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Alain Badiou Platon

Apr 04, 2018

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  • 7/30/2019 Alain Badiou Platon

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    Pour aujourdhui :Platon !Alain Badiou

    Sminaire dAlain Badiou (2007-2008)[notes de Daniel Fischer]

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    Jai propos ces trois dernires annes une doctrine du tempsprsent, dfini comme dsorientation dans la pense. Soit ce quidvalue lexistence, en ne la rapportant qu des maximesdintrt dont la consquence est la ruine de lIde.

    Il a donc fallu aussi bien revenir, partir des catgories mises enjeu dans Logiques des mondes, sur la distinction de ltre et delexistence, comme sur lmergence vnementielle des vrits,

    leur labeur subjectif et leur ternit singulire.Jai galement avanc les prmisses dune morale provisoirepour temps dsorient. Rappelons trois principes de cette morale :

    1. Gouverne-toi, non selon ce qui existe, mais selon ce qui in-existe.

    2. Tire les consquences de cette existence dont, en laffirmant,tu as orient ta pense.

    3. Tiens un point-de-vrit sans considrer un seul instantlopinion dominante, mais au contraire en tant quil y faitexception.

    Je voudrais cette anne dployer les rfrences philosophiquessous-jacentes ce que ce nouveau rgime daffirmation et

    dorientation nous impose de penser, pour ne cder ni la fatuitdmocratico-militaire de lOccident, ni aux variantes dunihilisme, terroristes ou consumristes lesquelles sontfinalement identiques, ne ralisant quune bute subjective sur lecadavre des Dieux.

    Notre guide sera Platon. Cest de lui en effet que nous avonsprioritairement besoin aujourdhui, pour une raison prcise : il a

    donn lenvoi la conviction que nous gouverner dans le mondesuppose que quelque accs labsolu nous soit ouvert, non

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    parce quun Dieu vrace nous surplombe (Descartes), ni parceque nous sommes nous-mmes les agents du devenir-sujet de cetAbsolu (Hegel comme Heidegger), mais parce que le sensiblequi nous tisse participe, au-del de la corporit individuelle etde la rhtorique collective, de la construction des vritsternelles.

    Ce motif de la participation, dont on sait quil fait nigme, nousle reprendrons de telle sorte quil nous permette daller au-deldes contraintes de ce que jai nomm le matrialismedmocratique . Soit laffirmation quil nexiste que desindividus et des communauts, avec, entre elles, la ngociation

    de quelques contrats, dont tout ce que nos modernes chiens degarde prtendent nous faire esprer est quils puissent trequitables. Cette quit noffre en ralit au philosophe quelintrt de constater quelle ne se ralise que comme intolrableinjustice. Aussi bien faut-il soutenir quoutre les corps et leslangages, il y a des vrits ternelles, et que corps et langagespeuvent participer dans le temps llaboration combattante decette ternit. Ce que Platon na cess de tenter de faire entendre

    aux sourds, raison pour laquelle nous nous tournerons vers lui.

    24 OCTOBRE 2007Pour aujourdhui : Platon !

    Que faut-il entendre dans le titre que je donne au sminaire decette anne ? Il y a ici plusieurs motifs imbriqus.

    1) Le premier est le charme indubitable dune rfrence aussi

    clairement archaque. Sil est vrai que Platon est n en 427 avantJC, cela fait quand mme 2434 ans qui nous en sparent, ce quifait un laps de temps ct duquel la longueur des mandatsprsidentiels (quils soient de cinq ou sept ans) a quelque chosede drisoire. Plus srieusement : je pense que la matrise de latemporalit est un point essentiel de libert. A une poquecomme la ntre, marque par une circulation acclre ducapital, des marchandises et de la communication, il existe une

    oppression particulire portant sur le temps qui se traduit par

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    une norme spciale de rapidit laquelle le sujet est contraint dese plier. Je parlerai volontiers ici de vitesse structurale, biendiffrente de la promptitude dcider comme capacitncessaire au sujet expos lvnement. A cette rapiditimpose, la maxime quil faut aujourdhui opposer cest : soyons lents ! . Maxime qui, rappelons-le, a dj texplicitement mise en avant au cours de certaines luttesouvrires des annes 1970. Ralentir, interrompre la vitesse deproduction impose, travailler son propre rythme .Revenir Platon, cest en dfinitive faire un pas de ctsignificatif, en particulier vis--vis de ceux qui prtendentquune formation valable pourrait reposer sur ce qui a t pens

    dans chaque domaine au cours des dix dernires annes (il fautbien admettre, quen philosophie, suivre ce conseil on perdraitbeaucoup).

    2) Pour aujourdhui , car cest dune convocation de Platondans notre prsent quil va sagir ici (et non dun expossystmatique de la pense de Platon ). Je vous avais ditlanne dernire que toute thique vritable se devait de tenir un

    point en rappelant que jentends par point la condensation dela situation en un lieu o simpose un choix effectif. Or, il nousest quotidiennement signifi que la situation prcisment necomporte pas de point ; autrement dit quil ny a pas de choixpossible. Un point, je soutiens par ailleurs quil a quelque chosedabsolu : ce qui signifie que le choix est inconditionnel, que,dans lthique vritable, le point je le tiens quoi quil mencote. Vous avez donc ici une tension entre le point comme

    quelque chose de tout fait local et singulier et le caractrenanmoins absolu de ce point. Je dirai, en rsum, quunethique vritable aujourdhui, i.e. dans un monde rebelle auchoix, consiste faire le point sur labsolu. Et ce selon les deuxsens que lon peut donner cette expression : prononcer quelabsolu est l, quil est, comme laurait dit Hegel, auprs denous ; adosser le choix radical, le choix au sens deKierkegaard, sur labsolu. Je soutiens que cela, faire le point sur

    labsolu, relve typiquement de la recherche platonicienne (aurebours de la position dogmatique quon lui impute

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    gnralement). Il est en effet typiquement platonicien de dire :arrtons la circulation gnrale des opinions en un point, ce quiva nous permettre de cartographier diffremment la situationafin davoir une chance de reprer la possibilit dun choix. Nepas oublier que si Platon peut tre un guide pour nos tempsdsorients, cest que lui-mme a expriment la dsorientation(jy reviendrai).

    3) Le 20me sicle est termin. Or, ce sicle a t le sicle delantiplatonisme (et mme des antiplatonismes). Sil est termin,cest peut-tre quil y a une csure de lantiplatonisme, cestpeut-tre que Platon se r-ouvre une nouvelle chance historique

    ? Je discerne au moins 6 formes de lantiplatonisme du 20mesicle : la vitaliste, lanalytique, la marxiste, lexistentialiste, laheideggrienne, et enfin celle de la philosophie politiqueordinaire.

    a) lantiplatonisme vitaliste

    Il faut le chercher chez Nietzsche, Bergson ou Deleuze. Ce quiest par eux imput Platon, cest une hostilit au devenir, Platontant prsent comme celui qui a pos le primat de limmobile(do sa filiation relle avec Parmnide malgr les fallacieusesannonces de parricide faites par Platon son encontre). Ledevenir, pour Platon, serait en ce cas le stigmate du semblant,alors que, selon les vitalistes, le devenir concide avec le rellui-mme, cest dans le devenir que se donne lessencesingulire de la vie. Do que Platon a install la philosophie duct de la mort. Platon est morbide, il faut gurir de lamaladie-Platon (Nietzsche), se dbarrasser de linfluence decelui qui a t le premier prtre , soit le premier de ceux quiont organis la vie contre elle-mme.

    b) lantiplatonisme analytique

    Cest celui de la philosophie analytique (Russell, le deuximeWittgenstein, Carnap, ). Le grief fait Platon est diffrent :

    cest celui dtre responsable de lide selon laquelle il existe,de faon spare, des objets idaux dont lintuition intellectuelle

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    serait possible. La question controverse est ici celle du statutdes objets mathmatiques. La supposition dune existencespare et suprasensible des idalits mathmatiques, dundomaine prexistant et autonome de la donation objective, est defait appele platonisme par les empiristes anglo-saxons, quifont valoir, contre cette supposition, que les objetsmathmatiques sont construits, quil sagit de conventionsorganises par des syntaxes logiques (cf. Court traitdontologie transitoire chap. La mathmatique est une pense). Cette thse est dailleurs aussi attribue Platon par Aristote,qui joue dj le rle qui sera le sien dans lhistoire de laphilosophie, celui du tratre dopra, le rle de celui qui a trahi

    son matre[1] (selon Aristote, il est manifestement impossibleque les Choses mathmatiques aient une existence spare destres sensibles ; si ctait le cas, il devrait y en avoir uneintuition intelligible originaire, que rien natteste ce sera aussila position de Kant) - Sur le caractre inexact de cetteidentification : voir toujours dans le Court trait : platonismeet ontologie mathmatique .

    c) lantiplatonisme marxiste

    Ce que les marxistes ont imput Platon cest davoir t parexcellence le philosophe idaliste une poque o dautres(Dmocrite, ainsi que ceux que lon a appel les premiersmatrialistes ) frayaient dautres voies. Platon a t lechampion de la discontinuit, le chantre de la sparation desmondes sensible et intelligible, ce qui, en fin de compte,

    correspondait, dans lidologie , la sparation relle entre la classe des travailleurs et des esclaves et celle des oisifs.A la rubrique Platon du dictionnaire de lURSS, on trouvait : idologue de la classe des propritaires desclaves . Aristotetait trait avec beaucoup plus de bienveillance.

    d) lantiplatonisme existentialiste

    Ce qui est imput Platon par les existentialistes (Kierkegaard,

    Sartre), cest davoir plac lexistence singulire sous la loi

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    dessences ternelles. Rappelons la phrase de Sartre qui rsume en quelque sorte lexistentialisme : lexistenceprcde lessence . Mais alors, quy a-t-il avant lexistence? Quy a-t-il lorigine ? On connat la thse de Sartre : lorigine, il y a le nant, la libert pure du sujet le jette danslexistence sur un fond de non-tre. Le reproche majeur fait Platon est par consquent davoir subsum le non-tre sousltre, de navoir pas discern la dimension cratrice du ngatifqui surplombe ltre, et de lui avoir substitu une souverainetde ltre.

