu de, avec) qui sont tous et chaque fois les uns parrni les autres. Être ne dit rien d'autre, et par conséquent, si le dire dit toujours l'être d'une manière ou d'une autre, en retour l'être n'est exposé que dans l'incorporel du dire.

Ce qui ne signifie pas que l'être « n'est qu'un mot» - mais bien plutôt, que l'être est tout ce qu'est et tout ce que fait un Inot : à savoir, être-avec à tous égards. Car un mot n'est ce qu'il est que parn1i tous les mots, et une parole n'est ce qu'elle est que dans l'« avec" des paroles. Le langage est essentiellement dans l'avec. Toute parole est silnultanéité de deux paroles au moins, celle qui est dite et celle qui est entendue - fût-ce par moi-même -, c'est­à-dire celle qui est re-dite. Dès qu'une parole est dite, elle est re­dite, et le sens ne consiste pas dans une transinission d'un émet­teur à un récepteur, mais dans la simultanéité de deux (au n10ins) origines de sens, celle du dire et celle de sa redite.

Le sens, c'est que ce que je dis ne soit pas simpleinent « dit ", mais pour être dit, en vérité, me revienne redit. Mais en me reve­nant ainsi - de l'autre - cela est aussi devenu une autre origine de sens. Le sens est le passage et le partage d'origine en origine, singulier pluriel. Le sens est l'exhibition du fond sans fond, qui n'est pas un abîme, tnais simpleinent l'avec des choses qui sont, en tant qu'elles sont. Le logos est dialogue, mais le dialogue n'a pas pour fin de se dépasser en « consensus ", il a pour raison de tendre, et de seulernent tendre, lui donnant ton et intensité, le cunz-, l'avec du sens, la pluralité de son surgissen1ent.

Il ne suffit donc pas d'opposer le bavardage à l'authenticité d'une parole pleine de sens. Il faut au contraire discerner dans le bavardage l'entretien de l'être-avec con1n1e tel: c'est en s'« entretenant", au sens de la discussion, qu'il s'« entretient", au

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sens de la persévérance dans l'être. Le parler-avec expose le conatus de l'être-avec, ou mieux, il expose l'être-avec COlnlne conatus, con1me l'effort et le désir de se maintenir en tant qu'" avec», et par conséquent de n1aintenir ce qui, de soi, n'est pas substance stable et per111anente, 111ais partage et passage. Et dans cet entretien de l'être-avec, il faut discerner com111ent le lan­gage, chaque fois, avec chaque signification, des plus hautes aux plus hU111bles - et jusqu'à ces insignifiances" phatiques» (" allô », " salut», " bon ... ») qui n'entretie11nent que l'entretien lui-même-, expose l'avec et s'expose lui-n1ême comme l'avec, s'inscrit et s'ex­crit en lui jusqu'à s'y épuiser, vidé de signification.

"Vidé de signification» : c'est-à-dire, remettant toute significa­tion à la circulation du sens, au transport de l'un à l'autre qui ne fait pas" traduction" au sens de la conservation d'une signification Ct11ême modifiée), mais au sens d'une" trans-duction", d'un éti­rement et d'une tension d'origine-de-sens à origine-de-sens. C'est pourquoi cet épuisement toujours in1111inent de la signification -toujours i111111inent, et toujours in1n1anent all sens lui-mêI11e : sa vérité - prend deux directions contraires: celle du commun bavardage, et celle de l'absolue distinction poétique. EpuiseI11ent par insignifiance" phatique" et par échangeabilité inépuisable, ou épuisement par pure signifiance" apophatique", déclaration ou monstration (" apophansis,,) de la chose même comn1e une parole inéchangeable, inaltérable comme la chose même, n1ais comine la chose en tant que telle. De l'un à l'autre, c'est le même conatus: l'" avec" selon lequel nous nous exposons les uns aux autres, en tant que " uns" et en tant que « autres", exposant le n10nde en tant que monde.

Le langage se constitue et s'articule du « en tant que ". Dire, quoi que ce soit, c'est présenter l'« e11 tant que" de quoi que ce soit. Sous l'angle de la signification, c'est présenter une chose en tant que une autre chose (par exemple, son essence, son principe, son origine ou sa fin, sa valeur, sa signification) - 111ais sous l'angle du sens, et de la vérité, c'est présenter l'« en tant que" comme tel, c'est-à-dire l'extériorité de la chose, son être-devant, son être-avec-toutes-choses (et non pas son être-dans ou son être­ailleurs).

Le « je dis " une fleur» ... " de Mallarrné énonce que le mot dit

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« la fleur» comme « fleur», et comlne rien d'autre, qui n'est « absente de tous bouquets» que parce que son « en tant que» est aussi bien la présence comme telle de chaque fleur en chaque bouquet. Agan1ben écrit: « La pensée qui saisit l'être en tant qu'être rétrograde vers l'étant sans lui ajouter une détermination supplémentaire [..,] : en le saisissant dans son être-tel, dans le pur rnilieu de son en tant que, elle en saisit la parfaite non-latence, la pure extériorité. Elle ne dit plus quelque chose comme "quelque chose JJ n1ais amène à la parole cet en tant que lui­mên1e 1 . » Toute parole arnène à la parole cet « en tant que lui­lnême», c'est-à-dire l'exposition et la disposition mutuelles des singularités du monde (d'un monde de singularités, des mondes singuliers, des singularités-mondes). Le langage est l'élément de l'avec comme tel: l'espace de sa déclaration - et celle-ci, à son tour comme telle, revient à tous et à personne, revient au rnonde et à sa co-existence.

Comme le disait La Bruyère - qui ne fut certainelnent pas le premier à le dire - « Tout est dit, et l'on vient trop tard ... ». Tout est dit, assurén1ent, car tout a toujours été déjà dit, mais tout est à dire, car le tout con1me tel est toujours à nouveau à dire. La mort présente l'interruption d'un dire du tout, et d'une tota­lité de dire: elle présente que le tout-dire est chaque fois un « tout est dit», une complétude discrète et transitoire. C'est pour­quoi la mort n'a pas lieu « pour le sujet» - n1ais seulement sa représentation. Mais c'est aussi pourquoi « ma mort» ne s'en­gouffre pas avec « lnoi » dans la pure disparition. En tant qu'elle est, COlnme le dit Heidegger, la possibilité suprên1e de l'exis­tence, elle expose l'existence en tant que telle. Ainsi, la n10rt a lieu essentiellement COlnn1e langage, et réciproquelnent, le lan­gage dit toujours la mort: il dit toujours l'interruption du sens con1n1e sa vérité. La lnort en tant que telle .- et la naissance en tant que telle - a lieu comn1e langage: elle a lieu dans et par

1. La colnmunauté qui vient, trad. française Marilène Raiola, Paris, Le Seuil, 1990, p. 109-110.

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l'être-Ies-uns-avec-Ies-autres. Elle est la signature rnêlne de 1'« avec»: le mort est celui qui n'est plus «avec», et qui, simul­tanélnent, prend place à l'exacte Inesure, à la juste mesure, de l'incommensurable «avec». La mort est 1'« en tant que» sans qualité ni con1plément: l'incorporel COlnme tel, et donc l'ex­position du corps. On naît, on meurt, non pas en tant que celui-ci ou celle-là, mais en tant qu'un « en tant que tel», abso­lument, c'est-à-dire en tant qu'une origine-de-sens, absolue et absolun1ent retranchée, comme il se doit (immortelle, par conséquent) .

Il s'en suit qu'on ne naît ni ne meurt jamais seul, ou plutôt, que la solitude de la naissance/mort - cette solitude qui n'en est même plus une - est l'exact revers de son partage. S'il est vrai, comme le dit encore Heidegger, que je ne puis n10urir à la place de l'autre, il n'en est pas n10ins vrai, et de la même vérité, que l'autre meurt en tant qu'il est avec moi, et que nous naissons et mourons les uns aux autres, nous exposant les uns aux autres et chaque fois l'inexposable singularité de l'origine. Nous disons en français « mourir à » - au monde, à la vie -, aussi bien que « naître à ». La mort est à la vie - ce qui est autre chose que d'être la négativité par où la vie passerait pour ressusciter. Très précisément: la mort comrrle négativité féconde est celle d'un unique sujet (individuel ou générique). La mort à la vie, l'ex-position en tant que telle (l'ex-posé cornme ex-posé = ce qui tourne vers le monde, dans le monde, le nihil même de sa « création ») ne peut qu'être avec, singulière plurielle.