    e) lantiplatonisme heideggrien

    Ce que Heidegger impute quant lui Platon cest davoirsoumis lclosion de ltre la dcoupe de lide. La dimensiondu surgissement, de laurore, est quadrille par Platon dans lafigure de lide, ce qui a rendu possible que la pense sinstalledans loubli de ltre. Il y a quelque chose dirrmdiablementperdu ds lors que lon rature la diffrence ontologique entreltre et ltant, la diffrence entre ce qui apparat dans un

    horizon et lhorizon lui-mme comme ouverture qui rendpossible lapparatre en lui de ltant . Platon est le nom donnpar Heidegger la clture de cet Ouvert. Il est celui qui a rabattula vrit sur lexactitude de la connaissance, alors que la vritnest jamais exacte, mais toujours voile, ou plutt demivoile. La vrit (aletheia) est lauto-prsentation de ltre lui-mme dans une figure demi voile. La dcoupe de lide prnepar Platon revient, si lon prend une mtaphore thtrale,

    pousser la vrit lavant de la scne, un endroit o, accablepar trop de lumire, elle est pour cette raison mme mal vue ; lo se tenait une puissance originaire, mais voile, est advenue ladcoupe des connaissances. Je ne dirai ici que ceci : cetteimputation est mon sens largement errone et concerneraitplutt Aristote, le philosophe des Catgories .

    f) lantiplatonisme de la philosophie politique (ouantiplatonisme dmocratique )

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    Cest le totalitarisme qui est ici imput Platon. Et ce traversla mdiation de lide selon laquelle il existe selon lui une vritpolitique, alors quen ralit la sphre politique concerne lesystme de ltre-ensemble, systme qui saccomplit dans lelibre jeu des opinions et des intrts. Cette thse est illustre defaon noble par H. Arendt, pour qui la facult majeure enpolitique est le jugement (la politique, pour elle, nest nullementune pratique dincorporation au vrai, mais un jugement parlequel on se fait une ide de ce que devient le collectif et sesnormes) et de faon moins noble par K. Popper avec saconception des socits ouvertes et des socits closes (onpourrait lui faire remarquer ce propos que les socits

    dmocratiques , modles des socits ouvertes, ontactuellement tendance se protger par diverses sortes de murset se clore pas mal).

    En dfinitive, on peut dire que le 20me sicle aura t uneconstellation htroclite de multiples antiplatonismes. A chaquefois, Platon est accus dignorer quelque chose et ce quelquechose sidentifie avec le rel lui-mme (le devenir pour les

    vitalistes, le langage pour les analytiques, les rapports sociauxconcrets pour les marxistes, le ngatif pour les existentialistes, lapense en tant quelle est autre chose que la connaissance pourHeidegger, la dmocratie pour la philosophie politique). Ce quifait symptme cest lincohrence de ces diverses ignorances,par-del laccusation selon laquelle Platon est toujours ct dece quil y a. Celle-ci est par contre une constante et ce dfaut derel est responsable de ceci, ni plus ni moins, que la philosophie

    dans son ensemble sest intresse aux arrire-mondes (Nietzsche), en somme quelle est une thorie du semblant.Maintenant, sil y a csure dans lantiplatonisme, comme jenfaisais la supposition tout lheure, linconsistance desreproches faits Platon ne manquera pas dclater et va servler, non pas un systme philosophique cohrent dont je vousai dit quil nentre pas dans mes intentions de le dcrire[2], maislaffirmation centrale de Platon sur ce quil y a.

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    Je terminerai aujourdhui par un petit extrait de La Rpublique(504a-504e). Inutile de chercher la traduction que je vouspropose (cf. plus loin) dans le commerce, car elle estentirement de mon cr. Je suis en effet en train de retraduirecompltement La Rpublique, dans un lexique qui me paratplus appropri que les traductions existantes rendre le mordantde la pense platonicienne, tout en me tenant par ailleurs au plusprs du texte grec. Je voudrais attirer votre attention sur unpassage de la rplique de Socrate son cher Diamantin : Linachev nest mesure de rien . Comme je tcherai de lemontrer les prochaines fois, lenjeu de Platon consiste, commeremde pour lpoque dsoriente qui est la sienne (mais cela

    peut aussi intresser la ntre) trouver une nouvelle mesurepour ce qui vaut. Cette mesure, tout le point est l, doit valoir ycompris pour ce qui en apparence est sans mesure, estincommensurable. Or, pour trouver une mesure de ce type, ilfaut savoir, propos du point que lon traite, savoir allerjusquau bout. Si vous ntes pas dans la subjectivit quiconsiste aller jusquau bout du point trait, vous ne pouvez pasavoir une mesure du sans mesure. Linachev nest mesure de

    rien.

    Platon 1. La construction subjective (Rpublique, 504a-504e)

    La norme est bel et bien davoir part ces deux dimensions dela vraie vie -la vivacit et lendurance - et quil est aussi vaindengager un sujet dpourvu de cet quilibre dans une formationpolitique rigoureuse et complte, que de le couvrir dhonneurs et

    de grades. Le problme est cette fois quil sagit dun quilibredifficile valuer. Il faut bien entendu soumettre nos candidatsaux preuves dont nous parlions tout lheure: durs travaux,prils pressants, volupts tentatrices. Mais nous voici forcs deles faire aussi sexercer de nombreux savoirs, afin de jugersils sont capables de supporter les savoirs suprmes, ou sils ontpeur de la pense comme ceux qui, effrays par leffortphysique, jettent lponge au bout dun tour de piste.

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    Belle symtrie! ponctue Diamantin, et quil faut certainementtester. Mais cest quoi ces savoirs suprmes , dont tu parlesavec gourmandise?

    Ah ! dit Socrate, pour clairer ce point il faut revenir enarrire. Lorsque nous avons distingu les trois instances duSujet, nous avons rendu compte des vertus cardinales que sont lajustice, la modration, le courage et la sagesse. Je vous avaisdj dit que, pour parvenir connatre fond ces dispositionssubjectives, il existait un autre circuit de la pense, nettementplus long, dont le parcours aboutissait une complte matrisede leur vidence. Il tait cependant possible, avais-je ajout,

    daller de lavant par le circuit court, en tirant nosdmonstrations de ce qui venait dtre dit. Vous, les jeunes,vous avez comme il se doit prfr quon aille vite. Du coup, ceque je vous ai racont sur ces vertus manquait srieusement deprcision mes propres yeux, si mme aux vtres, ctait pluttplaisant,

    ce que vous allez dmentir ou confirmer.

    Tout le monde a trouv cela formidable.

    Merci, cher Diamantin. Mais je suis moins content que toi.Dans ce genre de recherche, une mesure qui ne saisit pas en sonentier ltre de ce dont il sagit nest jamais que mdiocre.Linachev nest mesure de rien. Parfois cependant, peine larecherche a-t-elle commenc, quil y en a certains qui trouventque cest suffisant, et quil ny a aucune raison daller plus loin.

    Et comment! approuve Glauque. Il y a plein de gens qui, parsimple paresse, ressentent les choses comme tu dis.

    Alors, reprend Socrate, dclarons que cest de cette molleinclination que doit tout particulirement se garder le dirigeantpolitique ou le militant qui a des principes. Il faudra donc, chersamis, quils empruntent lun et lautre le long circuit, et quils

    affrontent les difficults et les peines, non seulement delentranement physique, mais de lentire comprhension

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    intellectuelle. Sinon, comme nous venons de le dire, ils neparviendront jamais la matrise de ce savoir dont je soulignaisquil est la fois le plus lev et le plus adquat ce quils sont,ou devraient tre.

    5 DCEMBRE 2007Platon et le 20 sicle : deux points sont noter.- Platon appartient au 20 sicle en tant que polarit ngative.

    - Les plus audacieuses rhabilitations de Platon sont issues demai 68.

    Lvnement mai 68 produit contre-temps et contre-courantune nouvelle figure assume et affirmative de Platon. Dans lecadre de cette rhabilitation, le platonisme se dfinit comme cequi propose la mathmatique / mystique dune disposition depense.

    . Mathmatique en tant que les mathmatiques sont lhorizon detoute pense rationnelle.

    . Mystique en ce que ce platonisme postule au-del de larationalit pure, un au-del de lide, aux frontires du dicible,quil propose comme exprience intuitive en tenant que laconsistance de la rationalit ne sy rsorbe pas. Lide du bientant la fois au-del et ide.

    Ainsi, tout comme chez Descartes sinscrivent deuxdescendances : celle de la thorie du sujet et celle du

    mcanisme, le platonisme issu de Mai 68, produira lui aussideux descendances : lune mystique et lautre mathmatique.

    - Le platonisme mystique.

    Tout fait diffrent du premier no-platonisme mystique(Plotin), qui est un platonisme qui prpare au christianisme, estle platonisme mystique issu de Mai 68. Les deux principauxreprsentants de ce platonisme post-mai 68 sont Guy Lardreau

    et Christian Jambet.

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    Pour ce no-platonisme, il sagit dune traverse de lvnementpense dans un platonisme mystique posant lavnement danslHistoire dune unit paradoxale. Cest lUn comme paradoxeen tant quil coupe lHistoire et produit une sorte de mta-Histoire. Cest le livre de lAnge, crit en 1976, priode dereflux.

    LAnge (de Lardreau et Jambet) constitue un bilan platoniciende la radicalit militante. LAnge est un type subjectif delengagement radical, extrait du service des biens dans latranscendance laquelle il se voue.

    LApologie de Platon (de Ch. Jambet) est une thorie de lide.Lide est ce permet une division. Lide, cest quand quelquechose vient clarifier abruptement la situation dans une squencede partage et donne ainsi la possibilit dinterprter dessituations politiques comme antagonisme absolu.

    - Le platonisme mathmatique, cest lontologie mathmatiquede Badiou.

    *

    Ces retours Platon constituent une construction subjectiveconfronte ce qui est incommensurable selon toute mesureexistante.

    La thse gnrale est quil y a du rel incommensurable parrapport aux ressources existantes. Il faut donc senfoncer dans le

    rel en acceptant lincommensurable avec lide que la mesureva tre donne dans lexprience.

    Lennemi intrieur de cette construction subjective cest celuiqui simagine que le commencement suffit. Celui qui prfresarrter produit un rel intraitable : Linachev est mesure derien. Il ne sagit pas de paresse mais deffroi emprunter lelong circuit. Ce grand circuit est chez Deleuze la profondeur duvirtuel se distinguant ainsi du petit circuit par lequel on coupe

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    droit. Pour Platon, le grand circuit est celui de lide et laphilosophie est toujours proposition dun circuit long.

    Chez Platon lincommensurable, quil sagisse des nombres

    irrationnels ou de la diagonale du carr incommensurable auxcts, est un non-rapport et il faut assumer le processus dedtermination de ce non-rapport. Il faut par consquent crerune nouvelle ide du rapport par la cration dune nouvellemesure.

    Deux temps.

    a)dmonstration de ce quest un non-rapport, impliquant ladmonstration que cest un non-rapport. Dmonstration qui neconstitue pas un chec, vu que ce non-rapport est introuvable.On assume lincommensurable.

    b) Crer une autre possibilit. Ainsi, pour la thorie des nombresirrationnels, on substitue la thorie pythagoricienne desnombres, une thorie plus gnrale. Il sagit douvrir ladtection de nouveaux possibles. Lachvement de la

    construction, cest la construction dune nouvelle mesure. Cestune autre apprciation de ce qui a valeur.

    La subjectivit est patience de lachvement et cette patience estnouveaut. Cest larticulation singulire dun certain dosage ducourage et de la philosophie.

    Le courage sans la philosophie, cest la rvolte ngative o la

    politique se dissout dans la rvolte.La philosophie sans courage, cest la plainte ou la culture de lacritique.

    Conjoncture : quelles sont les ressources disponibles du payspour une nouvelle mesure ?Les rponses habituelles sont : soit la lutte des classes, soit lacombinaison des initiatives individuelles.

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    On peut dire quil y a quatre ressources populaires objectivespour que se constitue un nouveau possible.

    a- La jeunesse scolarise.

    b- La jeunesse populaire.

    c- La masse des salaris ordinaires.

    d- Les proltaires nouveaux venus.

    Ces quatre ressources ont ceci de spcifique quelles semanifestent contre lEtat. Mais sous quelles formes ?

    a- Les mouvements lycens et tudiants ont pour cible lesrformes dEtat visant le systme scolaire.

    b- Les meutes de la jeunesse populaire ont pour cible (depuis70), la police dEtat.

    c- Les grves et manifestations des salaris ordinaires ont pourcible (depuis 95), la rglementation tatique de la vie du travail.

    d- Les ouvriers sans papiers ont pour cible, la rglementationperscutrice de lEtat.

    On ne peut pas dire quil ny a rien. Il y a une pratiqueexprimente de lincommensurable si ce nest que cesactivations collectives sont restes disjointes, sauf trslocalement. Cette disjonction est le problme principal de la

    conjoncture. Tout point visant une mesure nouvelle doit serapporter cette disjonction en ce quelle est dans les processusde lincommensurable.

    - Enjeu stratgique par la conjonction politiquement rflchiedes subjectivits collectives c et d.

    - Position particulire de la jeunesse instruite en tant que sparedu reste par ce qui est en partie un privilge. Elle accde

    quelque chose auquel les autres naccdent pas. Elle doit donc

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    se soucier de ce qui nest pas elle en tant au service delexprience locale de la grande alliance.

    - La jeunesse populaire articule de faon pr-politique des

    lments de la grande alliance mais cette articulation nest passubjective. Elle est spare des autres composants par un contreprivilge.

    Deux tendances ngatives : un fascisme anti-intellectuel / unralliement soumis aux ingrdients culturels dominants.

    Villiers-le-Bel

    Au point de dpart : deux morts en connexion avec la police.Dun point de vue mdiatique, il y a oubli immdiat des deuxmorts et lusage rpressif de lide convenable selon laquelle :tout cela est un problme social. Vision mdiatique fausse en ceque le problme est celui du rapport de la police et des gens.Cette police est dans lhorizon dune politique perscutricesystmatique. Elle est un organe de sparation avec le corpssocial.

    Le mensonge est lev la dimension dune valeur dEtat.

    Les meutes indiquent quun point dincommensurabilit a eulieu l.

    Laxe de tout engagement politique consiste briser lasparation en faisant surgir en son sein une nouvellecontradiction interne qui la constitue dans sa figure actuelle.

    Pour Platon, il y a dun ct la disjonction : sport (fascisme) /musique (culture intgre) et de lautre le passage laconjonction mesure du courage et de la philosophie.

    Platon 2. Sports et Arts dans la constitution du jeune Sujet(La Rpublique, Livre III, 411a-412x)

    Parmi tes copines et tes copains, dit Socrate, jen connais quidambulent nuit et jour les couteurs visss sur ltroit conduit

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    des oreilles, tel un entonnoir pour y faire couler le tam-tamhypnotique de leurs musiques chries. Ce faisant, je ladmetsvolontiers, ils endorment en eux la pulsion colreuse quiconstitue la deuxime instance du Sujet. Ils sont comme un ferquun feu mlodique ramollit, et ainsi, de loups inutilisablesquils taient, ils finissent par ressembler des lapins angoras :pelucheux, tendres, civiliss

    Mais sils continuent dissoudre leur vie dans la nappe sonore,certes infiniment suave, le principe mme du courage venant disparatre, cest le Sujet en eux qui perd tout ressort, et quand laguerre clate, ou quil faut affronter une dure rpression, ils ne

    sont plus, comme Homre le dit de Mnlas, que des combattants exsangues .

    Vous les dcrivez comme si on y tait, ces appendices cornusde leur baladeur ! On dirait ma copine Pnlope !

    Mais parmi tes copines et tes copains, il y en a dune touteautre espce. Laissant tomber la musique savante, pour ne pasmme parler de la politique ou de la philosophie, ils ne quittentle stade ou la salle de musculation que pour suivre un rgimespcial mise-en-forme . Et il faut avouer quainsi devenuscostauds et srs deux-mmes, ils peuvent faire preuve duncourage exemplaire, face aux envahisseurs, comme face lapolice des ractionnaires fieffs qui sabritent derrire les mots dmocratie ou rpublique .

    Cependant, privs de tout accs aux arts, supposer mme

    quen tant que Sujets ils dsirent apprendre, comme ils ignorentce que cest quun savoir ou une recherche, quils nont aucunepratique de la discussion argumente ni de rien qui relve de laculture gnrale, leur dsir intellectuel est frapp dasthnieirrmdiable, il est comme sourd et aveugle. Le manquedentranement les rend incapables dveiller et dentretenir dessensations qui soient vraiment diffrencies. Ils deviennentpresque certainement incultes et ennemis du langage rationnel,

    inaptes se servir darguments quand il faut rallier les autres ou

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    critiquer les adversaires. Comme des animaux furieux, quellesque soient les circonstances, cest par la violence quilscherchent semparer de ce quils dsirent. Ils stagnent dansune vie coupe de toute connaissance, et donc infinimentmaladroite.

    Portrait tout crach de mon ami Cratyle, celui qui est le filsdu bien connu Cratyle

    Si le Grand Autre a propos lespce humaine deux typesfondamentaux dexercices, le sport dun ct et les arts delautre, je crois pouvoir conclure quil ne la pas fait partir

    dune distinction strotype entre le Sujet et le corps. Il la faitpour que le degr de tension dans le Sujet des deux qualitscruciales, le courage et la philosophie, puisse tre exactementdos en fonction des circonstances.

    23 JANVIER 2008Je voudrais vous parler aujourdhui dune figure de loppressionexerce par le monde que nous connaissons et qui porte sur cequi est tenu pour possible. Il sagit en loccurrence dunerestriction trs particulire concernant le possible. La tentativedominante consiste en effet aujourdhui faire disparatre lidedune possibilit inaperue interne la situation, i.e. dunepossibilit qui ne soit pas transitive la situation telle quelleest. Cette disparition seffectue au profit de la conviction selonlaquelle, au contraire, toute possibilit vritable est une inflexionde la ncessit et quelle est pensable en termes de prvision. Lacorrlation de la possibilit et de la prdictibilit est essentielle cette figure contemporaine particulire de loppression.

    Pourquoi ? Cest que si tel est le cas (i.e. si lon acquiesce cette restriction concernant le possible), alors la pense na quetrois modalits, que je nommerai : lanalyse, la prvision et lacritique.

    Dans lanalyse, lobjet de la pense concide avec ce qui est, soit

    que lon prenne en compte les structures formelles de ce qui est(rgles, lois ) soit que lon prenne en compte sa diversit

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    empirique ; autrement dit : soit le paradigme est de typescientifique soit il est de type journalistique (i.e. que llmentdans lequel on baigne est ce que Mallarm nommait luniversel reportage ).

    Dans la prvision, lenjeu de la pense cest ce qui a possibilitdtre en tant que dductible de ce qui est. Ce rgne de laprvision raisonnable assigne la pense au calcul de lavenir,soit la gestion.

    Enfin, dans la critique, la pense a pour objet la part ngative dece qui est, lenjeu tant denregistrer une possibilit qui soit

    autre que ce qui est. Il sagit dune plainte adresse au rel o luiest reproch de ne pas tre ce quil devrait tre.

    Je pense que la tentative de la propagande contemporaine est delimiter lexercice de la pense dans un espace qui contiendraitces trois virtualits (et rien quelles) et de restreindre ainsi dunefaon particulire la notion de possibilit - tentative dont leschos sont notamment sensibles dans la politique

    Loption que je lui oppose a les caractristiques suivantes : a) lapense est une procdure intransitive ce qui est : elle est, dunepart, en exception des lois formelles de ce qui est telles quedgages par lanalyse ; et, dautre part, en tant quelle apparatdans un monde [sur cette notion : voir Logiques des mondes],elle y est indescriptible, elle ne se laisse pas saisir dansluniversel reportage (quand bien mme celui-ci en traiterait,mais ce serait pour la dformer, la bousculer, la mconnatre, en

    tout cas jamais pour la dcrire) ; b) la pense ne se laisse pasprvoir, imprvisibilit essentielle qui est sa dimensionvnementielle, sa part hasardeuse, ce qui fait delle quelquechose d ingrable ; c) la pense ne rsulte pas de la ngationde ce qui est, elle est a-dialectique, ou encore elle estfondamentalement affirmative. En exception de lanalyse,indescriptible, imprvisible et affirmative, la pense telle quejen propose le concept ne se laisse effectivement pas ordonner

    dans le triangle dans lequel on voudrait aujourdhui la limiter.

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    Quel est, au regard de tout ceci, le statut de la philosophie ? Jedirai que la philosophie est le lieu des mta-vrits. A savoirquelle nest pas le dploiement dune vrit neuve, maislarticulation des caractristiques (celles que nous venonsdnumrer) des vrits neuves du temps. Cest exactement ence sens que Platon voue la philosophie au topos noetos (au lieude lintelligibilit). On sait que pour lui la philosophie institueun lieu, le lieu des ides, qui est lui-mme sous la loi dunemta-ide cruciale quil nomme lide du Bien. Que faut-ilentendre ici par ide du Bien ? Question qui a fait coulerbeaucoup dencre Platon lui-mme ne nous aide pas vraiment: lide du bien, nous ne la connaissons pas exactement (Rep

    VI, 505 sq.) ; elle est autre et plus belle que la science et lavrit (Rep VI, 508e) ; elle nest pas une substance [ousia],mais elle se tient au-del de la substance quelle surpasse enprestige et en puissance (Rep VI, 509b), elle est le plusbrillant [ou le plus apparent (phanotaton)] de ltant (RepVII,518c) etc. La lecture chrtienne de Platon la bien entenduidentifie Dieu Lui-mme. En ce qui me concerne, je diraisque chez Platon le lieu des ides est sous la garantie ultime de

    lide du Bien (que lon peut aussi dsigner comme ide du vrai)ou encore que lide du Bien est ce par quoi les ides sontcrdites dtre connectes au vrai. Grce lide du Bien (ouide du vrai), nous avons une ide de ce quest une ide vraie.