En ce sens, le langage est proprement ce que Bataille nomme «la pratique de la joie devant la mort ». Aucun détournement, aucun arrangement avec l'insupportable de. la mort. En un sens, le tragique même. Mais la joie cornme le dénuement de sens qui dénude l'origine: le singulier pluriel comme tel. L'avec en tant que tel, c'est-à-dire aussi bien l'être-tel en tant que tel: parfaite­ment et simplernent - immortellement - égal à lui-n1ên1e et à tout autre, égal à lui-même parce que et comnze il est égal à tout autre, essentiellement donc avec tout autre dans cette égalité. «Sort commun», comme on dit: nous n'avons en comn1un que de nous le dire (je n'ai en commun avec moi-lnême que de me le dire), nous échangeons et nous n'échangeons pas, nous in-échangeons

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cette extrénlité du dire en toutes les paroles, conlme la parole même. Le langage expose la mort: il ne la nie ni le l'affirnle, il la porte au langage, et elle n'est que cela, ce qui est essentielle­nlent porté au langage - et ce qui y porte.

« La l'nort parle en nloi. Ma parole est l'avertissement que la Inort est, en ce monlent nlême, lâchée dans le nlonde, qu'entre moi qui parle et l'être que j'interpelle elle a brusquement surgi: elle est entre nous comme la distance qui nous sépare, nlais cette distance est aussi ce qui nous enlpêche d'être séparés, car elle est la condition de toute entente 1 . » La « littérature» est ainsi le lan­gage en tension de naissance et de Inort parce qu'il est, et comnle il est, en tension d'adresse, d'entente et d'entretien - et comnle il l'est en tant que récit, en tant que discours ou en tant que chant (qui fornlent, à leur tour, la dis-position du langage lui-même: son extériorité à/en lui-nlêrne, son partage, non seulenlent des langues, mais encore des voix, des genres ou des tons, partage nlultiple sans lequel il n'y aurait pas d'« en tant que» en général). « Littérature» veut dire: l'être-en-comnlun de ce qui est sans COlnmune origine, Inais originairenlent en-COlnmun, ou avec.

C'est pourquoi, si le rapport à la nlort propre consiste, selon Heidegger, à « assumer de soi-lnême son être le plus propre » 2 ,

cette assomption n'implique pourtant pas, contrairement à l'as­sertion du mênle Heidegger, que « cesse la pertinence de tout être--avec » 3 . Si l'être-avec est bien co-essentiel à l'être tout court, ou plutôt dans l'être lui-nlême, alors la possibilité la plus propre est co-essentiellenlent une possibilité de l'avec et COlnme avec. Ma rnort est une co-possibilité « la plus propre» de la possibilité propre des autres existants. Elle est, elle « sera» ma nlort dans leur parole disant « il est nlort » : ainsi, elle n'est, elle ne sera, nulle part ailleurs. Elle est « nla» possibilité en tant qu'en elle se retire la possibilité du « Inien » : c'est-à-dire en tant que cette « mienneté »

1. Maurice Blanchot, "La littérature et le droit à la mort», La part du feu, Paris, Gallimard, 1949. Mais c'est toute l'œuvre de Blanchot qui ne cesse pas de parler de cette parole de la mort, c'est-à-dire de la " naissance unique" du lan­gage de l'œuvre où l'œuvre se dés-œuvre (" L'œuvre et la communication", L'es­pace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 277).

2. Sein und Zeit, Max Niemeyer, Tübingen, 1972, § 53, p. 263. 3. Ibid., p. 263.

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y est ren1ise au singulier pluriel de la n1ienneté-toujours-autre. Dans «il est n101't», c'est bien de l'être qu'il est question - et con1me l'être-avec.

« La n10rt» n'est donc pas la négativité, et le langage ne connaît ni ne pratique la négativité (sinon logique). La négativité est l'opé­ration qui veut déposer l'être pour le faire être: le sacrifice, le manque-objet du désir, l'éclipse de la conscience, l'aliénation -et par conséquent, jamais la 1nort, pas plus que la naissance, 1nais seulen1ent l'asson1ption d'une supposition infinie: l'être est infi­nÎ1nent pré-supposé à lui-n1ên1e, et son processus est la réappro­priation de cette présupposition, toujours en-deçà et toujours au­delà d'elle-1nê1ne, et pour cela, négativité au travail. Mais il en va tout autren1ent si l'être est dis-position, singulière plurielle. L'écar­ten1ent de la dis-position est rien: ce « rien» n'est le négatif de rien. Il est l'incorporel par quoi, selon quoi, les corps sont les uns avec les autres, les uns auprès des autres, côte à côte, au contact et (donc) à l'écart les uns des autres. Ce rien est res ipsa, la chose n1ême : la chose en tant que l'être-mêtne, c'est-à-dire l'être-tel de tout étant, l'exposition 111utuelle des étants qui n'existent que de et dans cette exposition. Tel est un détnonstratif : l'être-tel est l'es­sence démonstrative de l'être: l'étant qui se n10ntre à l'étant et au n1ilieu de l'étant.

Au reste, qu'elles le veuillent ou non, toutes les pensées de la négativité mènent au n1ême point (elles y passent au moins, mên1e si elles refusent de s'y arrêter) : à ce point où le négatif lui-n1ên1e, pour être le négatif (pour être nihil negativunl, et non seulen1ent nihil privativunl) , doit se soustraire à sa propre opé­ration, et être affirn1é pour lui-même, sans reste - ou bien au contraire, affirn1é comine le reste absolu, que rien n'enchaîne dans une concaténation de procès ou d'opération (c'est le point critique, suspendu, inopérant, au cœur de la dialectique). L'au­toprésupposition s'interron1pt, il y a syncope du processus, et de sa pensée: syncope et conversion instantanée de la supposition en dis-position. La dis-position est la même chose que la sup­position; en un sens, elle est l'antécédence absolue, et 1'« avec »

est toujours déjà donné. Mais elle n'est pas « posée dessous », elle ne préexiste pas aux positions, elle est leur simultanéité.

Le non-être de l'être - son sens - c'est sa dis-position. Le

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nihil negativuln, c'est le quid positivum en tant que singulier pluriel: c'est-à-dire, en tant qu'aucun quid, aucun étant, n'est posé sans avec. Il est sans (à l'écart) dans l'exacte mesure où il est avec: montré et démontré dans l'être-avec, preuve de l'existence.

Aussi le mal n'est-il jamais dans rien d'autre que dans une opé­ration qui comble l'avec. On peut combler l'avec en le remplissant ou en le vidant: on peut l'assigner à un fond de plénitude et de continuité, ou bien à un abîn1e d'intransitivité. Dans le premier cas, le singulier devient un particulier dans une totalité - et il n'est plus ni singulier, ni pluriel; dans le second cas, le singulier n'existe qu'à part soi, et donc comme totalité - et il n'est pas, non plus, ni singulier, ni pluriel. Dans les deux cas, le meurtre est à l'horizon, c'est-à-dire: la mort con1me négativité opératoire de l'Un, la mort comine œuvre de l'Un-Tout ou de l'Un-Moi. C'est bien pourquoi la mort est le contraire du meurtre: elle est 1'« avec» inopérant, mais existant (et le meurtre manque la mort, inévitablement) .

L'« avec » n'est ni fond, ni sans-fond. Il est _. rien qu'être-avec, l'avec incorporel de l'être-corps en tant que tel. Avant d'être parole, langue, verbalité et signification, le « langage» est cela: l'extension et la simultanéité de 1'« avec» en tant qu'il est la plus propre puissance d'un corps, sa propriété de toucher à un autre corps (ou de se toucher), qui n'est rien d'autre que sa dé-finition de corps. Il se finit - cesse et s'accomplit, d'un même geste - là où il est-avec.