    Le comment de cette connexion, cest, pour Platon, comme pourmoi, une question dcisive, en mme temps queproblmatique[3]. La philosophie ne concide pas avec la vrit,

    elle ne produit pas de vrits, mais elle institue un lieu idelsous juridiction de lide du vrai ; cest linstitution dun tel lieuqui permet de dire que toute ide philosophique est une idesoutenant un rapport au rel.

    Dans la lecture chrtienne, lide du Vrai est substantifie dansla guise dune transcendance divine. Dans la lecture que jenfais, on peut tre sous lide du Bien (ou ide du vrai) sans quil

    soit question de la connatre (au sens dun savoir) : cest unpoint dnonciation qui ne se ressaisit pas lui-mme (la vrit

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    nest pas en tat de se dire telle delle-mme[4]), mais quiprescrit une position, qui indique un lieu o se tenir. De lidedu Bien, on peut supposer quelle est, mais on ne peut pas ladcrire.

    Cette lecture, cest Platon lui-mme qui nous y invite avec saclbre mtaphore du soleil : [lide du Bien est] dans le lieude lintelligibilit au regard de lintellect (nous) et desintelligibles ce que le soleil est dans le visible au regard de lavue et des visibles (Rep VI, 508c). Du point dnonciationquest lide du Bien, Platon nous dit aussi quil est un principe(arch un principe, pas une rgle, pas une loi, ni une

    description). Soutenir un rapport au rel impliquerait alorsdavoir des principes (ou encore dtre sous des impratifs, deconnatre des prescriptions). Ces principes, ces impratifs, cesprescriptions, ne sont pas transitifs la situation, ils nefonctionnent qu partir de leurs consquences, cest--direseulement lorsquils sont mis en uvre ; ils oprent de faonaxiomatique, comme principes maintenir en toutescirconstances, soustraits la mdiation des formes existantes de

    savoir. Il faut ici (re)lire le passage de la fin du livre IX (Rep IX,592b) o Glaucon, faisant le bilan de ce qui a t laborauparavant avec Socrate sous le nom de politeia, dclare : Tuparles de la Cit que, en en faisant le plan, nous avonsexplicite, celle qui existe dans les discours, car je crois quellenest nulle part sur terre. [A quoi Socrate rpond] : Mais il y ena peut-tre un paradigme dans le ciel pour celui qui veut lecontempler et se gouverner sur sa vue. Il ne fait nulle diffrence

    que ce paradigme soit ralis quelque part ou quil le soit unjour [car] il pratiquera exclusivement ce qui relve de ceparadigme et de nul autre . Lenjeu de la situationcontemporaine est prcisment, selon moi, de faire disparatre leparadigme lui-mme : il sagit, puisque ce sont les intrts quisont censs gouverner le monde, que la situation soitlittralement sans principes. Ce qui revient une interdiction depenser. Ce nest pas simple, car les paradigmes ont la vie dure ;

    ils ont ceci dindestructible que, une fois laborsconceptuellement dans une connexion lide du vrai, ils sont

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    soustraits une valuation dexistence ( il ne fait nullediffrence que ) : la question : ce dont vous parlez existe-t-il ? ntant pas pertinente, la question inverse, celle de lutopie , ne lest pas plus. La force des paradigmes, cestdindiquer une disposition subjective qui engage des sujets(ceux qui veulent les contempler et se gouverner sur [leur] vue). Dans un article qui mtait consacr, un journaliste du Figarose dsolait rcemment en ces termes : les philosophesantitotalitaires nauraient-ils servi rien ? . Question lgitime,cohrente : il naurait donc servi rien de faire la critique des idologies (i.e. en vrit de lhypothse communiste, car, endehors delle, je ne vois pas que lidologie dmocratique, pour

    prendre cet exemple, ait beaucoup eu souffrir des attaques desdits philosophes), puisquon rencontre toujours de cesnergumnes perdus dans la contemplation des paradigmes etqui, l est la calamit, puisent dans cette contemplation de quoisustenter une disposition subjective. Une seule explicationraisonnable : ces gens-l ont lesprit drang, ils sont dingos(cest, en substance, ce qui a t dit mon propos).

    Je vous propose un autre passage de la Rpublique ( partir deV, 471c). Voici une traduction de mon cru qui va de 472b 472c (le signe * renvoie un commentaire qui suit le texte)

    Platon 3. Quest-ce que le Rel en politique ?- Socrate! Plus vous vous droberez de la sorte, protesteGlauque, plus nous serons hors dtat de tolrer que vous nenous disiez pas comment notre cinquime politique* peut

    advenir dans le rel. Ne nous faites pas perdre notre temps:parlez!

    - Je vois Pour commencer, il faut nous rappeler que nous ensommes venus ce point fatal parce que nous enqutions sur ceque peuvent bien tre la justice et linjustice*.

    - Quel rapport avec ma question?

    - Aucun, aucun Mais suppose que nous dcouvrions ce questla justice. Penses-tu que nous poserions comme un axiome que

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    1homme juste ne doit diffrer en rien de cette justice essentielleet doit tre en tout point tel quelle est ? Ou bien nouscontenterions-nous dune proximit maximale avec elle, en sorteque ce juste puisse tre dit participer de lessence de la justiceplus que les autres hommes* ?

    - Jadopterais plutt la deuxime position.

    - Cest que nous avons men notre enqute sur ce quest lajustice, ce que serait le juste achev si daventure il existait, ouaussi bien sur ce quest linjustice et le plus injuste des hommes,uniquement en vue de construire un paradigme de tout cela. Par

    lexacte considration de ces deux types humains et de leurapparence vivante quant au bonheur et son oppos, nousesprions que sexercerait, sur nous et propos de nous-mmes,une contrainte rationnelle : avoir reconnatre que plus nousleur ressemblerions, plus notre destin serait semblable au leur.Nous navions pas pour but de prouver que ces types humainspeuvent exister dans le monde empirique. Imaginons un peintrefameux*, capable de crer sur la toile un vritable paradigme de

    lhumanit, de penser et de reprsenter la perfection lescomposantes du plus admirable des hommes. La grandeurartistique de ce peintre serait-elle diminue, sil lui taitimpossible de prouver quun tel homme paradigmatique peutexister dans le monde rel ?

    Glauque flaire un pige:

    - Euh Je ne crois pas, mais

    - Nous avons, nous, propos dans lordre du concept unparadigme de la vraie communaut politique, sempresse decouper Socrate. Penses-tu que cette proposition perdrait de savaleur, sous prtexte que nous sommes incapables de prouverquon peut tablir dans le monde un ordre politique conforme nos dires* ?

    Commentaires :* cinquime politique : cest ainsi que je traduis politeia ! La

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    raison en est simple : chez Platon, lidentification dunepolitique se fait toujours au sein dune pluralit, il ny apolitique que pour autant quil y a plusieurs politiques. Or, despolitiques tablies, historiquement avres, Platon en discernequatre : la timocratie (i.e. la socit militaire, soit socitimprialiste militairement organise en vue de conqutes soitsocit dont le centre organique est larme comme corpssocial), loligarchie (i.e. le gouvernement par un petit nombre,dont notre socit actuelle est un bon exemple), la dmocratie(dont, sans aucunement lapprcier par ailleurs, Platon partage lamme dfinition que Rousseau : cest le gouvernement parlassemble du peuple rassembl) enfin la tyrannie

    (gouvernement dun seul). La politeia, la politique dont il estquestion dans le dialogue qui porte ce titre, est par consquentune cinquime varit de politique.

    * ce que peuvent bien tre la justice et linjustice : il fauteffectivement remonter ce qui est lobjet primitif du dialoguepour comprendre les motifs de lirritation perceptible au sein dugroupe des jeunes gens dont Glaucon (Glauque) est le porte-

    parole. Justice cest le terme par lequel la philosophie dsignela vrit possible dune politique (cf. Abrg de mtapolitiquechap. 6), cest le nom de la mta-ide politique[5]. Parler de justice , cest donc rappeler que ce dont il sagit cest delexamen philosophique de la notion.

    * plus que les autres hommes : la question est de savoir si londoit exiger que le systme des consquences soit en tout point

    conforme au paradigme (sur la vue duquel laction est rgle),ou bien sil faut se contenter dune proximit maximale avecle paradigme. Si lon adopte la premire position, on a, noussuggre Platon, une attitude dogmatique ou, dans des termescontemporains, on se situe dans une dviation ultra-gauche (toutce qui est contraire au principe doit tre impitoyablementpourchass et cras) ; et lon y gagne aussi, en miroir, desempiristes ou dviationnistes de droite, qui vous accablent du

    reproche dtre un utopiste parce que la conformit en toutpoint est impossible. Platon propose de mettre plutt en jeu le

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    principe de proximit maximale avec le paradigme, sanschercher une conformit stricte (i.e. une identit) avec lui : cenest pas au thme de la recherche indfinie propre lhommequil a ici recours (ce pont aux nes dune tendanceasymptotique vers un absolu inatteignable mais dont il faut serapprocher le plus possible), mais dune position en dfiance dedeux dviations effectives (qui ont un bel avenir devant elles,notamment dans les organisations rvolutionnaires dont Platonanticipe les tourments de faon tonnante).

    * Imaginons un peintre fameux : la notion de proximitmaximale avec le paradigme introduit le thme, cher Platon,

    de la mesure : la fidlit lide doit pouvoir tre mesure. Acette occasion, la mtaphorique platonicienne, qui partoutailleurs traque la similitude (la mimsis) et dnonce les illusionsdu semblant, a recours, pour le valoriser, celui qui esttraditionnellement son ennemi intime, savoir le peintre.Condamn ailleurs pour son habilet reproduire des raisins quisont tellement convaincants quils peuvent tre pris pour desraisins rels, il est ici rhabilit en tant que mtaphore de la

    fidlit lide. Platon trouve l cependant ce qui est pour noussa limite. Car quelque chose lui fait dfaut, et cest une doctrinede lvnement. On ne trouve pas chez lui de doctrineconcernant, partir dun vnement surnumraire qui vientlocalement affecter ce que, dans mon lexique, jappelle letranscendantal de la situation, la construction des consquencesdu principe. On en reste au principe et la fidlit celui-ci. Cequil ny a pas chez Platon, cest une thorie de loccasion, du

    moment favorable, une thorie du hasard. Il faut complterPlaton par Mallarm. Manque un coup de ds.

    * un ordre politique conforme nos dires : soit une doctrinelarge de la possibilit (une doctrine de la possibilit autre quecelle laquelle la propagande actuelle entend vous cantonner),est-ce quelle perdrait de sa valeur (en elle-mme, et aux yeuxde celui-l mme qui se rglait sur sa vue) si elle tait

    confronte la demande de preuves ? Aucunement, nous lesavons dsormais : lide ne se prouve pas, elle se pratique. Et

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    cest la seule voie par laquelle la pauvre espce humaine peutprtendre participer, de quelque faon, la vrit.