« Parler avec ", en ce sens, plutôt que parler-à ou que se-parler, plutôt que « dire» (déclarer, nommer) et que proférer (porter au­devant, au jour du sens), « parler avec" comme l'entretien et le conatus d'un être-exposé qui n'expose aucun secret, sinon son exposition même. « Parler avec" comme on dit « coucher avec ", « sortir avec» (co-ire) ou « vivre avec" : un (eu)phémisme pour (ne pas) dire rien de moins que ce que le « vouloir-dire" veut dire de toutes façons, c'est-à-dire l'être même en tant que communica­tion, et la pensée comme elle s'e dit : co-agitatio de l'être. Le « lan­gage" n'est pas un instrument de cOlnmunication, et la commu­nication n'est pas un instrument pour l'être: mais précisément, la communication est l'être, et l'être, par conséquent, n'est que l'in-

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corporel en quoi les corps s'annoncent les uns aux autres en tant que tels.

13. Analytique co-existentiale

L'analytique existentiale de Être et temps est l'entreprise dont toute la pensée ultérieure reste tributaire, qu'il s'agisse de la pensée de Heidegger lui-même ou de nos pensées, quelles qu'elles soient et dans quelque rapport de conflit ou de dépas­sement qu'elles se veuillent avec Heidegger lui-lnême. Cette affIrn1ation l n'est en rien une profession d'" heideggerianisme », elle échappe complèten1ent aux pauvres assignations d'" écoles». Elle ne signifie pas non plus que cette analytique est définitive, mais qu'elle aura enregistré, telle qu'elle est, la secousse sismique d'une rupture décisive dans la constitution ou dans la considération du sens (analogue, par exemple, à celles du "cogito» ou de la "Critique»). C'est bien pourquoi, du reste, elle n'est pas achevée, et son ébranlement se propage jusqu'à nous.

Or l'analytique du Mitsein y reste esquissée, et subor­donnée, alors même que le trait du Mitsein est donné comrne co-essentiel au Dasein. Par là, sans doute, l'analytique exis­tentiale tout entière recèle le principe d'une fermeture à sa propre ouverture. Il faut donc ré ouvrir , et forcer un passage dont l'obstruction, sans aucun doute, déterminait le rem­plissement et le repliement de l'être-avec par le "peuple» et par son "destin». Cela ne veut pas dire qu'il faut "achever» une analyse seulement esquissée, ni donner au Mitsein une place "principielle» qui lui reviendrait. Sans doute l'être-avec échappe-t-il "par principe» et à l'achèvement et à la position

1. Dont il serait facile, mais fastidieux, de fournir des preuves surabon­dantes.

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principielle. IVIais il faut repasser sur le trait de l'esquisse, et l'appuyer jusqu'à faire apparaître que la co-essentialité de l'être-avec n'engage rien de n10ins qu'une co-originarité du sens - et que "le sens de l'être» ne serait pas ce qu'il est, c'est-à­dire, ni "sens», ni, surtout, sa propre "pré-cornpréhension» con1n1e constitution de l'existence, s'il n'était pas donné COl1une avec.

Il n'y a de " sens» qu'en raison d'un" soi », en quelque manière (forn1ule subjective de l'idéalité du sens: il a lieu pour et par un " soi »). Mais il n'y a de "soi» qu'en raison d'un" avec», qui, en vérité, le structure: tel devrait être l'axiome d'une analytique désormais co-existentiale.

" Soi» n'est pas un rapport d'un" moi» à " soi-même» 1. "Soi» est plus originaire que" moi» et que" toi ». " Soi " n'est rien d'autre, tout d'abord, que l'" en tant que tel» de l'être en général. L'être n'est rien que son propre" en tant qu'être». L'" en tant que" ne lui survient pas, ne s'ajoute pas à lui ni ne le redouble: il l'est constitutivement. L'être est donc aussitôt, imn1édiaten1ent, n1édia­tisé de soi, soi-même médiation: médiation sans instrument, et donc, non dialectique: dia-Iectique sans dialectique. Négativité sans emploi, rien de l'avec et rien en tant qu'avec. Avec en tant qu'avec: rien que l'exposition de l'être-en-tant-que-tel, chaque fois singulièren1ent tel et donc toujours pluriellen1ent tels.

Antérieur à "n10i" et à "toi», le "soi» est comme un "nous" qui ne serait ni sujet collectif, ni" intersubjectivité », mais la n1édia­tion immédiate de l'être en " soi ", la pliure plurielle de l'origine.

(La médiation serait-elle elle-tuême l'" avec» ? Certainen1ent elle l'est. "Avec» est la penuutation de ce qui reste à sa place, chaque un et chaque fois. "Avec» est la pern1utation sans Autre. Autre est toujours le Médiateur: son prototype est le Christ. Il s'agit au contraire ici de la rnédiation sans n1édiateur, c'est-à-dire sans

1. Je suis ici les indications des Beitrage, op. cit., p.319 et suiv., pour reprendre ensuite un ensemble d'indications connues de Sein und Zeit afin d'en suggérer une recomposition dans laquelle le Mitsein serait effectivement co'· essentiel et originaire. Il faut réécrire Sein und Zeit: ce n'est pas une prétention ridicule, et ce n'est pas «la mienne H, c'est la nécessité des œuvres majeures, en tant qu'elles sont nôtres. À cette nécessité appartient aussi, on le devine sans peine, l'enjeu d'une réécriture politique.

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" puissance du négatif», et donc sans la force insigne de retenir en soi sa propre contradiction, qui définit et qui plo111be le Sujet. La n1édiation sans lnédiateur ne 111édiatise rien: elle est 111i-lieu, lieu de partage et de passage, c'est-à-dire lieu tout court et abso­lument. Non pas le Christ, rnais seule111ent un tel lni-lieu : et ce ne serait plus la croix, lnais seulement le croise111ent, l'intersection et l'écartelnent, l'étoilement à la di-Inension 111ên1e du 1110nde. Ce serait le cornble et l'abîn1e d'une déconstruction du christianisn1e : la dis-location de l'Occident.)

" Soi» définit l'élélnent dans lequel" moi " et " toi» et " nous », et " vous» et " ils », peuvent avoir lieu. " Soi» détennine l'en-tant-que de l'être: s'il est, il est en tant qu'il est. Il est" à soi» antérieure-111ent à aucune" égoïté », à aucune" propriété» présentable. Il est l'" en tant que» de tout ce qui est. Ce n'est pas une propriété présentable, puisque c'est la présentation Inê111e. La présentation n'est pas une propriété, ni un état, 111ais l'événe111ent, la venue de quelque chose: de sa venue au monde, n1ais le "1110nde» lui-111êlne est le géométral ou l'exposant de toutes les venues.

Dans sa venue, l'existant s'approprie: il n'est pas approprié par, ni à, un " soi» (qui ne saurait lui préexister sans retirer et neutra­liser en soi la venue). Ce qui naît a son" soi» devant soi: il l'a là (c'est ce que veut dire" Dasein » chez Heidegger). Là, c'est-à-dire, là-bas - à distance d'espace-temps (c'est le corps, le rnonde des corps, le corps-monde). Son appropriation est transport et trans­propriation dans cet écartement du là : tel est l'événement-appro­priant (" Ereignis »). Mais cette dénomination signifie, non pas qu'il y a un événement où/d'où le "soi propre» surgirait, COlTl111e un diable de sa boîte, n1ais que la venue est en elle-n1ên1e et par elle-n1êrne, COlnme telle, appropriante. (Différant, par consé­quent, en elle-n1ême la propriété qu'elle ouvre.) C'est pourquoi " soi» ne (se) pré-existe pas. " Soi» = l'ex-istant en tant que tel.

Ainsi, dans la n1esure où " soi» l'" ipséité» - veut dire" à soi », rapport à soi, retour en soi, présence à soi cornme au "même» (à la mên1eté de l'" en tant que tel »), l'ipséité advient, c'est-à-dire s'advient, cornme venue, et la venue est pré-venance, ce qui n'est pas préexistence, ni providence, mais au contraire sur-venance, surprise et remise au "venir» comme tel, à l'à venir. "Soi» n'est ni donné passé, ni donné futur: il est le présent de la venue, le

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présent présentant, le venant-à-être et ainsi venant à l'être. Là où il vient, c'est donc non pas" en soi" con11ne à l'intérieur d'un domaine disposé, c'est" auprès-de-soi " 1. Auprès de soi: dans l'écarten1ent de la dis-position, dans l'élément général de la proxi­mité et de l'éloignen1ent, qui ne se mesurent à rien puisque rien n'est donné COInn1e un point fixe d'ipséité (avant, après, hors du monde), et qui se mesurent donc à la dis-position elle-n1ên1e.