    13 FEVRIER 2008

    Je reviens sur trois ides que nous avons mises en avant ladernire fois.

    1) Le but de toute propagande adverse nest pas danantir uneforce existante (cette fonction-l est en gnral dvolue auxforces de police) mais plutt danantir une possibilit inaperuede la situation. Cette possibilit est aussi bien inaperue auxyeux de ceux qui dirigent cette propagande, puisque ses

    caractristiques sont dtre la fois immanente la situation etde ny pas apparatre. Cest la raison pour laquelle lapropagande est toujours monotone et prise dans un lment derptition en quelque manire aveugle. Cest quelle estcontrainte tirer au jug. Son unique force est extensive, cestdtre capable de balayer le maximum de terrain (de terrainmental ). Il est de son essence dtre imprcise et obsdante.Il sagit pour elle dliminer les ressources potentielles qui

    travaillent la situation mais sans connatre les dites ressources ;les thmes quelle utilise volontiers forces souterraines, travailde sape, complot, - dsignent dune certaine faon cettevrit. Elle na pas affaire avec le visible, du moins pas avec cequi est visible selon les lois tablies de la visibilit, mais uninvisible particulier soustrait lespace de la visibilit tel quilest, et dont le vritable nom (le nom quen tout cas Platon lui adonn) est : lintelligible (dans son opposition au visible). Ce

    que perscute la propagande, ce ne sont jamais vritablement lesopinions (qui sont justement solidement installes dans lespacede la visibilit). Tout ceci vous rappellera la maxime que je vousai dj propose ici mme : Sois attentif ce qui inapparat .

    2) Le motif central de ce quon pourrait appeler la propagandegnrale , cest que le monde est la fois ncessaire et le moinsmauvais de ceux que lon connat en tout cas, moins mauvaisque celui qui est tapi au creux du visible. Loption que joppose la propagande gnrale ce sont les vrits post-

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    vnementielles avec leurs quatre caractristiques propres : ellessont en exception des lois formelles du monde ; elles y sontindescriptibles dans leur apparence immdiate ; elles sontessentiellement imprvisibles selon les rgles tablies de lancessit ; elles sont fondamentalement affirmatives.

    3) Le rapport de la philosophie au rel est mdi par des vritseffectives, alors quelle-mme ne produit pas de vrit. Je vousavais dit que lide du Bien platonicienne cest ce grce quoinous avons une ide de ce quest une ide vraie. Ide du vrai est une proposition que lon peut tenir, selon moi, pourquivalente ide du Bien , moyennant, je le reconnais, un

    certain dplacement ou une translation de lexpression. Onpourrait appeler platonisme un type de philosophie qui dunepart ne prononce pas de vrit effective concernant le rel (ellenest pas empiriste) et dautre part nen nonce aucune propritdmontrable (elle nest pas dogmatique) ; ce que ce type dephilosophie prononce par contre cest limpratif dune forme la forme du vrai. Le platonisme, ce serait par consquent unmatrialisme formaliste. Car peut tre considre comme

    matrialiste toute philosophie qui se place sous condition deleffectivit de vrits qui sont autres quelle-mme, toutephilosophie qui doit son existence des procdures relles. Et,de fait, on peut constater que rien de philosophique nest chezPlaton auto-constitu, que toutes les questions y sont dlivres partir de leffectivit. Ce matrialisme est formaliste car il estinform par lide du vrai (lide du Bien) en positiondimpratif : toute philosophie de ce type connat un rgime de

    prescription quant aux formes de la pense.*

    Lenjeu de La Rpublique est de prescrire un impratif formelau regard dun certain type deffectivit, leffectivit politique ;la vise est de dterminer ce quoi doit se conformer unecommunaut politique. Il est frappant que la Politeia dont il estquestion dans le dialogue qui porte ce titre se prsente commeau-del des quatre politiques historiquement avres (dont je

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    rgime que nous connaissons est, parat-il, une dmocratiedopinion ; cest en considrant la socit athnienne de sontemps, une socit dmocratique quil abhorrait, que Platonlavait caractrise comme une socit dans laquelle lopinionfait loi ; il se frotterait aujourdhui les mains devant la justessede son diagnostic [Entre parenthses, ces lois dopinion, il fautnanmoins y prendre garde ; car les opinions passent mais leslois, elles, elles restent].

    Chez Platon, la politique est toujours dsintresse, ou animedun principe de gratuit. Son support, cest le fameuxphilosophe-roi. Or, il faut bien admettre quil ny a rien

    dvident ce quun philosophe devienne roi, ou ait simplementenvie de le devenir ; pour ly amener, il faut pincer chez lui lacorde du dsintressement, il faut le convaincre quil ne peut passe dbarrasser comme a du caractre universel de son adresse ;sil demeure rticent, eh bien, dit Platon, on le forcera tre roi.Reste que la position de roi peut interfrer avec les intrtspersonnels du philosophe : et il ne sagit pas uniquement de ceque le souci du philosophe antique consiste avant tout dans une

    recherche de sagesse (et non de pouvoir) ; cest ici la question,fondamentale, de la corruption qui est pose. Platon a enloccurrence une vision pessimiste de la chose car il pense que siles hommes qui accdent au pouvoir sont exposs un universo la figure de lintrt existe, alors le risque de corruption estinluctable ; il ne voit ds lors quune seule solution : soustraireles hommes politiques aux intrts eux-mmes. Je vous aitraduit, ma faon libre, la fin du livre III, o sont exposes les

    rgles de vie concernant le groupe des dirigeants (quil appelle,vous le savez, les gardiens ).

    Platon, 4. La radicalit communiste (Rpublique, fin du livre III)Il faut abolir la proprit prive. Aucun des membres de notrecommunaut politique ne possdera en propre un logement,encore moins un atelier ou un dpt de marchandises. Tout seracollectivis. La nourriture requise pour les travailleurs, hommes

    ou femmes, qui sont aussi des militants du collectif, voire dessoldats appels le dfendre, sera distribue galitairement sur

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    une base hebdomadaire. On veillera ce que, au regard desdsirs, il ny ait ni le manque, qui les exaspre, ni lexcs, qui enmousse la vigueur. On encouragera que les repas,singulirement la mi-journe, soient pris en commun. Defaon gnrale, on facilitera tous les projets dorganisationcollective de cette part du temps que tissent les simplesncessits de la survie. On traitera par tapes le difficileproblme de la suppression de la monnaie.

    Largument principal qui impose cette mesure est que tout Sujetdispose de la capacit, identique en lui et en lAutre, departiciper ici-bas la construction de quelques vrits ternelles.

    On peut alors parler dune monnaie de lAbsolu, qui rend vainela monnaie comptable. Il est dmontr que largent, en son sensusuel, est la cause de la plupart des crimes commis tant par lesindividus que par les Etats, alors mme quen tout Sujet rsideune incorruptible lumire. On organisera donc la vie matriellede telle sorte que soit peu peu restreinte la circulation descapitaux, et quon ait de moins en moins doccasions de manierde largent, que ce soit sous la forme immdiate de lor, la forme

    intermdiaire des pices et des billets, quon retirera la longuede la circulation, ou la forme immatrielle des traites, des ordreset autres supports informatiss dont on proscrira lusagespculatif.

    Ce sont l des dcisions invitables pour qui veut assurer le salutde notre communaut politique. Car ds que des individus oudes groupes sapproprient les terrains, les immeubles, les

    ateliers, les mines, les capitaux, ils ne suivent plus que leurintrt propre, deviennent avares et gostes, et, de militants etdfenseurs de la communaut quils taient, ils se comportentdsormais comme une oligarchie prtendant exercer un pouvoirsans partage. Hassant la collectivit et has de ses membres,perscuteurs dont le tour viendra dtre perscuts, passant leurvie entire redouter les rivaux de lintrieur plutt que lesennemis de lextrieur, ils conduisent sans doute sa perte leur

    propre groupe de parvenus, mais entranent le plus souvent dansce dsastre la communaut politique tout entire.

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    *

    Tout ceci ne concerne chez Platon que les gardiens, soit legroupe des dirigeants. Il sagit dviter quils soient exposs au

    risque de corruption et Platon table sur une thique ducommandement quils auraient en partage et qui leur permettraitde se satisfaire dun mode de vie asctique sans jalouser celui dufabricant de chaussures, leur voisin, qui se la coule douce dansson petit jardin en buvant tranquillement du bon vin. Platonsuppose une impersonnalit gnrique des gardiens, quiconsonne lvidence avec limpersonnalit de lide. Cest,pourrait-on dire, sa touche anti-humaniste ; il annonce ainsi

    aussi bien Mallarm (pour qui llment impersonnelsincarnera dans le Pome) que Deleuze (qui insistait tant sur lecaractre impersonnel de la pense).

    Quant la suppression de largent, elle nest pas justifie par unargument conomique : cest la capacit de chacun se situerdans la lumire du vrai ( participer la construction dequelques vrits ternelles dans mon lexique) qui rend

    insupportable la captation par largent. Cest un argument quianticipe sur la critique par Marx du ftichisme de lamarchandise, un argument qui concerne ce quest un sujet. Cestparce que largent est lquivalent gnral quil ne permet pas dedistinguer les objets (leur valeur dusage est subordonne leurcirculation), ce qui, pour Platon, est un reproche majeur :largent est le symbole mme de lindistinction.

    Cest moi qui propose llargissement de cette organisation qui,me semble-t-il, doit aussi valoir pour la socit tout entire. Lecommunisme qui chez Platon tait une thique ducommandement acquiert chez moi un usage rgulateur. Ilconcerne les travailleurs, hommes ou femmes, qui sont aussiles militants du collectif, voire les soldats appels le dfendre. Ce triplet travailleur / militant / soldat[6] ne dsigne pas descatgories spcifiques mais bien la polyvalence personnelle detout un chacun dans le communisme : nimporte qui peut assurer tour de rle ces fonctions. Grce aux projets dorganisation

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    collective de cette part du temps que tissent les simplesncessits de la survie (je pense aux activits ncessites par lefait de manger, de se vtir, de soccuper des enfants etc.), letemps individuel nest pas gaspill par le souci de survie ; letraitement collectif de ces tches libre chaque individu desastreintes de la rptition et lui permet dconomiser le tempscorrespondant en vue de faire autre chose.