D'emblée, même considérée sous l'espèce d'un" soi" unique et solitaire, la structure du "Soi» est structure d'" avec ". Le soli-· psisme, si on veut employer cette catégorie, est singulier pluriel. Chacun est auprès-de-soi en tant que et parce que auprès-des­autres. « Nous" sommes donc d'abord les uns avec les autres: non pas corrlme des points rassemblés, ni con1me un ensemble réparti, n1ais comme un être-Ies-uns-avec-Ies-autres. L'être-avec est exac­ten1ent ceci: que l'être, ou plutôt que être ne se rassemble pas comlne la résultante commune des étants, ni ne se répartit comIne leur substance commune. Être n'est rien de con1mun, mais rien en tant que l'écartement où se dis-pose et se mesure l'en­commun, c'est-à-dire l'avec, l'auprès-de-soi de être COlnme tel, être de part en part transi de sa propre transitivité : être étant tous les étants, non pas comme leur « soi" individuel et/ou commun, mais comme la proximité qui les écarte.

Les étants se touchent: sont au con-tact les uns des autres, se disposent et se distinguent ainsi. L'étant qu'on voudrait iInaginer non distingué, non dis-posé, serait en effet indistinct, et indispo­nible: une absolue vacance d'être. C'est bien pourquoi l'instance ou le registre ontologique est nécessaire. (( Être)) n'est pas le nom de la consistance, c'est le verbe de la disposition. Rien ne consiste, ni « matière ", ni « sujet ". "Matière» et « sujet» ne sont en fait, on le comprend, que les deux noms corrélatifs l'un à l'autre qui indiquent sur le mode de la consistance l'espacen1ent originaire de la dis-position ontologique générale.

« Être-le-là» (Dasein), c'est donc être selon cette valeur verbale

1. " Bei sich» : on devrait reprendre, depuis Hegel au moins, le côtoiement constant, l'intrication et l'écartement mutuels, dans la structure fondamentale du " soi", de l'" en soi", du "auprès de soi" et du "à même soi". Le "pour soi ", lorsqu'il adviènt et s'il advient, n'en est que la résultante.

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transitive de la dis-position: être-le-là, c'est dis-poser l'être lui­rnême, C0111n1e écartement/proxirnité, c'est « taire" ou « laisser" être la venue de tout avec tout COl1une telle. Dasein (l'homme con1111e exposant de l'être) expose ainsi l'être en tant qu'être.

Quelqu'un entre dans une pièce; avant d'être le sujet éven­tuel d'une représentation de cette pièce, il se dispose lui-même en elle et à elle, et selon qu'il la traverse, l'habite, la visite, etc., il en expose la disposition - la corrélation, la cOl11binaison, le contact, la distance, le rapport de tout ce qui est (dans) la pièce, donc de la pièce elle-même. Il expose la si111ultanéité, dont il est lui-même à l'instant partie prenante et où il s'expose autant qu'il l'expose et qu'il y est exposé. Il s'expose: c'est ainsi qu'il est « soi", c'est-à-dire qu'il l'est - ou qu'il le devient­autant de fois et chaque fois qu'il entre dans la disposition. Ce « à chaque fois" n'est pas le renouvellel11ent des expériences ou des occurrences d'un mê111e sujet: pour autant que « je" suis « le rnême", encore faut-il toujours une autre fois où je 111e dis­pose selon cette « mêmeté". Ce qui Î1nplique à son tour qu'une autre fois en général, c'est-à-dire que d'autres fois, indéfiniment, soient non seulement possibles, mais réelles: le « chaque" de « chaque fois" - l'avoir-lieu du là et cornme là - s'implique, non pas d'abord comme succession de l'identique, mais comme sin1ultanéité du différent. La pièce est en même temps la pièce où je suis, 111ême seul, auprès de - à côté de, le long de­toutes ses autres dispositions (occupations, traversées, etc.). 011 n'est pas dans la disposition sans être avec la disposition-·autre, qui est l'essence n1ême de la dis-position. Les « fois" sont dis­continues, mais dans cette discontinuité, elles sont leur être­avec-Ies-unes-Ies-autres. « À chaque fois" est la structure singu­lière-plurielle de la disposition. « À chaque fois mien" signifie donc tout d'abord « à chaque fois sien", c'est-à-dire « à chaque fois avec,,: la « mierzneté» n'est elle-même qu'une possibilité occurrente dans la réalité con-currente de l'être-à-chaque-fois­avec.