    Llargissement du communisme la socit tout entire est mettre en relation avec le caractre inluctable de la corruptionchez les gardiens : leur ducation est prcaire alors que leurpenchant se constituer en une oligarchie ferme est

    incoercible. Par o sont-ils donc vulnrables ? Cest que lesgardiens sont confronts une puissance extrieure redoutable,une Chose irrsistible : une Chose qui advient lorsquune choseest accole un sujet selon un rapport de proprit. Un sujetainsi lest dune chose ne survit pas. On pourrait en tirer unergle : quand une chose reoit un nom propre, quand ce crayondevient le crayon de X, cest le sujet X qui passe sous la loi de lachose. Il faut abolir la proprit prive. Tout (y compris les

    crayons) sera collectivis. Qui peut dcider et maintenir un telordre ? Une telle maxime autoritaire de dsintressement nepeut tre quautorflexive (la discipline de soi par soi avec pourfinalit sa propre maintenance). Problmatique lchelle desgardiens, quen est-t-il au niveau de la communaut tout entire? Nous sommes ici aux lisires de la mtaphysique delorganisation communiste, un thme qui mintressenormment. Notre horizon historique a t marqu par cette

    construction que lon appel le Parti. Le Parti, ce sont en sommeles gardiens censs reprsents la communaut tout entire, ou,plus exactement cette entit qui a t nomm proltariat .Lhypothse du Parti est dsormais close pour nous (elle taitsans doute trop littralement platonicienne) ; comme Platonlavait prvu, le Parti na pas chapp aux risques de lacorruption.

    Que nous reste-t-il ? Marx, dans le Manifeste communiste, parle un endroit dassociation. Que pourrait signifier, dans notre

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    horizon politique contemporain, une association ? Voici unequestion creuser.

    26 MARS 2008

    11. Je vais reprendre trois thmes issus de ce que nous avons ditau cours des dernires sances concernant la pense de lapolitique chez Platon. En quel sens la politique est-elle traitedans La Rpublique ?

    a) On peut dj dire que la pense de la politique qui est loeuvre dans La Rpublique ne se laisse dduire ni des

    structures de la socit (la rpartition de la socit en groupespotentiellement en conflit) ni du formalisme juridique de ltat(La Rpublique ne connat pas les lois puisque ltat dont il yest question doit prcisment fonctionner sans lois). Elle nestdonc transitive ni au social ni au droit. Ce qui est pour nous,aujourdhui, particulirement prcieux, dans le contexte du bilandu 20me sicle tel quil est communment pratiqu. En effet,pour ce bilan, la contradiction principale oppose la vision

    marxiste de la politique (celle qui est exprime par la formule deLnine : La politique est le concentr de lconomie ,autrement dit une vision pour laquelle la politique condense lesconflictualits inhrentes la socit) sa figure dmocratiquedont le coeur est reprsent par ltat de droit. Ces deuxconceptions antagoniques sont caractrises, on peut leremarquer, par la place centrale quy occupe ltat. Or, ces deuxconceptions, lintressant est que Platon les rpudie toutes les

    deux. A la fois la marxiste dont on sait que, au nom mme de cequelle prenait en compte les composantes conflictuelles de lasocit, elle a servi lgitimer un tat indiscutablementdespotique; et la dmocratique qui, au nom de ltat de droit,camoufle des ingalits sociales monstrueuses etlasservissement de chacun au rgne de la marchandise. On a lune situation en chiasme o, chaque fois, un terme estcamoufl par son pendant lgitim. Platon nous aide nous

    tourner vers une pense de la politique qui aborde cette situationdiagonalement, en ce quelle se situe distance la fois du

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    juridique et du social. Lide sous laquelle une telle politiqueseffectuerait aurait pour nom : communisme.

    b) La politique nest pas non plus lexercice des opinions et du

    jugement (point sur lequel Platon diverge de H. Arendt), maiselle relve de la pense. Plus prcisment, elle relve duneorientation singulire de la pense quelle effectue. Le conflitdopinions est assign une forme dtat particulire, ltatdmocratique.

    c) Le problme majeur de la politique selon Platon est lacorruption. Le terme de corruption dsigne le nom du mal en

    politique. Il ne faut pas simplement la comprendre commecorruption matrielle, mais aussi, et surtout, comme corruptionde la pense. Or, lessence en pense de la corruption, cestquelle fait intervenir un principe dintrt particulier qui entreen contradiction avec lintrt gnral. Cet intrt particulier, cepeut tre lintrt de quelquun, mais ce peut aussi tre lintrtdun groupe, ou dun ensemble fond sur la provenance, surlappartenance une gnration, sur des prfrences sexuelles

    etc. Cest la raison pour laquelle lgalit est le critrefondamental, car elle dissout la particularit dans luniversel en sachant que certains groupes, mus par leur intrtsparticuliers, peuvent mettre fallacieusement en avant desmaximes dallure galitaire tout en tant en ralit auto-centres.Le risque de corruption est si grand que Platon ne voit quuneseule faon de procder : il faut abolir la proprit prive. Toutdoit tre mis en commun. Cest aussi cela que signifie

    communisme (qui contient le mot commun , comme leterme communaut dailleurs mais avec cette diffrencefondamentale que dans communisme , le commun nestplus assignable un ensemble reprsentable). Platon, de mmeque Marx, qui fait de labolition de la proprit prive un pointdcisif du Manifeste, est parfaitement conscient de la violencede cette proposition. Ce qui nous amne la question suivante :comment concevoir quil puisse y avoir de la violence dans la

    pense ?

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    2Violence et pense

    Ce que je soutiens cest quil y a toujours dans la pense en tant

    que telle, pour autant quelle est novatrice, un lmentintrinsque de violence et que cet lment doit tre reconnucomme tel. Il y a cet gard une triple violence dans la pense.

    a) Il y a dabord ceci que la pense est dans lnergie dunvnement qui a fait csure dans le cours des choses. Autrementdit, quelque chose dans la pense nest pas rductible la purediscursivit, la pense nest pas strictement endogne. Elle a t

    nergtiquement charge par lapparition lhorizon dun clair.Quand lvnement en question est devenu totalement illisible(ce qui ne manque jamais darriver, tt ou tard) et que la pensecorrespondante est parvenue un stade acadmique oucommmoratif (coupe de son vnement fondateur, sa vie seconfond dsormais avec les discours quon tient sur elle), ehbien la pense, linstar dune batterie, se trouve plat. Toutepense est squentielle (elle a un dbut et une fin). Tant quelle

    est vivante, il y a en elle une violence au regard des nominationsinstalles : la vitalit dune pense est en effet soustraite ausystme de nomination ordinaire, elle est insparable dunequerelle sur les noms du rel. Cest en dfinitive de faonlgitime que ses propositions sont juges excessives ou allant trop loin par le monde ambiant; cest simplement unindice de son caractre haute nergie .

    b) Une pense est par ailleurs soustraite aux opinions. Son modepropre dapparition nest pas celui dune opinion, elle nest pasune opinion de plus. La pense en tant que telle est irrductibleau dbat dopinions - et pour cette mme raison, elle estindiffrente la libert dopinion. En quoi un mathmaticien autravail peut-il tre concern par quelque chose comme la libertdopinion ? Il ne dfend pas une opinion juste par opposition des opinions fausses, puisque ce quil produit nest pas uneopinion. Il y a dans la pense une dimension intrinsque descandale public.

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    c) Enfin la pense est elle-mme sa propre norme immanente.Immanence radicale et illimite, car non seulement ellenaccepte pas le jugement extrieur, mais en outre riendextrieur ne sy manifeste. Elle est foncirement indiffrente ce qui nest pas elle. Le mathmaticien au travail, nouveau lemme exemple, nest intress que par une seule chose : larsolution du problme auquel il sest attel. Et, dans un autredomaine (de la pense), on peut rappeler le dicton : lesamoureux sont seuls au monde. La pense est une procdureauto-suffisante, qui recueille son sujet des opinions en gnralplutt dfavorables (elle est par exemple souvent juge froide, par comparaison avec la chaude convivialit des opinions).

    En rsum, on pourrait dire (en paraphrasant le titre dun livrede J.C. Milner) quil y a un triple de la pense constitu par :une suspension des noms, une dimension de scandale public etune immanence illimite. Triple de la pense qui est aussi letriple de sa violence. Mais penser, en tant quil sagit toujoursdune tentative de construction, cest tout de mme aussi essayerdimposer un ordre cette violence. Ce nest quainsi quune

    pense est complte : quand, au triple de la pense , et saviolence, sajoute le thme dun ordre possible, duneorganisation autre. Telle est la signification active quil fautdonner au terme platonicien dide. Lide du Bien (que jaipropos de rebaptiser ide du Vrai) traite prcisment de cequest lide dans son rapport la pense. Elle est ce qui faitapparatre la pense non seulement comme une interruption, uneviolence faite un ordre tabli, mais aussi comme un nouvel

    ordre possible. Autrement dit, nous avons quatre termes dansune pense complte : les trois termes constituant le triple dela pense et un quatrime, lide, qui opre rtroactivement surles trois premiers ainsi que sur lui-mme : lide est incluse dansce dont elle traite (la pense). De faon gnrale, lorsquunoprateur opre non seulement sur certains termes mais aussi surlui-mme, on parlera de torsion. Nous avons donc l un parfaitexemple de torsion, qui va nous servir introduire lnonc

    platonicien crucial selon lequel la pense est pense de lapense.

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    Une torsion distribue le mme sur le mme comme diffrence etnon comme rptition. Ce qui signifie quune opration dumme sur le mme peut engendrer de laltrit. Voici un motifqui a des rsonances existentielles manifestes : il permet decomprendre que cest dans llment du mme que de lautrepeut se constituer, battant ainsi en brche le thme aujourdhuiomniprsent de la reconnaissance de lautre . En vrit, enmatire de reconnaissance de lautre , les vritableschampions ont t les nazis : avec eux lautre tait bel et bienreconnu comme autre Je suis quant moi persuad que cestpar un travail sur le mme que de lautre novateur peutapparatre.

    3Nous en venons un des passages les plus clbres de LaRpublique,source de gloses innombrables depuis des sicles,vritable pont-aux-nes de la mtaphysique occidentale. De cepassage (VI,509b), je vais vous donner une traductionpersonnelle, puis nous considrerons les enjeux impliqus parson interprtation.

    Quil soit le ple passif de lacte de connatre, cestvidemment ce que le connaissable doit la vrit. Mais il luidoit aussi, ce qui est plus difficile comprendre, son tre connucomme tel, ou ce qui de son tre sexpose la pense[7]. On serappellera cependant que la vrit, elle, nest pas de lordre dece qui sexpose la pense, mais est la relve de cet ordre, sevoyant ainsi confrer une fonction hirarchiquement suprieure

    et dune puissance sans gale .Ce que signifie ce texte cest une tentative de prsenter la vritcomme torsion. La vrit, en effet, rend possible le savoir aussibien dans ce qui est su (cest le ple passif de lacte deconnatre ) que dans lacte qui rend possible cette passivit : etcet acte nest pas seulement un acte du connaissant, cest aussiun acte du connu, le fait mme dtre expos la pense, i.e. cequi rend possible que le connu soit disponible pour le savoir.Quant la vrit comme telle, elle est en dehors de cette

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    possibilit, elle nest pas expose la pense. La vrit est lenom du processus mme dexposition la pense ; maislexposition la pense nest, elle-mme, pas expose. Ilfaudrait dire que la vrit, plutt que de dsigner lexposition la pense, est le point limite de ce processus dont elle nestjamais un des termes ; elle est le devenir de ce quelle rendpossible. Elle est la fois interne et externe au processus. Vousaurez reconnu dans cette torsion la thse de Lacan selon laquellesi le savoir dpend de la vrit, la vrit elle-mme est in-sue[en anticipant sur linterprtation lumineuse que va endonner Platon : la lumire de lexposition la lumire nest pasillumine par la lumire quelle est]. Que la vrit soit in-sue, on

    le discerne dans le texte de Platon aux nombreuses marques decoquetterie dont Socrate fait preuve avec ses interlocuteurs :lorsquils le pressent den dire plus sur la vrit, il rpond trssouvent en faisant des manires. Cest bien difficile tout cela, On verra plus tard , Je ne peux pour linstant que vous endonner une image etc. Cest quen ralit il ny a pas de savoirde la vrit, il ny en a pas dexposition possible - cest ce pointqui est rationnellement trait par Platon travers les faux-

    fuyants de Socrate.

    Nous pouvons maintenant remonter quelques lignes plus haut etlire Rep. VI, 508a-508c, toujours dans la nouvelle traductionque je propose sous le titre : Du Commun(isme).

    Ne soyez pas surpris par lintervention, la place dAdimante,dune jeune fille que jai prnomme Amantha; il ma paru

    opportun douvrir quelque peu cet univers clos trophermtiquement masculin

    Platon 5. Le visible comme mtaphore du pensableDu Commun(isme), (508a-508c)

    - La vue a son sige dans les yeux., daccord ? La prsence dela couleur marque les objets visibles, daccord ? Si pourtant nesy rajoute pas un terme dun troisime genre, expressment

    destin ce que la perception visuelle existe, la vue ne verra

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    rien et les couleurs resteront invisibles. Ce terme est la lumire.Mais qui donc nous dispense cette lumire infiniment prcieuse? Qui donc est le matre parmi tous les Autres que le cieldissimule - de cette subtile mdiation grce laquelle cest aussiparfaitement que possible que la vue peut voir et que le visibleest vu ?

    - Vous ne seriez pas, dit Glauque, en train de nous parler dusoleil, rgent naturel du visible ?

    - videmment! Mais prenons garde la nature exacte du lienentre la vue et ce dieu-soleil. La vue en elle-mme nest pas

    identique au soleil, pas plus que ne lest son organe, que nousappelons lil. Cependant, si je peux mexprimer ainsi, lil estle plus solaire des organes des sens. On peut croire en effet quela puissance du voir est dispense par notre dieu-soleil quand ilenvoie dans lil une sorte de fluide lumineux, ce quon appellede nos jours une onde. On constate aussi que le soleil nest pasla vue, puisquil en est une des causes, mais que cependant lavue le voit.

    - Tout a est indiscutable. Et alors ?

    - Alors, le voil, ce fils du Vrai dont je vous annonais la venue! Cest le soleil, que la Vrit engendre comme son symboleprfr. Car la place quoccupe la Vrit dans le lieu ternel dupensable, au regard de la pense et de ce que la pense pense,est exactement la mme que celle du soleil dans le lieuempirique du visible, au regard de la vue et de ce que la vue

    voit.[]

    - Certes, certes, grommelle Amantha. Jimagine que vous alleznous proposer, entre le soleil et lide du Vrai, une analogie, ouune isomorphie , comme vous dites. Dun ct, la vue, levisible et le soleil. De lautre, la pense, le pensable et la Vrit.Mais je voudrais bien savoir comment elle fonctionneexactement, et dans le dtail, cette analogie.

    - Tu es bien impatiente, jeune fille!

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    - Et vous, pardonnez-moi de vous le dire, bien lent.

    - Ah ! sourit Socrate, ce que ton frre Platon appelle mes longsdtours ! Mais tu as raison. Coupons vers lanalogie, passons

    sans dsemparer de lindividu en tant quil voit au Sujet en tantquil pense. Quand un Sujet se tourne vers lclaircie rciproquede ltre et de la Vrit, il pense et il sait tout ce qui se tientdans cette claircie, il est lui-mme dans lclat de la pense.Quand, en revanche, il se tourne vers ce qui est mlangdombre, vers ce qui nest que gnration et corruption, vers lachaude vie immdiate plutt que vers ltoile prise aux rets ducalcul, il devient la proie des opinions inclaires, au point que,

    ballott en tous sens par ces opinions inconsistantes, on diraitque le pouvoir de penser labandonne et quil nest plus tant unSujet, quun animal humain aux abois.

    - Quel dsastre! spouvante Glauque.

    Nous commencerons la prochaine fois par lexamen de ce texte.Le problme est bien rsum par la jeune Amantha : Dunct, la vue, le visible et le soleil. De lautre, la pense, lepensable et la Vrit. Mais je voudrais bien savoir comment ellefonctionne exactement, et dans le dtail, cette analogie .Dautant plus que son oeil voit loin et quelle imagine que[Socrate va proposer ses jeunes auditeurs] entre le soleil etlide du Vrai, une analogie, ou une isomorphie . Mais y a-t-il rellement une symtrie entre ces deux suites de termes ?Comment situer la lumire par rapport au soleil ? Et lide duVrai, qui apparat comme non superposable la Vrit ?

    Ce que je pense, cest quil y a une foncire dissymtrie entreles deux suites comme il y en a une dans toutes les mtaphoresplatoniciennes dailleurs. Et que linterprtation courante qui, defait, tablit une isomorphie entre le soleil et lide du Vrai,tire le texte de Platon vers la recherche dune garantie detranscendance pour la Vrit (soit vers une interprtation onto-thologique, pour reprendre le lexique heideggrien,

    interprtation dont la lecture pascalienne [ Platon, pour

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    prparer au christianisme ] est lemblme). Ce que je voudraisvous montrer la prochaine fois, cest que, au rebours de cettelecture, il ny a pas dans le texte platonicien de diffrence entrele soleil et la lumire (ce qui peut aussi se dire : il ny a pas desoleil). Je vous suggre en attendant de lire le texte qui est, selonmoi, linterprtation dfinitive de ce passage de Platon, savoirles strophes 6, 7 et 8 de Prose pour Des Esseintes deMallarm[8].

    Oui, dans une le que lair charge

    De vue et non de visions

    Toute fleur stalait plus large

    Sans que nous en devisions

    Telles, immenses, que chacune

    Ordinairement se para

    Dun lucide contour, lacune

    Qui des jardins la spara.

    Gloire du long dsir, Ides

    Tout en moi sexaltait de voir

    La famille des irides

    Surgir ce nouveau devoir

    Vous pouvez mme voir la strophe suivante la jeune Amanthaexprimer ses rticences : Mais cette soeur sense et tendre / Neporta son regard plus loin / Que sourire

    9 AVRIL 2008Nous avions dit la dernire fois quil faut reconnatre dans la

    pense en tant que telle un lment intrinsque de violence.Nous en avions donn trois caractrisations (le triple de la

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    pense ) que je rappelle : une pense vivante est soustraite ausystme de nomination ordinaire (cest sa dimensiondinnommable) ; elle est soustraite aux opinions (dimension descandale) ; elle est indiffrente ce qui nest pas elle (elle est enparticulier indiffrente la morale, elle est au-del du bien etdu mal , pour reprendre lexpression de Nietzsche).

    Mais lacte de penser, cest aussi la proposition dune forme cequi de la pense est sa violence propre. Nous avions dit que pouravoir une pense complte, il fallait ce thme dun ordrepossible, dune organisation autre - ce thme, cet lment enplus, cest lide, ni plus ni moins. Ce nest bien entendu pas

    lavis de ceux qui sont tents par une interprtation de la choseque lon pourrait qualifier de gauchiste , i.e. ceux qui pensentque la rupture implique par le triple de la pense et saviolence suffisent et que lon na pas besoin dy ajouter lide. Alinverse, il y a la tentation droitire , qui est, quant elle,centre sur lide en tant que principe moralisateur, je diraismme tatisateur, ce qui revient considrer la forme commeune pure et simple domestication de la violence de la pense

    pour faire rentrer celle-ci dans le moule du vieux monde dontelle est sortie.

    Ce point est particulirement important dans le mondecontemporain, qui est pratiquement sans ide politique, parcontraste avec la longue squence immdiatement antrieure,qui avait commenc avec les Lumires et qui est dsormaisclose, et durant laquelle la politique se dployait dans lhorizon

    de la possibilit dune forme (ou, modulation significative, danslhorizon dune forme possible) que lon adhrt ou pas cettepolitique tant ici secondaire ; limportant cest quelle taitprsente lhorizon. La dshrence actuelle de lide politiquese donne dans divers symptmes : linstallation dans la banalitquivoque des vocables (on ne dcle aucune intensit dans lestermes de dmocratie , droits de lhomme etc. qui sont lessupports usuels du langage politique aujourdhui) ;

    lomniprsence du rgime des opinions conformistes ; lasoumission au culte de la morale, de la pit, de la compassion

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    Vous aurez repr, point par point, les opposs du triple dela pense que sont linnommable, le scandaleux et limmoral.Le conflit actuel est bien celui qui oppose limpratifdintgration ltat de choses contemporain (dont les maximessont : Vis sans ide ! et Espre quil ne se passe rien ! )au difficile travail de rsurrection de lide. Cest en serappelant quil y a dj eu dans le pass des momentshistoriques pendant lesquels lide tait malade (par exemple, enFrance, la priode qui a suivi lcrasement de la Commune deParis) quil faut aujourdhui tre attentif tout ce qui se prsentecomme innommable, scandaleux et immoral et ne pas hsiter yaller voir : car cest l que le travail de rsurrection de lide a

    des chances de seffectuer.

    *

    Bon, mais quest-ce au juste que lide ? Avons-nous une idede lide ? Platon semble nous dire que non : lide, chez lui,cest justement ce qui semble tre ce dont il ny a pas dide.Examinons ce point.