Mais le monde n'est pas une pièce dans laquelle on pourrait entrer, et on ne peut pas non plus cornrne11cer par la fiction d'un seul quelqu'un qui se trouverait au monde: dans l'un et l'autre cas, on détruirait le concept n1ême du monde. Ce concept est

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celui de l'être-avec en tant qu'originaire. C'est-à-dire, en tant que sens, si le sens (de l'être) est la dis-position C0111111e telle: la struc­ture d'avec qui est celle du là. L'être-avec ne s'ajoute pas à l'être­là : Inais être là, c'est être avec, et être avec, c'est faire sens sans plus, sans subsomption de ce sens sous une autre vérité que celle de l'avec.

Dans l'être-avec et en tant qu'être-avec, nous avons toujours­déjà cornmencé à con1prendre le sens, à comprendre nous et le monde en tant que sens. Et cette c0111préhension est toujours-déjà achevée, pleine, entière et infinie. Nous nous cOlnprenons infi­ni111ent, nous et le n10nde, et rien d'autre.

"Avec» n'est ni médiat, ni immédiat. Le sens que nous compre­nons, tel que nous le comprenons, n'est pas le produit d'une négation de l'être destinée à nous le re-présenter com111e sens, et ce n'est pas non plus la pure et simple affirrnation extatique de sa présence. ({ Avec» ne va pas du rnême à l'autre, ni du même au même, ni de l'autre à l'autre. D'une certaine façon, " avec» ne ({ va » pas, ne fait pas processus. Mais c'est le côtoiement, le frô­lement ou le croisernent, l'à-peu-près de la proximité éloignée.

C'est un côtoien1ent hagard, égaré, tant que nous cherchons à l'évaluer (comme si, sur un 111arché ou dans une gare, ou dans un cimetière, 110US de111andions quels sont le sens et la valeur de ces centaines de personnes, de leur agitation et de leur inertie). Mais le sens de l'" avec» - ou l'" avec» du sens - ne peut être évalué que dans et par l'" avec» lui-rnê111e, dans une expérience que rien ne peut soustraire à elle-même, à sa singularité plurielle.

Nous comprenons, en nous comprenant, qu'il n'y a rien à c0111prendre - 111ais cela veut dire de manière précise: qu'il n'y a pas d'appropriation de sens, parce que le "sens» est le partage de l'être. Il n'y a pas d'appropriation, donc il n'y a pas de sens. Cela Inême est notre compréhension. Ce n'est pas une opération dialectique (selon laquelle" c0111prendre rien» serait" cOlnprendre tout »), ce n'est pas non plus une n1ise en abyme (comprendre le rien de la c0111préhension même), ni une réflexivité (comprendre, pour toute c0111préhension, que nous nous c0111prenons) rnais

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c'est tout cela ensen1ble rejoué autren1ent : en tant qu'ethos et que praxis.

Pour le dire en tennes kantiens, si la raison pure est par elle­même pratique (et non pas par référence et révérence à quelque nonne transcendante), c'est parce qu'elle est, d'essence, "raison con1n1une» : ce qui veut dire, l'" avec» cornrne raison, con1n1e fon­den1ent. Il n'y a de différence entre l'éthique et l'ontologique: l'" éthique » expose ce que l'" ontologie» dispose.

Notre cOlTlpréhension (du sens de l'être) est une con1préhen­sion que et parce que - d'un rnên1e trait - nous la partageons entre nous: entre nous tous, simultanén1ent, tous, Inorts et vivants et tous les étants.