    Jai un peu modifi la traduction que javais propose ladernire fois de Rep VI, 509b. Cela donne ceci pour la premirephrase : Ce nest quautant quil est en vrit que leconnaissable peut tre dit connu dans son tre . Autrement dit :le connaissable nadvient tre connu dans son tre que sil estdispos dans la vrit. Cest un renversement par rapport laconception courante de la vrit o ce terme dsigne un rsultat; chez Platon, cest au contraire la vrit qui rend possible que leconnaissable advienne au savoir ( advienne tre connu dansson tre ). Cest en quelque sorte une anticipation du gesteheideggrien par lequel le non-voilement de la vrit (altheia)est antrieur [si on peut parler ainsi, mais parler dantcdenceest ici impropre] lexposition ( la vue) : la vrit, ce nest paslopration dun se dvoiler , elle dsigne ltre non-voilen soi et pour personne [Heidegger parle de lextrme pudeur qui retire la nudit de son exposition mme]. Ceci prpare lethme de la vrit comme processus.

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    La deuxime phrase peut tre traduite ainsi : Mais cest aussi la vrit quil doit, ce qui est plus difficile comprendre, sontre connu comme tel, ou ce qui de son tre sexpose la pense. Lexposition la pense du connaissable, le fait mme quilsoit disponible pour le savoir, affecte ltre mme duconnaissable. Ltre connu qui advient, cette deuximeproposition nous dit, et cest ce qui est plus difficile comprendre , quil est constitutif de la vrit. Ltre connu quiadvient alors ne se laisse penser que comme immanence auprocessus de vrit. On peut dire aussi que vrit est le nommme de lexposition la pense.

    Cependant la vrit, elle, nest pas de lordre de ce quisexpose la pense (troisime phrase). Javais dit la dernirefois, commentant ce point, que la vrit est le point limite dunprocessus dont elle nest jamais un des termes. Elle en est larelve, se voyant ainsi confrer une fonction hirarchiquementsuprieure (elle est antrieure au savoir) et dune puissancesans gale (car la puissance de la vrit englobe une multitudede savoirs) . Ce principe hirarchiquement suprieur ,

    Platon le nomme lide du Bien (terme que, pour ma part, jaipropos de traduire par ide du Vrai ou Vrit). Lide du Bien(la Vrit) ne peut pas tomber sous sa propre juridiction.Lexposition la pense nest, elle-mme, pas expose. Ce quise dit aussi : il ny a pas de vrit de la vrit[9].

    Y a-t-il donc un ordre propre auquel appartient lide du Bien ?Quel en est le type dtre ? Selon une premire hypothse, ce

    type dtre singulier est spcifi de faon rester conforme auxexigences du principe : il ny en a pas de savoir, ni de vrit,mais il est tel qu la fois savoir et vrit en procdent. Nousavons l la porte ouverte vers ce qui sera, pendant des sicles,linterprtation thologique de Platon, avec lhypostasie duprincipe sous la forme de lUn. Cest en particulier le point dedpart de toute la tradition noplatonicienne et, au-del, de lathologie ngative. Plotin a rsum ce point nodal en une

    formule, en dclarant que lide du Bien introduite par LaRpublique concidait avec lUn dont traite le Parmnide. Je

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    rappelle que la principale caractristique de lUn, tablie auterme de ce dialogue dont la densit des ramifications estlgendaire, est quil est impossible den dire quoi que ce soit deconsistant sauf, prcisment, quil est un : cet Un paradoxal(selon lexpression de Christian Jambet) introduisait donc lavoie dune transcendance ngative, accessible du seul biaisdune exprience ineffable de nature mystique. Le refuscontemporain de Platon, cest en dfinitive le refus de cettehypothse thologique, le refus dune hypothse qui admet unpoint o le rel vient dfaillir, en raison dune connexion, ence point mme, son principe. Mais cette hypothseinterprtative de Platon, nul nest contraint, cest du moins la

    position que je soutiens. Il nest pas ncessaire que la Vrit soitidentifie lUn ds lors que lon renonce lui confrer un trequi soit dispos dans le champ du connatre.

    Supposons alors, pour viter le repli sur lUn, que le principeque nous cherchons soit un lment (un lment au sens o lesont leau, lair ). Cet lment nest pas contraint tre un sinous pensons que la vrit est un processus multiple. La vrit,

    vous le savez, est un type de multiple que dans mon lexiquejappelle gnrique ; nous pouvons penser que, de ce type demultiple, il y en a une multiplicit autrement dit : il y a desvrits.

    Quant Platon, il introduit, propos de lide du Bien, safameuse mtaphore lumineuse . Il tablit une suitecomprenant la vue, les objets visibles et un terme dun

    troisime genre , faute duquel la vue ne verra rien et lescouleurs resteront invisibles . Ce terme est la lumire. On peutdire quil sagit dun geste non kantien : Kant serait en effetparti du face face entre la vue et les objets visibles et lauraitrsolu par la monstration des formes a priori dun sujetconstituant.

    Mais Platon ne sarrte pas l : Qui donc nous dispense cettelumire infiniment prcieuse ? se demande Socrate. Questionlgitime; il faut nanmoins insister sur le fait que la recherche

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    dun support pour le troisime terme est ici une questionextrinsque. Socrate demande alors ses jeunes interlocuteurs(ou il feint de leur demander) : Qui donc est le matre parmitous les Autres que le ciel dissimule ? [je signale que Autre est la traduction que je propose pour le mot theos]. Glauque netarde pas comprendre que cest - videmment - du soleilque Socrate est en train de parler. Mais un glissement (dont jevous avais dit quil avait t subodor par la jeune Amantha) seproduit avec le passage de la mtaphore de la lumire, qui traitele principe comme un lment et qui, ce titre, peut treconsidre comme une mtaphore de type matrialiste lamtaphore du soleil qui, dcisivement, opre un repli de la

    lumire sur lUn.

    Il ne fait pas de doute que Platon, avec le soleil, a trouv ce quilcherchait : un support stable pour son troisime terme. Ce nestpas la voie que jemprunte, quant moi : ce support, dans monsystme, nest pas quelque chose qui est, mais quelque chose quiarrive je lui donne, vous le savez, le nom dvnement. Sittapparu, lvnement a dj disparu; aboli (comme le bibelot

    mallarmen) dans la soudainet de sa disparition, il est un pursurgissement, que nous ne pouvons reprer que par sesconsquences. La mtaphore de lclair me paraissantspcialement approprie son sujet, je propose un amendement Platon en affirmant que ce qui nous dispense la lumire, cenest pas le soleil, mais lclair (ou plutt : les clairs).

    14 MAI 2008

    Rcapitulation en sept points de ce qui a t avanc lors desdeux dernires sances et qui gravite autour de la question : Quest-ce que lide ?

    1) Quest-ce que penser ?

    Non pas : quest-ce que la pense ? Mais : quest-ce que pensercomme acte, comme processus, quest-ce que penser commeverbe ? La rponse de Platon cette question est : penser, cest

    fixer un ordre possible, ou une forme possible (forme au sens de

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    leidos) pour que sy dploie, comme acte durable, la violencede la pense. Dans lacte de penser, il sagit donc de laconjonction, toujours singulire, dune forme et dune violence :penser, cest donner forme la rupture. Cest le point o estdsigne la discontinuit du penser par rapport au rgime delopinion.

    Prenons la rvolution qui, sous les noms de Copernic et deGalile, a boulevers au 16-17me sicle le systme desreprsentations dominantes. Il y avait l une violenceextraordinaire qui, dune certaine faon, opre encore vis--visde nous aujourdhui; le savoir galilo-copernicien, de fait, na

    organis aucune subjectivit qui lui corresponde, y comprisjusqu nos jours : notre vie est rythme par la succession desjours et des nuits, du soleil qui se lve et qui se couche, nous croyons toujours (de faon ant-prdicative, dirait Husserl)que le soleil tourne autour de la terre : notre mre la Terre esten ralit immobile (Husserl). Cest ce point de discontinuitentre les reprsentations et le savoir qui est anticip par Platon etce raison de la condition mathmatique de sa pense.

    On retrouve aussi ce point en politique : toute rupture en cedomaine avec lopinion, i.e. en dfinitive toute rupture avec lagestion des affaires et avec la loi des intrts, se donne dans unformalisme sophistiqu et novateur. Il est courant aujourdhui deparler de la violence aveugle de la politique rvolutionnaire.Je ne pense pas que le problme soit l, mais bien dans lautreterme de la pense politique, soit dans llment formel : ce qui

    a pos problme cest que le formalisme accompagnant laviolence de la rupture ntait pas assez sophistiqu; ou encore, sivous voulez, la complexit des formes qui aurait du tre lahauteur de la rupture na pas t trouve. Le dficit portait enralit principalement sur lintellectualit de la politique; et cedficit ne saurait tre compens par la seule limitation de laviolence (i.e. en tant plus gentil).

    2) Quest-ce que lide ?

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    Lide est prcisment la forme trouve ce qui est dans ladiscontinuit, la forme trouve la violence (de la pense). Onpourrait le dire de faon triviale : le problme, cest davoir uneide Pour Platon, il sagit l de quelque chosedextraordinairement difficile. Les ides sont tellement difficiles trouver que, selon lui, si nous les connaissons cest parcequelles sont dj l (cest sa thorie de la rminiscence, surlaquelle nous reviendrons).

    3) Quest-ce que la vrit ?

    Cest selon un processus que, de faon immanente la violence

    de la pense, stablit lide comme sa forme. Vrit est le nomde ce processus. A ce titre, la vrit nest pas un tre, cest pluttllment de la pense (lment au sens o le sont lair, leau).

    4) Dans ces conditions, la connaissance est rendue possible parla vrit - et non pas linverse comme dans la conceptioncourante : la vrit nest pas le rsultat dun se dvoiler , oule produit dune adquation entre la chose et sareprsentation. La vrit pour Platon est la pr-condition detoute connaissance.

    5) Pour autant que ltre lui-mme (du connaissable) est prisdans la possibilit dune forme, elle-mme immanente laviolence de la pense, i.e. pour autant que ltre du connaissableest expos la pense, il est en vrit. Ltre mme duconnaissable ne se laisse penser que comme immanence au

    processus de vrit. Ce qui vient en vrit cest ltre lui-mme.

    6) Il ny a pas, dans ces conditions, de vrit de la vrit. Sivrit est le nom mme du processus dexposition la pense,cela veut dire que lexposition la pense nest, elle-mme, pasexpose.

    7) Le point aportique.

  • 7/30/2019 Alain Badiou Platon

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    Il semble que pour Platon, il y a, nanmoins, quelque chosecomme une ide de lide (i.e. ce par quoi il y a idalit delide). Il la nomme ide du Bien. Platon semble avoir trouv unpoint dtre fixe qui garantit le dispositif densemble du moinsdans ce passage fameux de La Rpublique que je vous aicomment (mais il ny a pas dautre endroit dans le texteplatonicien auquel on puisse le confronter). Jai dit la dernirefois que cest en ce point, qui est la source de linterprtationthologique de Platon, que nous devons marquer un cart parrapport lui. Platon ne veut pas entirement lcher la questionde lUn : la corrlation pour lui es